Garnier : Pour le retour d'une pensée critique radicale de l'urbain



MURAKAMI à Versailles, 2010


Jean-Pierre Garnier

Voies et moyens 
pour le retour d’une 
pensée critique « radicale » de l’urbain

Conférence de Madrid | Mars 2011


Le 8 mars 2011, Jean-Pierre Garnier était à Madrid, où il prenait la parole dans le cadre des Journées de la Fondation de recherches madrilènes [1] (thème de ces journées : « Ville et reproduction sociale : comment en sortir ? »). Voici le texte de son intervention.

Je prendrai comme point de départ le motif central de ces journées : la perte dont la gauche a souffert dans sa capacité à réfléchir sur la dimension de classe de l’urbanisation contemporaine, et ce que cela implique sur les terrains théoriques et politiques. Mon propos traitera des voies et des moyens d’une renaissance de la pensée critique « radicale » à propos de la ville. Et ceci parce que, pour nous, c’est-à-dire pour les gens qui n’ont pas renoncé aux idéaux d’une transformation sociale autre que celle imposée par l’évolution du capitalisme [2], la recherche urbaine se trouve à la croisée des chemins. L’alternative est claire : nouveau cours ou alignement ?



Pour commencer, il faut revenir aux causes de ce que nous pouvons appeler une « dépolitisation » des problématiques au cours des années 80-90 du siècle dernier. Je proposerai quelques hypothèses et analyses sur cette évolution — ou plutôt sur cette involution — idéologique dans le champ de la recherche urbaine, un phénomène qui n’est pas exclusif de l’Espagne, et qui a caractérisé l’ensemble des pays du sud de l’Europe, la France en premier lieu. J’ai traité spécifiquement de cette affaire dans le chapitre d’un livre publié en espagnol en 2006 aux éditions Virus [3]. Mais ce que je pensais et écrivais à ce moment-là ne me paraît plus tout aussi valable aujourd’hui. Non pour ce qui est des causes du succès puis de l’éclipse de la pensée critique sur l’urbain, mais en ce qui concerne la perspective assez pessimiste où s’inscrivait mon interprétation. En effet, depuis quelques années, au moins en France, on observe un début de réveil de cette pensée, en particulier dans le domaine de la géographie urbaine et, dans une moindre mesure, dans celui de la sociologie urbaine. Il s’agit d’un réveil encore timide, sans échos dans les institutions qui forment les architectes et les urbanistes. Il n’a pas non plus encore donné naissance à un courant critique nouveau au sein des disciplines mentionnées, même si la thématique ambiguë de la « justice spatiale » gagne en influence dans la géographie urbaine. À cela, il faut ajouter qu’aucun penseur anticonformiste de haut niveau n’a émergé en France au point de s’imposer dans le champs scientifique, même local.


Cependant, ce réveil embryonnaire est évident. Il se manifeste principalement au travers de la découverte ou de la redécouverte de deux auteurs marxistes, l’un importé, le géographe anglais David Harvey, et l’autre exhumé, le sociologue français Henri Lefebvre. Du premier, des livres et des articles ont commencé à être traduits en français ; du second, on réédite peu à peu des morceaux de son œuvre. Et, bien qu’ils soient encore minoritaires parmi les nouvelles générations, des professeurs et des chercheurs sont de plus en plus nombreux à trouver dans ces écrits une source d’inspiration, à tel point que des collègues plus âgés qui avaient abandonné depuis longtemps leurs positions « contestataires » de jeunesse, et même des réformistes ou des réformateurs de toujours qui n’avaient jamais partagé ces idéaux, se mettent maintenant à « prendre le train en marche » pour ne pas paraître « dépassés », qualificatif disqualifiant qu’eux-mêmes avaient précisément l’habitude d’accoler jusqu’à ’il y a peu aux approches matérialistes et progressistes du phénomène urbain.


Pourtant, cette « récupération » ne va pas sans déformations et tentatives de neutralisation, comme le montrent, par exemple, les confusions (pour ne pas dire les falsifications) dont fait l’objet, comme nous le verrons, le concept de « droit à la ville », ou encore celui d’« autogestion territoriale », remplacé une « démocratie participative » qui n’en est qu’une version édulcorée et mystificatrice. Comment, dès lors, renouer avec l’héritage de la pensée critique ? Comment le compléter, l’adapter, l’actualiser et l’approfondir, afin qu’il nous aide à nous opposer de manière décidée et efficace à l’urbanisation capitaliste ?


La question en appelle une autre : comment renouer le contact avec les mouvements sociaux ? Car le combat à mener contre l’urbanisation capitaliste n’est pas seulement d’ordre théorique. Son efficacité pratique dépend de la capacité des chercheurs, des enseignants et des professionnels progressistes de l’urbanisme à articuler leur réflexion à un engagement auprès des habitants qui résistent ou revendiquent, pour que la transformation des villes ne se fasse pas à leur détriment. Un rapprochement d’autant plus nécessaire que la crise actuelle du capitalisme, qui risque non seulement de durer mais aussi de s’aggraver, ne peut que rendre plus aiguë la crise urbaine. Ce sera la dernière partie de mon intervention.


De l’effervescence à l’évanescence

Les plus anciens ici, dont je fais partie, se souviennent peut-être de ces années fastes, intenses mais brèves (1967-1975), où la réflexion savante sur la ville et, au-delà, sur la société avait connu un net tournant vers la gauche sous l’influence, principalement, d’une sociologie que l’on appelait « critique » et qui venait de France. Sous le label flatteur d’École française de sociologie urbaine, la théorisation marxiste de la ville avait essaimé en Europe et en Amérique latine. Deux noms symbolisaient ce tournant : l’un français, Henri Lefebvre, l’autre espagnol ou plutôt catalan, Manuel Castells. Avec deux ouvrages de référence : Le Droit à la ville et La Question urbaine [4]. Ces deux auteurs, suivis de nombreux autres, se réclamaient de la pensée de Marx, le premier en la combinant avec les apports du situationnisme, le second dans une version « structuraliste » sous influence althusserienne. Si le manifeste lefebvrien sur « le droit à la ville » marqua avec éclat l’ouverture d’un nouveau front idéologique dans la lutte anticapitaliste, le courant castellien donna lieu à une abondante production scientifique — ou présentée comme telle — dans le champ de la recherche urbaine. Signalons en outre, pour compléter le tableau, l’apparition d’un groupe de chercheurs d’obédience foucaldienne, attachés à mettre en évidence le contrôle et le conditionnement des citadins par les « équipements du pouvoir », c’est-à-dire les appareils de l’État dit « social » (ou « Providence »). À quels facteurs attribuer cette floraison soudaine d’une pensée critique de l’urbain, « radicale » avant la lettre, sur le sol français ?

Le premier est évidemment la conjoncture politique particulièrement agitée propre à la France, même si une situation analogue se dessinait en Italie avant que l’Espagne puis le Portugal ne soient gagnés à leur tour, à des degrés moindres, par la contamination « gauchiste ». Un terme caractérisait et résumait cette effervescence qui se manifestait aussi bien dans les esprits que dans la rue : la « contestation » de l’ordre établi. De fait, si « la ville » devenait à son tour à la fois le lieu et l’enjeu de la lutte des classes pour les chercheurs marxistes, ou d’un « nouveau mouvement social » qualifiée d’« urbain » pour le distinguer du mouvement ouvrier, selon une sociologie d’inspiration tourainienne, c’était dans un contexte socio-historique particulier. Celui où l’urbanisation et, plus exactement, l’urbanisme, alors placé sous la houlette d’un État interventionniste et planificateur dont la politique urbaine apparaissait directement soumise au capitalisme industriel et bancaire en voie de concentration, suscitaient de plus en plus de refus et de résistance parmi les couches populaires et même parmi cette fraction moderniste des classes moyennes que le sociologue Pierre Bourdieu et ses émules nommeront « nouvelle petite bourgeoisie ». Mouvements revendicatifs et mobilisations d’habitants se succédaient pour protester contre la « crise du logement », la « spéculation immobilière », la « rénovation-déportation », le « manque d’équipements collectifs », la « destruction de l’environnement », etc. Aux yeux des chercheurs et des militants « contestataires », la « voie démocratique vers le socialisme », combinant la démocratie directe et la démocratie représentative, était toute tracée : articuler au mouvement ouvrier les « luttes urbaines » qui avaient l’avantage d’être pluriclassistes et d’impliquer de larges fractions de la population, par ailleurs inorganisées et dépolitisées. Cette stratégie où les « contre-pouvoirs populaires », relayés par les partis de gauche, mettraient fin à la domination de la bourgeoise sur la ville et, au-delà, sur la société entière, exigeait bien sûr « une théorie révolutionnaire et scientifique de l’urbain » [5] que seuls les chercheurs progressistes étaient en mesure d’élaborer.


Il se trouve cependant, qu’en attendant de jouer les conseillers du peuple, nombre de ces chercheurs s’activaient parallèlement, sinon à conseiller le Prince, c’est-à-dire les dirigeants de droite en place, sur l’action à mener pour juguler la « crise urbaine », du moins à l’éclairer sur l’origine complexe de ladite crise. Un autre facteur, en effet, qui pourrait apparaître paradoxal au premier abord, favorisa l’essor de ces travaux scientifiques à tonalité critique sur l’urbanisation capitaliste : le soutien institutionnel et financier de l’État. Alors que les gouvernements de l’époque menaient une politique urbanistique dirigiste et ségrégative qui se heurtait à une opposition croissante des habitants qui la subissaient, ce sera l’État lui-même, par le biais de certains de ses organes et de ses hauts fonctionnaires, qui va impulser une recherche orientée vers la « déconstruction » théorique et analytique de cette politique. C’est ainsi que les rapports seront commandés aux représentants les plus en vue de la sociologie critique, auxquels se joindront quelques géographes et anthropologues, que des colloques seront mis sur pied et des publications subventionnées par les pouvoirs publics pour faire connaître les produits d’études ou de débats portant sur des thématiques directement issues des luttes qui se déroulaient parallèlement sur le terrain. Comment interpréter ce paradoxe ?


En réalité, ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe obéissait à une logique classique à laquelle les secteurs les plus lucides des classes dirigeantes ont recours dans les situations de crise : celle de « l’intérêt bien compris ». Confrontés à des contradictions « urbaines » qui venaient s’ajouter à bien d’autres, les gouvernants de l’époque devaient d’abord, pour les surmonter, essayer de les comprendre. Ce dont étaient incapables les experts en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme dont ils s’étaient entourés jusqu’alors, en majorité des ingénieurs et des géographes imprégnés d’une vision positiviste et fonctionnaliste de l’organisation et de l’usage de l’espace. Qui mieux, dès lors, que de jeunes chercheurs « contestataires », frais émoulus d’une université récemment « démocratisée » et secouée par les turbulences soixante-huitardes, pouvait disséquer les « problèmes urbains » auxquels les « décideurs », c’est-à-dire les technocrates, devaient faire face, déconcertés par les « effets pervers » d’une politique urbaine dont le caractère politique, autrement dit de classe, leur échappait complètement ? Reste à savoir pourquoi ces chercheurs acceptèrent aussi facilement de mettre des recherches effectuées « à la lumière du marxisme » ou de ses succédanés au service d’un « capitalisme monopoliste d’État » dont ils ne cessaient simultanément de dénoncer l’impact nocif sur l’évolution du monde urbain.

Cette collusion a priori surprenante entre des nouveaux diplômés en « sciences de la ville », affichant des positions anti-capitalistes, et les administrateurs ou ingénieurs étatiques, chargés de « réguler » les contradictions - baptisées « dysfonctionnements » - de l’urbanisation du capital, trouve une explication assez simple à comprendre, mais difficile à admettre par les « intéressés ». Elle réside dans l’appartenance de classe de ceux qui, au cours de ces années folles d’un nouveau style, se voulaient «contestataires», voire révolutionnaires.


Dans une histoire de la sociologie urbaine française de la période 1965-1995, un sociologue résume de quelle « rencontre » l’essor éphémère d’une pensée critique à propos de l’urbanisation capitaliste fut le fruit : « d’un côté, des hauts fonctionnaires empêtrés dans les contradictions de la planification urbaine, et, de l’autre, de nouvelles cohortes d’universitaires dont l’impétuosité critique est stimulée par la disparité entre les espérances et chances de carrière intellectuelle » [6]. Entre le désir d’ascension professionnelle et de reconnaissance sociale des seconds et le besoin des premiers d’acquérir quelques clefs d’interprétation pour reprendre la main sur les processus urbains, le marxisme va fournir un terrain d’entente. Comme le note le sociologue cité, la sociologie critique fut, pour les nouveaux venus sur la scène académique, « un viatique pour prendre place dans les jeux de langage sur le changement social. Les tourments de la technocratie [leur] offrent débouchés professionnels et terrains d’exercice ». Cette liaison institutionnelle des chercheurs français avec un « État bourgeois », qu’ils fustigeaient par ailleurs, conduira un de leurs confrères à poser sur le mode ironique une question pour y répondre immédiatement : « Contre l’État, les sociologues ? Oui. Tout contre » [7]. Une réponse qui oblige à aborder une autre question : celle du rapport ambigu de la fraction de classe à laquelle appartiennent les chercheurs et les enseignants universitaires, à savoir la petite bourgeoisie intellectuelle (PBI), avec la classe dominante via l’État. C’est ce rapport qui explique en grande partie le succès puis l’éclipse de la pensée critique « radicale » sur l’urbain [8]. Et, au-delà, les incertitudes idéologiques et politiques qui marquent aujourd’hui sa renaissance.


Préposée aux tâches de médiation (conception, organisation, contrôle, inculcation) par la division sociale du travail dans les sociétés capitalistes avancées, la PBI n’est pas seulement une classe moyenne ou médiane, mais, avant tout une classe médiatrice indispensable à la reproduction des rapports de production capitalistes, en tant que relais entre la bourgeoisie privée ou publique, à qui sont dévolues les fonctions de direction, et le prolétariat, ouvrier ou employé, voué aux tâches d’exécution. Sans entrer dans le détail de la restructuration des alliances de classes qui vont permettre à la bourgeoisie dans les pays du sud européen de renouveler, au cours des années 70, le bloc au pouvoir qui garantira le maintien de son hégémonie, on peut reprendre une formulation du sociologue Pierre Bourdieu à propos de ce qu’il en est advenu pour la PBI : passer du statut de « fraction dominante des classes dominées » à celui de « fraction dominée des classes dominantes ». Dans la phase précédant ce basculement, les effectifs, le rôle et l’influence de la PBI n’avaient cessé de croître au fur et à mesure de la « modernisation » du capitalisme, alors que son ascension politique restait bloquée par le système de pouvoir en place : régime autoritaire en France, dominance chrétienne-démocrate réactionnaire en Italie, dictatures en Espagne et au Portugal. D’où une frustration parmi les néo-petits bourgeois qui va entraîner, chez les plus ambitieux et les plus dynamiques, qui sont aussi ceux dotés d’un capital scolaire conséquent, une radicalisation idéologique qui ira bien au-delà des possibilités historiques normalement offertes à cette fraction de classe dans un pays capitaliste développé : celle d’accéder au pouvoir, par le biais de partis sociaux-démocrates ou travailliste, en tant que classe régnante, mais non comme classe dirigeante [9]. En France, cette radicalisation la conduira à s’opposer non seulement au gouvernement gaulliste, mais aussi au régime de la Ve république et même, pour la frange la plus radicalisée, au capitalisme. Ce fut là la raison principale du succès auprès des intellectuels néo-petits-bourgeois d’un marxisme déstalinisé qu’ils s’emploieront à rénover...


Ce succès va être d’assez courte durée. Le coup de semonce des « événements » de mai 68, que l’on peut analyser comme l’insurrection d’une nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle avide de mettre « l’imagination au pouvoir », c’est-à-dire elle-même, va convaincre les gouvernants de droite les plus éclairés d’intégrer au plus vite les chefs de file de la « contestation » dans l’appareil d’État. C’est ainsi que, sous les auspices de la « nouvelle société » promue par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, puis du « libéralisme avancé » giscardien, les institutions culturelles et celles de l’université et de la recherche en sciences sociales vont s’ouvrir largement aux ténors du discours critique. La création de l’université de Paris VIII dans le bois de Vincennes comme bastion de la subversion subventionnée offre un bon exemple de cette « récupération », anathème qui disparaîtra significativement du vocabulaire lorsque le processus qu’il désigne sera achevé. Comme me l’avait confié à ce propos le président de la République, Georges Pompidou, lors d’un entretien privé : « Avec M. Edgar Faure [ministre de l’Éducation à l’époque], nous nous étions convenu d’offrir à tous ces agités une cour de récréation. Ils feront la révolution dans les salles de cours, et nous aurons ainsi la paix dans la rue. » Ce qui s’est effectivement passé.


Devenus des nouveaux mandarins dans leur discipline, les enseignants-chercheurs qui rêvaient d’un bouleversement de l’ordre social ne tarderont pas à abandonner leurs velléités « révolutionnaires », dans le champ urbain comme ailleurs, pour un réformisme de plus en plus modéré. Une évolution renforcée par la conquête du pouvoir local par la gauche institutionnelle dans des villes importantes lors des élections de 1977 - la « vague rose » - avec un slogan lefebvrien pour mobiliser les électeurs : « Changer la ville pour changer la vie ». Une évolution qui se parachèvera au début de la décennie suivante lorsque les caciques du PS, secondés par ceux du PCF et du Mouvement radical de gauche, seront parvenus à la tête de l’État.


Pourtant, au milieu des années 70, le contexte socio-économique aurait pu s’avérer propice à un renforcement du courant critique dans les sciences sociales.

D’une part, la fin des « Trente glorieuses », c’est-à-dire des trois décennies de l’après-guerre d’élévation générale du niveau de vie et de réduction des inégalités, aggrave les tensions sociales. Chômage, précarité, pauvreté, désindustrialisation, politique économique d’« austérité »… Autant de manifestations d’une « crise » du capitalisme, qui n’étaient en fait que les effets de la mise en place d’un nouvel modèle d’accumulation fondé sur quatre principes : technologisation, transnationalisation, flexibilisation et financiarisation.

D’autre part, l’afflux d’enseignants et d’étudiants d’origine populaire provoqué par la réforme de l’université, entreprise pour que les « événements de Mai 68 ne se reproduisent pas, fournissait un terreau sociologique a priori favorable à une radicalisation idéologique dans les matières enseignées. Mais si les conditions objectives, comme auraient dit les marxistes traditionnels, favorables à une telle radicalisation étaient réunies, il n’en allait pas de même pour les conditions subjectives. Pour les raisons indiquées plus haut, le « sujet historique » d’une reprise éventuelle de la lutte idéologique anticapitaliste sur le front urbain, à savoir la « nouvelle vague » des diplômés séduits par le marxisme, s’était beaucoup assagi, au fur et à mesure de la progression de ses représentants dans les institutions d’enseignement et de recherche.


Certes, la signature laborieuse d’un « Programme commun » par les partis de gauche dans la perspective de l’élection présidentielle incita les enseignants-chercheurs inscrits au PCF ou proche de lui à redoubler d’efforts pour « marxiser » la réflexion sur l’urbanisation et l’urbanisme. Des nombreux ouvrages, articles et colloques écrits ou organisés à leur initiative - toujours avec l’aide de l’État -, il ressortait que la « ville capitaliste » était « en crise », une crise urbaine qui renvoyait à la crise du « capitalisme monopoliste d’État », concept à la mode dans les rangs du Parti communiste. Pour la résoudre, une seule solution, non pas, bien sûr, « la révolution », comme le préconisaient encore les groupes gauchistes sur le déclin, mais une « démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme ». L’arrivée au pouvoir de la coalition de gauche allait néanmoins dissiper rapidement l’illusion d’une « transition graduelle et pacifique » de la France vers le socialisme. Au bout de deux ans à peine d’exercice de ce pouvoir, l’« union de la gauche » se défaisait pour ouvrir la voie à un néo-libéralisme désormais sans contrepoids politique pour en réfréner les excès. Les marxistes de la chaire à la dérive rentrèrent dans le rang, sacrifiant sans états d’âme aux impératifs et aux normes de la scientificité académique. Remisés dans le grenier à chimères, les « projets de société » laissèrent la place aux plans de carrière.


Il faut dire que le ralliement « réaliste » des gouvernants « socialistes » à l’« économie de marché » - on ne parle plus de « capitalisme » - au cours des années 80 a profondément modifié l’état d’esprit du « peuple » dont les chercheurs progressistes s’étaient affirmé solidaires. La succession d’« alternances » politiciennes sans alternative politique a provoqué chez celui-ci des réactions que deux mots suffisent à résumer : désenchantement et démobilisation. À cela s’ajouta l’effondrement des régimes qualifiés à tort de « communistes » et la conversion des ex-nomenklaturistes privilégiés du capitalisme d’État en « oligarques » fortunés du capitalisme privatisé, pour achever de convaincre la plupart des gens que ce mode de production est effectivement l’horizon indépassable de notre temps et de ceux à venir.

Il n’était donc plus question de remettre en cause les structures socio-économiques de production de l’espace et d’« articuler les problèmes du “ cadre de vie ” aux contradictions du système qui les engendre ». Laissée à elle même, c’est-à-dire à ses déterminations de classe, la PBI remplira dès lors sans rechigner les fonctions que celles-ci lui assignent. Pour ce qui est des chercheurs en sciences sociales, concevoir des théorisations ad-hoc pour transformer et traiter les questions que se posent les décideurs en « questionnements scientifiques », et, pour les enseignants de l’université, qui sont aussi parfois les mêmes, inculquer aux étudiants les résultats de ces cogitations.


Déjà à la peine à la fin des années 70, la pensée critique radicale sur l’urbain a donc rapidement fini par tomber en panne jusqu’à la fin du siècle, et même au-delà. Le climat intellectuel des années 60 et du début des années 70, où l’engagement dans les sciences sociales, porté bien au-delà des enjeux universitaires par la conviction que le changement du monde était l’enjeu principal, a fait place au cours des années 80 et 90 à une toute autre ambiance. Les transfuges du radicalisme militant de jadis ne seront pas les derniers à répudier les « grands systèmes explicatifs totalisants » - donc totalitaires - d’un monde à transformer pour se replier sur les « petits récits » minimalistes alimentés par une approche individualiste et interactionniste des « mutations urbaines », sans référence aucune, sinon sur un mode allusif, aux nouvelles modalités de l’accumulation du capital.


C’est ainsi que la tonalité critique de la recherche urbaine à l’égard du capitalisme s’est peu à peu effacée au profit d’une appréhension soi-disant « désidéologisée » des phénomènes socio-spatiaux, dont la neutralité postulée garantirait la « scientificité ». Comme si les débats sur les « problèmes urbains » ne mêlaient pas de manière inextricable science et idéologie (ne serait-ce que dans le choix des notions ou des concepts utilisés), et comme si les sciences sociales n’étaient pas imprégnées de présupposés, voire de préjugés d’ordre éthique, philosophique ou politique ! Signe des temps nouveaux « post-modernes » identifiés à l’« après-socialisme  » par une intelligentsia vassalisée, cet alibi de la scientificité a été, en fait, remis à l’honneur comme arme de dissuasion contre les points de vue non conformes à cette « pensée tiède » qui, selon l’historien marxiste anglais Perry Anderson, avait fini par asphyxier la vie intellectuelle française au moment où le vingtième siècle arrivait lui-même à son terme [10].

Reviviscence ?

Il était permis de penser, dans ces conditions, que l’atonie où s’était enlisée la réflexion critique sur l’évolution de la « société urbaine » allait persister au siècle suivant. Pourtant, depuis le milieu des années 2000, un frémissement de la pensée critique radicale commence à se faire sentir dans les sciences sociales françaises, en particulier dans la recherche urbaine. Effet de la prolongation et de l’aggravation de la crise structurelle du capitalisme ? De la montée d’un mouvement « altermondialiste » ? Du réveil tardif d’un « esprit de sédition » longtemps considérée, à tort ou à raison, comme propre à la mentalité du peuple français ? D’un changement de génération ? De l’ennui et la fatigue d’avoir à lire ou à entendre depuis plus de deux décennies les mêmes âneries pseudo-savantes ? Toujours est-il que les signes se sont multipliés dernièrement, laissant espérer que le monde universitaire soit en passe de sortir de sa léthargie politique, notamment parmi les géographes et les sociologues urbains.


Certes, la rébellion récurrente dans les zones de relégation urbaine, en France, dès la fin des années 70, d’une partie de la progéniture masculine des familles pauvres d’origine immigrée qui y sont parquées avait fini, une vingtaine d’années plus tard, par inciter certains chercheurs à établir un lien entre les soi-disant « violences urbaines » auxquelles se livraient ces jeunes gens, et la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse, autrement dit la violence sociale inhérente à un capitalisme redevenu « sauvage ». Mais ces chercheurs minoritaires demeuraient isolés, la majorité de leurs confrères préférant disserter sans fin sur ce qu’ils persistaient à présenter comme un « problème urbain » dont la solution résiderait dans on ne sait quelle « politique de la ville », alors qu’il n’était et ne reste qu’une manifestation spatiale nouvelle de l’ancienne mais toujours actuelle « question sociale », moins résolue que jamais.


Il semble néanmoins que le refus d’imputer les problèmes urbains au mode de spatialisation capitaliste ne fasse plus l’unanimité aujourd’hui. En témoigne, comme je l’ai signalé, le recours de plus en plus fréquent à des théorisations d’inspiration marxistes. Symptomatique à cet égard est le fait que le sociologue Henri Lefebvre soit tiré de l’oubli où il était tombé depuis une bonne vingtaine d’années parmi des chercheurs et penseurs qui ne juraient que par lui dans leur jeunesse avant de faire comme s’il n’avait jamais existé. Voici que maintenant son œuvre est peu à peu rééditée. Livres et articles permettent de redécouvrir sa pensée de l’urbain. Des colloques et des séminaires lui sont consacrés. Le pape de la géographie « radicale » made in USA, David Harvey, presque inconnu — ou volontairement méconnu — en France, y compris par la majorité des géographes urbains « de gauche », se voit traduit depuis peu. De jeunes enseignants n’hésitent à se référer à lui dans leurs cours, et des chercheurs français puisent dans ses analyses pour entreprendre l’étude critique de tel ou tel aspect de l’urbanisation capitaliste (gentrification, privatisation des espaces publics, relégation résidentielle, exode urbain des classes populaires, inégalités territoriales, etc.). D’une manière générale, dans certains travaux sur l’évolution récente et actuelle des villes, les thématiques choisies, les problématiques formulées pour les aborder, les méthodologies et les concepts utilisés pour les traiter reflètent une prise de conscience claire de la dimension de classe des phénomènes urbains.


Toutefois, ces retrouvailles encore embryonnaires avec la pensée critique sur l’urbain ne sont pas exemptes de déformations et d’adultérations. C’est le cas, en particulier, de la récupération opportuniste de certains concepts à visée critique, qui donne lieu à des interprétations les vidant de leur portée subversive originelle, à commencer par le fameux « droit à la ville », forgé par Henri Lefebvre et approfondi par David Harvey.

Pour certains, ce droit se limite souvent à celui octroyé par les classes possédantes, qui se sont approprié l’espace urbain comme le reste, aux dépossédés, c’est-à-dire aux citadins appartenant aux classes populaires, de jouir des aménités de la ville telle que le capitalisme la produit et la fait fonctionner, et non plus un droit arraché par les couches populaires pour faire de la ville quelque chose de radicalement différent de l’existante. Tantôt ce droit du peuple à « exercer un pouvoir collectif pour remodeler les processus d’urbanisation et ainsi reconfigurer la ville conformément à ses besoins et ses désirs », comme le rappelait récemment David Harvey, est réduit par quelque architecte de Cour à l’impératif de « rendre la ville belle pour tous, que l’on soit puissant ou misérable », tantôt il sera défini par une bureaucrate de la recherche urbaine comme le droit individuel des habitants relégués à la périphérie d’accéder aux ressources urbaines du centre-ville grâce à un système de transport performant et même à un usage partagé de la voitures individuelle, présenté comme un pas en avant vers l’appropriation populaire de l’espace urbain.


L’autogestion territoriale lefebvrienne a subi une manipulation sémantique et idéologique du même genre, transmuée aujourd’hui par des sociologues ou des politologues aux ordres sans qu’il soit besoin de leur en donner, en « démocratie participative ». Pour Henri Lefebvre, l’implication active des citoyens dans la résolution des problèmes urbains n’avait de sens, à l’origine, que dans la perspective d’une transformation radicale de la société. Refusant ce qu’il appelait « le mythe de la participation », il affirmait, par exemple, que « tant qu’il n’y aura pas, pour les questions d’urbanisme, une intervention, violente au besoin, des intéressés, et qu’il n’y aura pas une possibilité d’autogestion territoriale à l’échelle des communautés locales urbaines, tant qu’il n’y aura pas de tendances à l’autogestion, tant que les intéressés ne prendront pas la parole pour dire, non seulement ce dont ils ont besoin, mais aussi ce qu’ils désirent, ce qu’ils veulent, ce qu’ils exigent, tant qu’ils ne feront pas part de leur expérience propre de l’habiter à ceux qui s’estiment experts, il nous manquera une donnée essentielle pour la solution du problème urbain ».

Cela n’a rien à voir, bien entendu, avec les mécanismes mis en place depuis lors par les municipalités et censés « associer les citoyens à la prise des décisions », pour employer une formulation consacrée, c’est-à-dire leur faire accepter les décisions déjà prises. Tout le monde sait, en effet - même s’il convient de feindre de l’ignorer - que les « réunions de concertation » avec les associations de voisinage, les comités de quartier ou les commissions extra-municipales, pour ne rien dire des rares référendums et autres « budgets participatifs », sont instrumentalisés, quand ils ne sont pas carrément institués, par les autorités locales, pour donner une touche démocratique à une gestion municipale qui est plus que jamais le domaine réservé d’une élite conseillée par des experts, et associée, réellement cette fois-ci, au nom du « partenariat public-privé », aux acteurs économiques capitalistes.

La liste est interminable de ce type de falsifications qui permettent de simuler une position critique et anticonformiste - en fait, plutôt une posture - face à l’urbanisation et à l’urbanisme capitalistes. À cet égard, on ne peut manquer de signaler, en raison de leur influence dans quelques cercles universitaires, les théorisations du philosophe italien Antonio Negri, qui essaime dans le petit monde intellectuel de France et de Navarre de nouveaux pseudo-concepts pour annoncer la Bonne Nouvelle : la réappropriation collective de l’espace public est déjà devenue une réalité.

Dans le discours de ce survivant de l’« opéraïsme » ouvriériste et de ses groupies diplômés, le communisme a été remplacé par « le commun », notion consensuelle pêchée dans les écrits de la philosophe allemande Hannah Arendt pour colmater idéologiquement les brèches d’une société de plus en plus fragmentée. Le prolétariat a, quant à lui, disparu pour laisser la place à une « multitude » - un concept spinozien mis au goût du jour hors du contexte où il avait été élaboré -, aussi impalpable qu’envahissante, au sein de laquelle tous les chats - les « subjectivités » calquées sur le modèle de l’individualité néo-petite bourgeoise, « autonome et innovatrice », comme chacun sait - ne sont pas gris, mais presque rouges et noirs, puisque porteurs de potentialités subversives. En effet, érigée en « territoire productif essentiel du capitalisme cognitif », la grande ville, baptisée à nouveau « métropole », comme l’ont déjà fait - coïncidence ? - depuis quelque temps les planificateurs urbains, serait devenue le lieu d’« activités créatrices innombrables, aléatoires et non programmées », à la fois communes et individuelles [11]. La production de plus-value et l’absorption du capital excédentaire, qui continuent de jouer un rôle crucial dans les transformations urbaines en cours, restent, comme il se doit, en dehors du champ de vison de ces « observateurs » post-modernes.


Mais qui sont les « créateurs » ? D’un côté, les « acteurs » - les « travailleurs » sont passés de mode dans la Weltanschauung urbaine négriste - de la culture et de la communication, c’est-à-dire des médias et de la publicité, auxquels s’ajoutent, évidemment, les chercheurs, et, de l’autre côté, tous ceux que l’on appelle en France les « sans » : sans emploi, sans logement décent et même parfois sans abri, sans papiers, sans avenir… Cette plèbe, jeune, fréquemment d’origine immigrée et souvent déscolarisée, composée aussi de chômeurs, de salariés précaires et de travailleurs intermittents, ne serait pourtant pas désespérée. Elle vivrait au contraire le présent avec une intensité telle que ce seraient précisément ses pratiques culturelles et festives dans la rue (musique, danse, graffitis, accoutrements voyants…) qui produiraient la « ville post-industrielle », conjointement avec les bobos aisés, et la transformeraient continuellement, « détournant ou forçant les contrôles des pouvoirs établis et de leurs urbanistes gestionnaires » [12]. Ainsi, un chercheur « négriste » présentera-t-il très sérieusement le centre commercial des Halles, à Paris, comme un haut lieu où « la multitude » aurait enfin conquis de droit de Cité. En réalité, c’est, avec la gare du Nord, l’un des endroits les plus « fliqués » de la capitale. La police y est, en effet, omniprésente pour contrôler et éventuellement réprimer la « faune des jeunes de banlieue » qui a trouvé là un temple à son goût pour meubler son oisiveté en se livrant sans retenue au culte de la marchandise. Et, bien loin d’être désemparés et débordés par l’« irruption de la multitude au cœur de Paris », les « pouvoirs établis » et « leurs urbanistes gestionnaires » se préparent à assainir et normaliser ce supermarché souterrain grâce à une opération de « requalification urbaine » de grande envergure qui mettra la zone des Halles au diapason des quartiers prestigieux avoisinants.

La vision enchantée, colportée par les observateurs « négristes » de l’urbanité contemporaine, de ce que Marx appellerait un nouveau « lumpenprolétariat » met entre parenthèses aussi bien les pratiques délinquantes que celles dont elles sont la résultante, c’est-à-dire les activités des entrepreneurs et des banquiers qui convertissent cette population « surnuméraire » en déchets humains difficiles à recycler. Il faut dire que « comprendre le monde pour le transformer », comme le voulait la « vulgate marxiste », est le cadet des soucis de ces chercheurs. Pour ces rebelles de confort subventionnés par l’État, il s’agit de le transfigurer pour le contempler et le justifier par le biais d’un regard esthétisant.


Un autre courant critique, scientifiquement plus sérieux mais également ambigu sur le plan idéologique, est en train d’acquérir une certaine importance en France. Défendu par des géographes, il met en avant une notion qui fonctionne à la fois comme critère d’analyse et comme revendication, souvent plus morale que politique : la justice spatiale. Comme d’habitude quand apparaît une nouvelle école de pensée, le ton de ses promoteurs est péremptoire : « Le débat sur la justice et l’injustice spatiales est devenu central et urgent dans les sociétés démocratiques » [13]. Cela dit, postuler le caractère démocratique de ces sociétés, en contradiction flagrante avec leur réalité de plus en plus reconnue comme oligarchique, réduit par avance la marge de manœuvre laissée à la critique radicale de leur inscription territoriale.

D’emblée, l’importance donnée à la justice, et non à l’égalité, comme principe fondateur relativise fortement l’ambition et la vigueur des combats à mener. L’inégalité, dans l’espace comme ailleurs, est un fait qui s’évalue sur la base de données objectives, tandis que l’injustice renvoie à une appréciation subjective. Or, mettre l’accent sur cette dernière plutôt que sur la première pose un problème d’ordre épistémologique - le saut sans préavis de l’observation au jugement de valeur - aux implications politiques. Certes, les inégalités sociales, mesurables indépendamment de l’opinion que l’on a à leur propos, peuvent évidemment avoir un effet subjectif : faire surgir un sentiment d’injustice. Autrement dit, les injustices socio-spatiales, entre autres, ne proviennent pas directement des inégalités sociales mais de leur perception et de leur interprétation par les membres de la société ou, plus exactement, par une partie d’entre eux. Mais cela autorise nombre de chercheurs sociaux-libéraux à en conclure que les inégalités « sont aussi un fait subjectif », puisque « les acteurs se construisent une représentation ds inégalités, les perçoivent ou non, les qualifient comme acceptables ou comme scandaleuses, leur donnent un sens » [14]. Ce qui permet de noyer l’inégalité dans le marais des représentations, et, par ce biais, de minimiser l’importance de la « question sociale », voire de nier son existence.


C’est précisément ce à quoi s’emploient, consciemment ou non, les croisés de la « justice spatiale » pour qui il est hors de question de… remettre en question le bien-fondé du mode de production capitaliste. Le doute serait en effet de rigueur, selon eux, sur la validité des « grands récits explicatifs », formulation obligée parmi les têtes pensantes de la gauche « modérée » - pour ne pas dire molle - pour désigner les approches et les analyses marxistes. De fait, leurs discours ne mentionnent que très rarement, et seulement sous la forme euphémisée des « marchés » ou de la « finance », les rapports de production capitalistes et la domination de classe. Dans leur paysage mental, on ne trouve ni bourgeois, ni petits bourgeois, anciens ou nouveaux, ni prolétaires, mais seulement des « minorités ». Conformément à une conceptualisation importée des États-Unis, est défini comme minorité n’importe quel groupe, tels les femmes, les homosexuels ou les immigrants, qui souffrent d’une ou de plusieurs formes d’oppression, à l’origine de nouveaux mouvements sociaux : féministes, anti-racistes, mais aussi écologistes et même artistiques, qui se mobiliseraient en tant que « citoyens » mais non comme travailleurs.

Pourtant, il est une minorité qui paraît échapper à l’attention des justiciers spatiaux : celle constituée à l’échelle nationale et planétaire par les classes qui monopolisent le droit à la ville aux dépens de la majorité des citadins. Un oubli logique puisque le critère socio-économique est jugé insuffisant par les apôtres de la justice spatiale, qui privilégient ceux fondés sur le genre, l’ethnie ou la culture. Leur idéal politique en dérive est résumé par une formule oxymorique : le « rééquilibrage des inégalités ». Selon eux, il faudrait, en effet, établir, d’une manière quelque peu paradoxale, des « structures justes et stables » dans des sociétés où les séparations et les divisions ne cessent de s’accentuer.


À cette objection, les adeptes de la justice spatiale répondent que même si la référence à cette dernière peut se révéler illusoire en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, elle peut « s’avérer indispensable pour donner un sens à la territorialisation des politiques publiques » [15]. Mais cela ne reviendrait-il pas, précisément, à entretenir l’illusion que la justice spatiale est bien l’objectif poursuivi par ces politiques, alors que chacun se doute qu’il est tout autre ? Quand, en effet, elle ne vise pas purement et simplement à remodeler l’espace conformément aux besoins et aux buts des classes dominantes, leur fonction est de contribuer à gérer localement les effets sociaux délétères engendrés par la priorité donnée dans le champ économique, par d’autres politiques publiques, à la satisfaction des intérêts privés. En d’autres termes et à un niveau plus général, la fonction des politiques publiques est de « gérer » la non-solution d’un problème que la « gauche de gouvernement » a depuis longtemps renoncé à poser, un problème peut-être d’ordre philosophique (ontologique et éthique) et sûrement politique : celui de l’existence du capitalisme comme mode d’organisation des êtres humains en société. Sa légitimité n’a-t-elle pas été décrétée incontestable, mettant un point final à l’Histoire ?


Depuis déjà quelque temps, à défaut d’attaquer directement le principe d’égalité, inscrit dans les textes constitutionnels, les idéologues de l’ordre établi en ont mis en avant un autre : celui de l’équité. Un dicton ancien en résume bien la philosophie : « À chacun son dû ». Mais l’aune pour mesurer ce qui est dû a varié au cours de l’histoire. Ce furent la naissance et la rang dans les sociétés pré-capitalistes, puis, jusqu’à aujourd’hui, le travail, le mérite et les besoins. Or, on sait que les uns et les autres sont inégaux en quantité comme en qualité, ce qui impose de « doser » ce que chacun sera en droit de recevoir. Il est dès lors clair qu’en matière « sociale », une répartition équitable ne sera pas une répartition égale au sens strict, pour ne pas dire comptable. Il s’agira d’une « juste mesure », d’un « équilibre » à atteindre qui permettra de rendre tolérable une forme d’inégalité quand l’égalité est jugée irréalisable ou même nocive si l’on en croit les pourfendeurs de l’« égalitarisme » qui accusent ce dernier d’ouvrir la voie au « nivellement par le bas ». Mais on voit que l’on abandonne ici, une fois de plus, le terrain de la politique pour celui de la morale.


Il est évident que les inégalités sociales, moins que tout autre objet des sciences sociales, ne sont ni ne peuvent être l’objet d’un consensus, ne serait-ce que parce qu’elles font naître un sentiment d’injustice parmi ceux qui les subissent, bien sûr, mais aussi, selon la conjoncture, parmi une part plus ou moins importante du reste de la population. Ce qui explique que l’analyse des inégalités sociales soit nécessairement tiraillée entre l’objectivité de l’abstraction mathématique qui permet de les décrire et la subjectivité du sentiment d’injustice qui se révèle inévitable quand il s’agit de les comprendre et de les expliquer. Naturellement, c’est-à-dire historiquement, ce sentiment peut être plus ou moins fort et répandu selon les époques, les circonstances, les groupes sociaux et les individus. Mais, sans lui, sans les protestations et les révoltes qu’il provoque, les critiques et les luttes qu’il suscite, les inégalités se maintiendraient sans être mises en cause. Peut-être ne se rendrait-on pas compte de leur existence, comme ce fut le cas dans le monde antique, féodal et monarchique, ou les attribuerait-on à un ordre divin ou naturel, ou même biologique ou psychologique, comme on s’efforce à nouveau de le faire dans certaine sphères de la classe dirigeante avec l’aval pseudo-scientifique de chercheurs complices.


C’est en tout cas ce qu’argumentent quelques géographes « gauchistes », minoritaires au sein du courant, en faveur de la priorité à donner à la « justice spatiale ». Leur propos est de radicaliser et politiser cette notion pour en faire une arme de combat idéologique. À leurs yeux, il est plus facile de mobiliser les gens sur la base de leurs sentiments et de leurs émotions spontanés, entre lesquels figure celui des injustices qu’ils ont à supporter, qu’à partir d’analyses théoriques sur l’origine des inégalités, qui peuvent leur paraître abstraites et éloignées de leur vie quotidienne. Et de citer l’exemple latino-américain de l’occupation de terrains délaissés aux abords des villes, suivie de la construction illégale d’habitations. C’est effectivement d’abord un sentiment d’injustice né du non-respect d’un droit au logement jugé légitime qui pousse les habitants à passer à l’acte.


Il n’en reste pas moins que le hiatus sémantique signalé plus haut entre inégalité et injustice subsiste, avec la confusion épistémologique et l’ambiguïté politique qui en résultent. Peut-être l’une et l’autre pourraient-elles être dissipées en remplaçant la notion d’injustice par celle d’iniquité qui, bien que tombée quelque peu en désuétude, semble à la fois plus forte et… plus juste si on la relie à sa racine latine (inaequalis), surtout si on l’applique à son référent, la capitalisme. Celui-ci, en effet, n’est pas seulement un système injuste qui pourrait être amélioré, comme en rêvent les réformateurs. C’est aussi un système carrément inique qui doit disparaître !

Mais, par le bais d’une question étymologique, on entre déjà dans le domaine de la stratégie, c’est-à-dire de la voie à choisir pour passer de la lutte théorique à la pratique de la lutte.


Une transition périlleuse

De quelle transition s’agit-il ? Non pas de celle, bien sûr, qui suscitait tant de débats et de controverses dans les années 70 parmi les intellectuels et les militants de gauche, du moins dans l’Europe du sud. À savoir la transition du capitalisme au socialisme. En dépit de la crise financière de ce dernier, en dépit de la montée générale du mécontentement populaire à l’égard des politiques de régression sociale qui leur sont imposées par les différents gouvernements de la vraie droite comme de la fausse gauche pour résoudre cette crise sans toucher aux privilèges des classes possédantes, en dépit du discrédit croissant des dirigeants au pouvoir ou de ceux qui aspirent à y revenir en raison de la corruption de certains et de l’impéritie de tous, il faut reconnaître que la transition vers « un autre monde possible », pour reprendre le slogan de ceux que l’on appelle à tort les « altermondialistes » - ceux-ci proposent un autre monde capitaliste, et non un monde autre que capitaliste - n’est pas à l’ordre du jour.


Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille en rester à ce constat. En effet, ce qui n’est pas à l’ordre du jour peut le redevenir. Comme l’affirmait Rosa Luxembourg : « La révolution ne paraît jamais plus impossible que la veille du jour où elle éclate ». Et le moins que l’on puisse attendre d’un intellectuel qui se veut « anticapitaliste », c’est de réfléchir aux moyens de hâter la venue de ce jour. Il va sans dire - mais cela va encore mieux en le disant - que cette considération temporelle est à prendre au sens métaphorique. Tirant les leçons du passé, les militants anticapitalistes d’aujourd’hui savent que si révolution il y a, elle ne peut plus être un « grand soir » où le capitalisme serait aboli d’un seul coup comme par enchantement. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de révolution, c’est-à-dire une transformation radicale des rapport sociaux qui mettra fin à ce système social inique.


Dans le champ de la recherche et de l’enseignement urbain, ou encore de l’urbanisme où nous nous sommes spécialisés, la tâche qui nous incombe n’est donc pas seulement de renouer avec une pensée critique radicale, mais d’explorer aussi les voies pour que cette pensée ne reste pas politiquement stérile. Dès lors, on devine à quelle transition je me réfère : celle de la théorie à la pratique. Une transition périlleuse, sans doute, ne serait-ce sur le plan intellectuel et psychologique, voire professionnel, mais indispensable. À quoi peut bien servir, en effet, le retour d’une pensée critique radicale de l’urbain si elle demeure sans impact sur la réalité sociale de la ville ? Pourquoi critiquer l’urbanisation capitaliste si cela ne débouche pas sur une remise en cause effective, c’est-à-dire dans les faits et non seulement en paroles, du système social dont cette urbanisation est le produit ?


Sous cet angle, les critiques « raisonnables » dont elle fait déjà l’objet de la part de ceux qu’on appelait jadis « réformistes », pour les opposer aux « révolutionnaires », sont beaucoup plus cohérentes, puisqu’elles influent souvent sur les décisions prises par l’État central ou ses branches locales en matière de politique urbaine. Je dis qu’« on appelait réformistes », à propos de ces conseillers et experts « modérés » parce qu’ils étaient et demeurent en fait des réformateurs. En effet, leur préoccupation est d’améliorer le système capitaliste par des réformes pour le mettre à l’abri des révoltes et des révolutions, et non plus de passer graduellement et pacifiquement du capitalisme au socialisme grâce à des réformes, beaucoup plus profondes que les précédentes (et plus conflictuelles aussi).


Très représentatif du courant réformateur, mon vieil ami et contradicteur, le géographe Horacio Capel Saez, professeur à l’université de Barcelone, me reproche souvent, en plus de mon goût - indéniable, je le confesse - pour la polémique, d’adopter un point de vue « extrémiste » qui, s’il peut présenter, selon lui, un intérêt pour la discussion théorique et même scientifique, souffre néanmoins d’un handicap rédhibitoire : ne jamais déboucher sur des « solutions concrètes ». Pour H. Capel, il ne s’agit pas seulement d’une contradiction théorique, paradoxale pour des gens qui se réclament du matérialisme sans être en mesure de traduire leurs idées en propositions d’action « sur le terrain ». Ce qui l’autorise à critiquer mon « manque de réalisme », et, même, à me traiter d’idéaliste ! Cette contradiction se manifeste aussi, aux yeux de H. Capel, sur le plan stratégique : « Comment pouvez-vous - les « gauchistes » -, me demande-t-il, mobiliser la population et les classes populaires, si vous ne leur indiquez pas, pour en débattre avec elles et non leur imposer, des objectifs précis et des voies plausibles à emprunter pour les atteindre ? » À cela, il ajoute une dernière objection : avez vous seulement réfléchi à ce pourrait être, au moins au niveau des principes, un espace urbain alternatif à celui produit par le capitalisme, c’est-à-dire socialiste ?


À défaut de pouvoir répondre à ces questions - qui sont aussi les miennes bien que nos vues respectives sur l’avenir souhaitable de nos sociétés soient très différentes sinon opposées -, on peut déjà réfléchir à leurs implications pour l’action. Car on ne peut pas à se cantonner et se complaire dans le théoricisme. L’« analyse concrète d’une situation concrète », pour reprendre une recommandation chère à Lénine, devrait toujours avoir pour horizon la transformation de cette situation.

Au risque de paraître provocateur, je dirais que la critique radicale de l’urbanisation capitaliste ne peut pas être un but en soi. Marx s’était moqué à son époque des jeunes « hégeliens de gauche », incapables de rompre avec la propension à l’idéalisme philosophique et à l’arrogance théoriciste propres à la caste des intellectuels professionnels, en écrivant un petit pamphlet, sous-titré Critique de la critique critique [16]. Lui-même, qui avait également sous-titré Le Capital, l’ouvrage majeur qu’il ne pourra achever, par« Critique de l’économie politique », avait consacré, parallèlement, une bonne partie de son temps et de son énergie à articuler cette critique théorique à sa mise en pratique, c’est-à-dire à œuvrer à l’organisation du mouvement ouvrier pour combattre le capitalisme. Autrement dit, nécessaire voire indispensable dans une perspective d’émancipation collective, la critique théorique n’est pas suffisante. Elle n’est qu’un moyen, non une fin. Ce que semblent malheureusement oublier la plupart des théoriciens marxistes actuels dont l’engagement politique ne dépasse pas les limites des campus et des enceintes universitaires, sauf pour aller de temps à autre déposer un bulletin dans l’urne à l’occasion d’une « consultation » électorale.


Dans le panorama qu’il dresse du renouveau récent de la critique sociale et politique « radicale » en France et dans le monde, le sociologue français Razmig Keucheyan soulève, en guise de conclusion, la question de fond : celle de la coupure, pour ne pas parler de fossé, entre la résurgence d’une pensée anticapitaliste dans certains milieux universitaires et les mouvements populaires apparus sur différents fronts [17]. Or, la ségrégation socio-spatiale entre le petit monde des lettrés, où la première reprend son essor, et le reste du vaste monde social, d’où surgissent les seconds, n’est sans doute pas étrangère, malgré la « démocratisation » de l’enseignement supérieur, à la déconnexion manifeste qu’on peut observer entre le regain récent d’une pensée critique radicale et les turbulences sociales de ces dernières années. Cette déconnexion n’est pas propre aux campus étasuniens, même si elle y est plus affirmée que dans nos pays. En France aussi « les universités ou les centres de recherche et leurs locataires tendent, affirme Keucheyan, du fait de leur caractère élitiste à être coupés socialement et spatialement du reste de la société » [18], y compris quand telle ou telle fraction populaire, même entrée en ébullition sous la forme de « mouvements sociaux » ou de « violences urbaines », est constituée en « objet d’étude » par des chercheurs néo-petits-bourgeois qui s’en affirment « solidaires » à qui veut bien les entendre, sans que cela ne donne lieu pour autant de leur part à un engagement en bonne et due forme à leurs côtés sur le terrain des luttes.


Dans un article incisif récent où il déplorait à son tour l’absence de liens entre « manifestations populaires et analyses érudites », un journaliste français progressiste s’interrogeait sur les moyens de « concilier culture savante et culture politique [19] ». Sans trop d’illusions, semble-t-il : « Organiser les masses, renverser l’ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenant : ces problématiques communes aux révolutionnaires » des deux siècles passés sont « insolubles dans la recherche universitaire - si tant est qu’elles y trouvent un jour leur place. » La lecture des articles ou des ouvrages des représentants les plus en vue de la pensée critique « radicale », en particulier dans le domaine urbain, lui donne raison.

Le cas de David Harvey illustre parfaitement - mais on pourrait dire la même chose du sociologe étasunien Mike Davis -l’impasse où se trouve aujourd’hui la pensée critique radicale lorsqu’elle est confrontée à la fameuse question que Lénine avait formulée et développée dans le petit ouvrage, paru en 1902, qui portait ce titre : Que faire ? Si D. Harvey se montre prolixe pour célébrer l’essor souhaité d’une véritable civilisation urbaine radicalement différente de celle produite par le mode de production capitaliste, il reste vague et fuyant sur les moyens permettant de la faire éclore. Il se contente d’évoquer rituellement les « mouvements de citadins » qui s’opposent ou revendiquent, et les « espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie d’« utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer, sinon, tout au plus, de manière ponctuelle, superficielle et éphémère, et le plus souvent en position défensive.


Certes, David Harvey, à la fin de son article sur le droit à la ville, réitère qu’« il est impératif de travailler à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps ». Il va même jusqu’à conclure, à la suite de Henri Lefebvre, que « la révolution doit être urbaine, au sens le plus large du terme, ou ne sera pas » [20]. Mais encore ? Si les mots ont un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que l’appropriation populaire effective de l’espace urbain et le pouvoir collectif de le reconfigurer, qui définit le droit à la ville selon D. Harvey lui-même, ne s’effectuera pas sans violence, c’est-à-dire sans que les possédants résistent économiquement et institutionnellement d’abord, à l’aide, également, des médias qu’ils contrôlent et, en dernière instance, en recourant à leurs soi-disant forces de l’ordre. Il est illusoire, en effet, de supposer que la bourgeoisie se laisserait pacifiquement déposséder du pouvoir de façonner la ville à sa guise et selon ses intérêts. À ce propos, et au risque de scandaliser certains, je ne peux m’empêcher de rappeler le célèbre avertissement du président Mao Zedong, à savoir que « la révolution n’est pas un dîner de gala ».


Bien sûr, D. Harvey parle de « confrontation entre possédants et dépossédés », et affirme que « les métropoles sont devenues un point de collision massive de l’accumulation par dépossession imposée aux moins puissants sous l’impulsion des promoteurs qui prétendent coloniser l’espace pour les riches ». Il en arrive même à préconiser « une lutte globale, principalement contre le capital financier, puisque c’est l’échelle à laquelle s’effectuent actuellement les processus d’urbanisation » [21]. Avec une question ironique qui peut paraître provocante en ces temps de consensus : « Oserons-nous parler de lutte des classes ? » Mais l’audace du géographe radical s’arrête là. L’idée que cette « confrontation », cette « collision », cette « lutte », puisse prendre un tour violent ne semble pas l’effleurer.


Qui a affirmé triomphalement, à plusieurs reprises : « Il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui a déclaré cette guerre, et nous sommes sur le point de la gagner » ? Warren Buffet, l’une des plus grandes fortunes de la planète [22]. De fait, il faut bien admettre que, sur le front urbain, celle qui détient « le pouvoir de remodeler les processus d’urbanisation », pour reprendre la formulation de D. Harvey, c’est la bourgeoisie, maintenant transnationalisée. Celle-ci est en train de mener à bien, par le biais des pouvoirs publics au niveau central et surtout local, avec leurs équipes d’ingénieurs, d’urbanistes et d’architectes, une restructuration et un réaménagement permanent des territoires urbains qui vont de pair avec les transformations de la dynamique du capitalisme.

Lors d’un entretien réalisé avec David Harvey en octobre 2010 [23], je lui ai posé la question suivante : « Croyez-vous que les classes dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le “pouvoir d’agir sur les conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation”, pour reprendre votre définition du droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir dépossédés sous la pression populaire ? » Une telle perspective, ai-je ajouté, impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. « N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? » « Je ne peux pas vous répondre », rétorqua Harvey. « Pourquoi ? », ai-je demandé. « Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée. » Ce qui en dit long sur le genre d’interlocuteurs auxquels D. Harvey a habituellement affaire. La « révolution urbaine » serait-elle donc condamnée, pour le moment, à n’être qu’un thème de débat académique ?


L’avantage de cet enfermement de la pensée critique radicale, en particulier sur l’urbain, dans les ghettos universitaires est de ne pas contribuer à la « rationalisation » de la domination, ce qui rendrait cette dernière à la fois plus efficace et plus légitime. Mais c’est aussi la limite pratique de cette pensée. Son « splendide isolement » laisse en effet le champ libre à une « critique d’accompagnement » qui, avec plus ou moins de succès, contribue à renforcer l’emprise du capital sur les territoires urbains et leurs habitants. Car la majeure partie de la recherche urbaine est, comme le veut sa fonction, directement ou indirectement, au service de la reproduction sociale, par le biais des pouvoirs public qui la financent, l’orientent et l’organisent. Il est dès lors logique, que dans « les interférences chroniques entre recherche urbaine, État (central ou local) et mouvements sociaux d’habitants » [24], la pensée critique « radicale » ne trouve guère sa place. Encore faudrait-il que les penseurs qui se réclament de celle-ci veuillent bien la chercher. Sans se tromper d’interlocuteurs. Ce qui conduit à aborder le thème de l’engagement politique.


Le thème de l’engagement est l’un de ceux qui devraient importer à nouveau en cette période incertaine lourde de troubles à venir, particulièrement dans la recherche et l’enseignement relatifs à l’urbain, mais aussi, dans une certaine mesure et avec certaines précautions (ou une certaine prudence), dans les professions directement impliquées dans la politique urbanistique. La solution la plus facile, adoptée la plupart du temps dans ces milieux, est de séparer le travail intellectuel de la vie quotidienne : penser en tant que scientifiques ou, du moins, en tant que spécialistes, et agir en citoyens « normaux » d’une ville « normale ». Ne serait-il pas toutefois préférable, du moins pour les gens qui se targuent de convictions progressistes, de penser comme des penseurs « anormaux », c’est-à-dire quelque peu dissidents, et d’agir comme des citoyens d’une ville plutôt considérée comme normalisée ou en voie de l’être, en présentant à d’autres citoyens, non seulement des objectifs mais aussi des propositions concrètes sur la possibilité d’utiliser autrement les instruments de l’urbanisme et même, s’il le faut, d’en imaginer d’autres ? Ce qui signifie rompre, comme l’avaient fait jadis quelques enseignants-chercheurs inspirés par le situationisme, avec l’idéologie scientiste de la pseudo « neutralité axiologique » et la prétention à on ne sait quelle « objectivité » postulant une séparation de principe entre ce qui relèverait de la science - entre guillemets - et ce qui relèverait de la politique.


Quelles sont les conséquences d’une telle prise de position ? Plus précisément, comment concilier notre activité professionnelle avec notre engagement politique ? Deux directions opposées s’offrent à nous : la première, collaborer, avec bonne conscience ou non, voire inconsciemment, à la reproduction des rapports capitalistes de production, y compris en délivrant des discours critiques sans portée pratique aucune, ainsi que le requièrent la place et la fonction que l’on y occupe - dans notre cas, celle de spécialistes de l’urbain - en tant qu’agents-agis par nos déterminations de classe ; l’autre direction, au contraire, nous mènerait à œuvrer au bouleversement ces rapports, en nous érigeant comme acteurs politiques conscients et résolus à ne pas jouer le rôle qui nous est socialement assigné. Or, sans aborder le thème dont nous discuterons demain lors de la table ronde - la reproduction des rapports de production capitalistes par le biais de l’urbanisation -, il faut savoir qu’elle est régie par la dialectique de la permanence et du changement. Comme l’avait maintes fois souligné Henri Lefebvre, « le capitalisme ne peut se maintenir qu’à la condition de se transformer » [25]. La fameuse « destruction créatrice » participe de ce processus contradictoire, comme on peut le constater dans le cas de la « gentrification » des anciens quartiers populaires ou le recyclage « culturel » - culturaliste, en fait - des friches industrielles.


La normalisation de la vie citadine entre également dans ce processus, puisqu’elle consiste à récupérer, neutraliser et instrumentaliser les points de rupture nés des protestations et revendications populaires ou, le plus souvent, néo-petites bourgeoises, pour en faire des éléments innovants - songeons aux « fêtes de la musique », « nuits blanches » et autres « marches des fiertés » sponsorisées par les municipalités de gauche - censées « changer la ville » sans qu’il soit besoin de changer de société. C’est pourquoi, qu’ils en conviennent ou non, les réformateurs entrent dans ce jeu dialectique, alors que les révolutionnaires s’efforcent à leurs risques et périls de le dépasser en faisant en sorte que le changement soit assez « radical » pour briser la continuité.

De ce point de vue, « faire une science engagée dans les problèmes sociaux » pour « mettre en place des projets scientifiques solidaires et, si possible, en collaboration », comme le recommande l’ami géographe espagnol déjà mentionné [26], exige au préalable que l’on ne se trompe pas quant à la signification de cette solidarité et de cette collaboration. Horacio Capel en propose une vision humaniste et consensuelle, comme le laisse entendre son idéal de « ville construite en collaboration et solidarité, à partir du dialogue et de la participation ». Solidarité et collaboration avec qui ? Seulement avec les gens avec lesquels il nous incombe « normalement » de travailler, c’est-à-dire professionnellement ? « Le dialogue, la participation, la négociation, l’accord », telles sont les consignes qui viennent à l’esprit d’Horacio Capel pour « débattre largement des idées sur l’ordre social que nous imaginons ». Dans ces conditions, il est très probable que l’ordre social imaginé de la sorte ne sera guère plus qu’une version « améliorée » de celui que nous connaissons déjà et que nous subissons.


En effet, laissés à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs déterminations de classe et à l’éthos qui en découle, les néo-petits bourgeois ne peuvent imaginer un ordre social - et donc un ordre urbain - très différent de celui qui les fait exister comme tels et dont ils bénéficient. Par conséquent, si nous n’acceptons pas cet ordre, nous pouvons ou devons concevoir un autre type de collaboration et de solidarité : celle avec les classes populaires, les seules qui méritent l’appellation de « progressistes ».

Cela suppose évidemment, en premier lieu, une renaissance de puissants mouvements populaires. On sait, et les événements récents survenus de l’autre côté de la Méditerranée viennent de le démontrer, que la résignation et la passivité des peuples ne sont pas éternels. Concevoir d’une autre manière la collaboration et la solidarité en ce qui concerne la politique urbaine implique également de se désolidariser partiellement avec notre propre classe, c’est-à-dire de refuser ou, au moins de détourner, la fonction qui nous est socialement impartie d’intermédiaires de la domination. C’est, en tout cas, ce à quoi je me consacre depuis plusieurs décennies.


Je terminerai avec une citation du sociologue Henri Lefebvre tirée du Droit à la ville, qui me paraît ne rien avoir perdu de son actualité : « La critique radicale tant de la philosophie de la ville que de l’urbanisme idéologique est indispensable sur le plan théorique et sur le plan pratique. Et elle peut passer pour une opération de salubrité publique ».

Jean-Pierre Garnier


Source : 
ARTICLE 11 


Notes




[1] Organisation marxiste.


[2] Contrairement à une vision optimiste et volontariste diffusée par les chercheurs marxistes des années 70, il est erroné de croire que «  les mouvements sociaux urbains, et non les institutions de planification sont les véritables sources de changement et d’innovation de la ville » (Manuel Castells, Luttes urbaines, Maspero, 1972). Dans la mesure où le capitalisme ne peut se maintenir qu’à la condition de se transformer, l’innovation et le changement, dans le champ urbain comme ailleurs peuvent aussi participer de la reproduction des rapports de production.


[3] Jean-Pierre Garnier, “ La voluntad de no saber ”, in Contra los territorios del poder. Por un espacio público de debates y… de combates, Barcelona : Virus editorial, 2006.


[4] Dès 1968, Manuel Castells, très influencé à l’époque, comme son confrère catalan, le géographe Jordi Borja, par le précepte maoïste de «  mettre la politique au poste de commande », y compris dans les sciences sociales, avait rédigé un article assez polémique au grand retentissement dans la corporation des sociologues (« Y a-t-il une sociologie urbaine ? », Sociologie du travail, n°1, 1968). Il y réglait ses comptes, en particulier, avec le « mythe d’une culture urbaine », comme il le fera plus tard, de manière plus systématique et détaillée, avec l’« idéologie urbaine » et son principal théoricien, Henri Lefebvre, accusés de masquer la division en classes, les contradictions sociales et les rapports de production capitalistes.


[5] Manuel Castells, Luttes urbaines, Maspero, 1972.


[6] Pierre Lassave, Les sociologues et la recherche urbaine dans la France contemporaine, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1997.


[7] Michel Amiot, Contre l’État les sociologues, EHESS, Paris, 1986.


[8] Je résume ici des analyses développées dans d’autres écrits. Cf Jean-Pierre Garnier, « La critique radicale a-t-elle encore droit de Cité ? » (Espaces et Sociétés, n° 101-102, 2000) En espagnol, « La voluntad de no saber », op. cit. En français : « la volonté de non savoir », in « Ville et résistances sociales », Agone, n°38-39, 2005. Republié dans Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine, Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des couches populaires, Agone, 2010.


[9] Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classe sociales, Petite collection Maspero, Paris,1969.


[10] Perry Anderson, La pensée tiède, Le Seuil, 2005.


[11] Thierry Baudoin, Multitude.


[12] Ibid.


[13] Gervais-Lambony.


[14] François Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Seuil, 2006.


[15] Ibid.


[16] Publié en 1848 sous le titre La Sainte famille, à la demande de l’éditeur, et sous les noms de Friedrich Engels et Karl Marx, ce manifeste de l’éthique prolétarienne a presque entièrement été rédigé par Marx (Karl Marx, Œuvres III. Gallimard, 1982).


[17] Razmig Kecheuyan, Hémisphère gauche, La Découverte (Zones), 2010.


[18] « Idéologie, année 00 », entretien publié dans le premier numéro d’Article11 - novembre/décembre 2010 -, puis mis en ligne sur le site, ici.


[19] Pierre Rimbert, « La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, janvier 2011.


[20] David Harvey, « Le droit à la ville », Revue internationale des livres et des idées, n° 8, janvier-février 2009.


[21] Ibid.


[22] CNN, 25 mai 2005 et New York Times, 26 novembre 2008.


[23] Entretien à paraître dans Article11.


[24] Pierre Lassave, Les sociologues et la recherche urbaine, op. cit.


[25] Henri Lefebvre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production, 1973


[26] Horacio Capel , « Urbanizacion genralizada. El derecho a la ciudad y para la ciudad. »


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