Marseille, 2 sculptures sociales de Marc Boucherot

La vie en Rose, Marseille, Boucherot et les habitants du quartier [extrait vidéo]

Les liens qui unissent le champ artistique et la contestation politique et sociale sont à la fois étroits et multiples, de la littérature précieuse au simple graffiti, de l'artiste Banski au groupe Rage Against The Machine ;  l'art accompagne la contestation politique dans son rôle premier de démolition de l'ordre établi. Il ne peut être question de reléguer l'art de la contestation à une action secondaire et inconséquente. Une contestation qui doit s'effectuer partout, en même temps et par Tous. Aujourd'hui, l'engagement du groupe d'artistes russes Voïna est, sans aucun doute, le plus virulent politiquement, ce qui ne l'empêche pas de manier l'ironie et l'humour, de même pour le street artist anglais Bansky.


Dans cette famille artistique utilisant espace public et humour, nous vous présentons deux performances, encore discutées à Marseille,  de l'artiste  Marc Boucherot : La vie en Rose et On n'est pas des gobis, qui dirigent les usages de l’art à des fins militantes et demandent la participation active de la population, chose très très rare, et qui méritent une attention particulière ; sans en faire l'apologie car ces actions/performances posent les limites et les frontières entre art[iste]/politique/public. Et de l'évolution de l'artiste qui après ces deux performances médiatisées s'est inscrite dans le droit chemin moins glorieux, moins social, des musées et autres institutions culturelles de l'Etat... A cela reconnaissons que l'illégalité même artistique est dangereuse et passible de peine de prison : « L’attaque du petit train, c’était trop dangereux, je recommencerai pas. » De même, les artistes-militants russes du groupe Voïna [Guerre] pour avoir renversé artistiquement des voitures de police sont aujourd'hui en prison, ou en fuite...

L'attaque du petit train : On est pas des gobis







Vidéo
On n'est pas des gobis

Reportage TF1
allocution de Sylvia Girel
colloque international du GDR OPuS à Nantes [1]
2002

Si de nombreux artistes contemporains ont choisi de s’investir dans un travail de création en prise directe avec la réalité sociale, de créer à partir de ce qu’ils observent de la société contemporaine, d’aller à la rencontre des publics même les plus profanes, certains, plus que d’autres, s’engagent au travers de leurs créations à dénoncer la société et ses dysfonctionnements, interrogent les dérives de la politique et de l’économie capitaliste, et associent les « individus ordinaires » à leurs engagements esthétiques. Parmi eux, Marc Boucherot, marseillais d’adoption, est un exemple emblématique et original [2]. Cet « artiste-citoyen [3]», comme le décrit Eric Mangion, le directeur du Frac Paca, considère l’objet d’art comme «un outil à réflexion, à éducation, à provocation, à insurrection, participant au développement d’une conscience collective [4]».
Le parcours de Marc Boucherot interroge le sociologue sur la place et le statut de l’artiste, sur son rôle dans la société, sur l’impact de ses créations et les formes de réception dont elles font l’objet, mais surtout 1/ sur la manière dont l’artiste peut paradoxalement être porté et reconnu par un système, « le monde de l’art », alors même qu’il le tourne en dérision et se joue des limites morales et légales, culturelles et sociales structurent, 2/ sur la manière dont cet artiste est à la fois reconnu et défendu par les professionnels de l’art et, simultanément, par des publics «populaires» et profanes considérés généralement comme des non-publics de l’art. Son travail pose aussi, en arrière-plan, la question récurrente sur la frontière entre art et non-art, ses créations, par leur forme et leurs effets, entraînent un brouillage des frontières entre mondes de l’art et monde de la réalité quotidienne, en franchissant certaines limites il se heurte (en même qu’il heurte parfois les spectateurs et récepteurs) aux règles et normes de la société civile : jusqu’où les artistes peuvent-ils aller ? Jusqu’à quel point une œuvre reste esthétique, artistique ?

C’est à partir d’une étude de cas, de l’analyse sociologique et esthétique de l’œuvre la plus médiatisée de Marc Boucherot, « On n’est pas des gobis », que je propose d’explorer ces questions et de montrer la pluralité des expériences esthétiques (corrélée à une pluralité de points de vue sur l’œuvre). Si l’on est parfois bien loin des « beaux-arts » et de l’attitude contemplative et déférente face aux chefs d’œuvres, l’intervention artistique de l’artiste n’en existe pas moins et, à défaut de se poser la question de sa légitimité, on peut choisir de l’interroger au regard de ce qu’il entend signifier et au vu des effets qu’elle produit. De ce point de vue, « On n’est pas des gobis », prend place à Marseille, dans un quartier populaire, le Panier, le contexte (historique, social et culturel) servira d’analyseur pour situer et comprendre un travail artistique tout à la fois reconnu et contesté, faisant l’objet simultanément d’exposition dans les galeries et musées et d’un procès au tribunal de justice.

Action de rue ou « violence avec préméditation » ? Vers une esthétique de la rébellion


En 1994, en plein cœur du Panier, au cœur du Vieux-Marseille, le petit train touristique qui sillonne le quartier est pris d’assaut par un groupe de jeunes brandissant des pancartes et devient la cible de leurs « projectiles ». Cela se passe un 14 Juillet et, de prime abord, cet événement semble aussi surprenant qu’incongru. Pourquoi attaquer le petit train ? Que s’est-il passé et pourquoi un tel tumulte ?

Télérama, dans un article intitulé « L’art déboule à Marseille » rapporte cet événement peu commun : « Marc Boucherot a tendu une embuscade au petit train touristique se tortillant sur le chemin de la Vieille-Charité [...]. Brusquement ils [les touristes du petit train] ont vu débouler dans leurs objectifs la tronche un rien inquiétante de notre artiste, encadré d’une nuée de gamins. Les soumettant à un bombardement en règle d’œufs frais et de farine. Avec pour seules explications, une banderole incompréhensible : "On n’est pas des gobis"[5]».

A l’issue de cette action de rue, Marc Boucherot est convoqué par la police pour violence avec préméditation. Dans un premier temps, il est donc considéré comme un semeur de trouble, un « hors-la-loi », et non comme un artiste, et son action de rue est perçue comme un acte de vandalisme, une « mutinerie ». Dans le procès-verbal il expliquera que cette attaque est une « sculpture sociale » en réponse « au processus de folklorisation » orchestré par la municipalité et perçue par les habitants du quartier comme une atteinte à leur dignité. L’artiste indique que « le seul contact entre "les touristes" et les résidents se fait par l’intermédiaire des viseurs des appareils photo et des caméras vidéo. Ceci entraîne un antagonisme grandissant de jour en jour entre les habitants qui le vivent mal et les "touristes" et qui pourrait déboucher sur un incident grave un jour ou l’autre. C’est donc dans le but de faire changer l’attitude du petit train, face aux gens du quartier que j’ai organisé cette "sculpture sociale" que j’ai baptisée "On n’est pas des gobis". [...] Je dois préciser que j’avais préparé celle-ci depuis deux ans environ. [...] J’avais prévenu tous les jeunes du quartier que notre action devait être pacifique et ludique. Je les avais mis en garde contre toute forme de violence en leur prescrivant notamment de casser les coquilles d’œufs avant de les jeter [...]. En effet, j’avais engagé ma propre responsabilité et je les avais bien informés que le petit train était souvent occupé par des personnes âgées et des enfants et que toute forme de violence et délit (vol ou coup ou même insultes) serait interprétée comme un nouvel acte de délinquance dans un quartier qui possède une histoire malheureusement liée à cela.» Le compte rendu de l’inspecteur principal précise : « L’organisateur, pour médiatiser l’événement qui s’inspirerait d’une tradition marseillaise du 14 Juillet, aurait informé une semaine auparavant des chaînes de télévision (TF1 et M6), ainsi qu’une radio (RMC) qui ont couvert l’événement. Cette manifestation a été organisée en tant que "sculpture sociale" dans le but de faire comprendre à l’opinion que la population multiraciale du Panier ne veut plus se sentir observée comme des poissons dans un aquarium, d’où le nom donné par l’organisateur, à savoir : "On n’est pas des gobis". Les résidents du Panier souhaitent qu’un contact se noue avec "les touristes" afin d’obtenir des relations plus humaines. » A noter que la présence de la télévision a beaucoup fait et semé le trouble chez les policiers chargés d’intervenir. La présence des journalistes et des caméras a tempéré l’empressement des forces de l’ordre : démunis des moyens d’évaluer rapidement la signification de cette attaque, ils n’ont pas « embarqué » Marc Boucherot et ses complices manu militari. C’était bien évidemment pensé ainsi par l’artiste, et le rôle de la presse était ici de faire écran, de permettre le déroulement de l’action.

Plusieurs questions se posent : comment s’opère le passage de l’événement « acte de rébellion, attaque » à l’événement « création artistique, sculpture sociale » ? Ce passage est-il perçu par tous (les différents publics en présence) de la même manière ? Autrement dit, acquiert-il pour tous le statut d’œuvre d’art, et le cas échéant, quels sont les différents registres esthétiques en présence ? Enfin, comment ce qui n’aurait pu être qu’un acte de vandalisme se transforme-t-il en œuvre et constitue aujourd’hui un jalon important dans la carrière de cet artiste ? Au-delà de la valeur artistique, quels effets esthétiques cette création artistique urbaine a-t-elle permis pour susciter l’intérêt et l’adhésion d’un public habituellement intégré dans la catégorie des non-publics de l’art contemporain, pas nécessairement parce qu’ils le rejettent ou y sont indifférents, mais plus simplement parce qu’ils n’y sont jamais confrontés. Deux points de vue doivent être analysés conjointement pour comprendre ce moment de passage qui a propulsé Marc Boucherot au devant de la scène : la signification de cette action de rue au regard de la scène artistique contemporaine et du monde de l’art ; sa signification sur la scène de la vie quotidienne, au regard de la justice, du contexte marseillais de l’époque, et pour les habitants du quartier du Panier.

Du point de vue de l’art contemporain

Sur le premier point de vue, reconnaître et légitimer, c’est-à-dire intégrer cet événement au corpus des œuvres reconnues comme telles, nécessite qu’il soit en adéquation avec un certain nombre de critères d’évaluation, critères reconnus par les experts et acteurs influents de l’art comme faisant foi à un moment donné. A ce propos, Marc Boucherot n’improvise pas, il y a une intentionnalité créatrice à l’origine de son geste et il l’inscrit dans une tradition artistique dans laquelle « dès les années vingt, l’artiste revendique le contrôle de lieux où sera convoqué le "regardeur", et du dadaïsme à l’art conceptuel, la critique de l’institution artistique devient partie intégrante du projet de l’avant-garde : fort des prérogatives que lui confère une autonomie fraîchement conquise, l’artiste décide du terrain et de la manière dont il interviendra, tantôt au cœur du champ artistique, tantôt à ses lisières ». En l’occurrence en choisissant l’espace urbain, Marc Boucherot choisit un espace en marge des lieux habituels et légitimant des mondes de l’art (musées, galeries, etc.). Un espace qu’il partage avec d’autres et où il n’a pas la prérogative. C’est un des éléments sur lesquels se construit son travail de création dès sa sortie de l’école supérieure des beaux-arts de Marseille : le travail de fin d'étude qu’il propose est une action de rue, Le Patineur. L’objectif : pulvériser le record du monde de vitesse en trottinette. Pour cela il obtient grâce à l'adjoint délégué à la culture toutes les autorisations nécessaires pour bloquer la rue d’Aix à Marseille ; il fait venir un huissier, contacte le Livre des records et, comme il le fera pour chaque intervention, il convoque la presse et la télévision. Réussie, au vu du public et de la médiatisation, cette intervention sera le point de départ d’un parcours artistique original et engagé, qui s’articule autour de quatre principes récurrents dans le travail de l’artiste (et que l’on retrouve chez d’autres créateurs contemporains) : il souhaite toucher et impliquer un public différent de celui des amateurs et initiés du milieu de l’art contemporain ; il allie systématiquement une dimension festive et/ou évenementielle aux propositions artistiques ; il cherche à dénoncer les dysfonctionnements ou tourner en dérision les fonctionnements aberrants de nos sociétés contemporaines, notamment en regard des économies parallèles et des inégalités ; il se joue du système médiatico-publicitaire et des instances de légitimation de l’art en les dénonçant et en les « exploitant » simultanément. Autant d’arguments qui, sous l’angle de l’art, permettent de qualifier son travail de création de subversif et provocateur, et de le situer dans la mouvance de l’art d’intervention, du happening et de la performance, dans une moindre mesure de l’esthétique relationnelle. Mais si l’œuvre s’ajuste à un registre esthétique connu et identifié comme on vient de le montrer, a-t-on pour autant fait le tour du problème ? Cette évaluation esthétique est en adéquation avec le monde de l’art contemporain, mais n’épuise pas le sens et les effets esthétiques de l’action artistique urbaine. C’est aussi une esthétique du risque qui est en jeu, l’artiste « est tout à fait conscient des risques pouvant être encourus et cherche à maîtriser le plus possible les dérapages potentiels, il y a un énorme travail de préparation avec les complices volontaires, il s’agit d’une prise de parole collective sous une forme d’expression artistique. Cette attitude artistique là cherche à s’inscrire dans l’acte de dénonciation et prend du sens dans le champ social. Quand elle entre dans la galerie d’art et au musée, c’est en tant que trace, il y a l’effet de l’après-coup ou du décalage, mais l’idée reste intacte». Avant de s’inscrire dans le champ de l’art, c’est donc bien dans le champ social que cet événement s’inscrit et autour de valeurs et de critères esthétiques non spécifiques à l’art, c’est au moment de sa réalisation que la potentialité qu’il se transforme en événement artistique émerge, et rien ne garantit à l’artiste que cela va fonctionner. Les qualités artistiques sont donc attribuées après coup et parce que l’œuvre a marché, ce qui laisse en suspend les motifs d’attention et la nature de l’intérêt du point de vue des citadins, des habitants du quartier.

Du point de vue des citadins

Du point de vue des citadins, simples spectateurs d’une part, et complices de Marc Boucherot d’autre part, qu’en est-il : sont-ils sensibles aux mêmes valeurs esthétiques ? Cela semble peu vraisemblable simplement parce que les publics en présence, pour la plupart des habitants du quartier du Panier sont habituellement intégrés dans la catégorie des non-publics de l’art contemporain. Avec cette action artistique urbaine, ils deviennent non-seulement un public privilégié, mais plus encore les acteurs de la performance artistique. Mais l’action de rue n’est pas appréhendée, par eux, à partir du point de vue de l’art et l’on est face à la pluralité des réalités à partir desquelles une œuvre peut-être évaluée : la compréhension de leur expérience esthétique passe par la prise en compte d’autres données liées à leur position biographique et sociale, à leur vie quotidienne. Pour mettre au jour les autres relations esthétiques qui sont manifestées, il faut se situer dans un autre contexte, celui de « la société historico-réelle », qui s’apparente au monde de la vie quotidienne ou du travail décrit par Alfred Schütz. Ce recentrage (ou ce décentrage par rapport à l’art) de l’observation à partir d’un autre contexte (la scène sociale) est nécessaire pour comprendre, mais aussi plus simplement pour intégrer à l’analyse des publics qui habituellement échappent aux enquêtes et dont l’expérience esthétique ne se construit pas sur les mêmes attentes, ne révèle pas les mêmes motifs d’attention et d’intérêt. Les habitants du Panier, s’ils estiment Marc Boucherot, c’est plus pour son rôle de trublion et de porte-parole que pour son statut d’artiste ; s’ils approuvent l’attaque, ce n’est pas parce qu’elle s’inscrit dans une tradition artistique quelle qu’elle soit, mais bien parce qu’elle parle d’eux et qu’elle rend publiques leurs opinions personnelles et collectives en tant qu’habitants d’un quartier. Leur relation esthétique à l’action de rue de Marc Boucherot s’articule autour de données subjectives, liées à leur identité, à leur histoire et à leur position sur la scène économique et sociale marseillaise, et autour de données intersubjectives et collectives liées à l’identité et à l’histoire du quartier, à sa position symbolique dans la ville, au rôle que les politiques lui ont assigné. Sur ce dernier point, c’est à partir de 1985, et avec la réhabilitation de l’hospice de la Vieille-Charité que le quartier devient l’enjeu des politiques culturelles : il est dès lors présenté comme « un nouveau Beaubourg », comme le « nouveau foyer de la culture marseillaise ».

Plus que dans l’œuvre ou dans les qualités artistiques leur expérience se cristallise autour de valeurs qu’ils partagent avec Marc Boucherot, citoyen et citadin, Marseillais d’adoption, plus qu’avec Marc Boucherot, diplômé des beaux-arts, artiste : Marc Boucherot illustre ici le concept d’homme pluriel proposé par Bernard Lahire : « L’entreprise de Marc Boucherot, c’est l’empire de la débrouille », s’il est aussi bien accepté dans des milieux que l’on sait difficiles à pénétrer, c’est aussi parce qu’il frôle souvent les frontières des différents mondes et joue sur la pluralité des rôles que lui permet son statut d’artiste.

Ainsi, « le travail de Marc Boucherot, artiste-animateur-agitateur social, incarne [...] une forme inédite de participation et de représentation. Il montre combien on peut réussir à négocier ou à échapper à l’orientation et à l’influence politique de l’action culturelle en apportant des réponses justes, proches de soi, permettant ainsi de trouver sa liberté et sa voie d’artiste avec et à côté des institutions. » Marc Boucherot prend la parole publiquement au nom des habitants du Panier, via une performance. Il met en acte ce que ressentent et perçoivent « des citoyens ordinaires », mais aussi les acteurs culturels implantés dans le quartier, à l’image de ce témoignage d’un galeriste : « Il y a un très puissant malaise qui transpire en permanence. Il y a quelque chose qui ne se construit pas. » La dimension esthétique de l’action de rue permet une efficacité et une immédiateté des réactions : d’autres actions ont été tentées pour faire prendre conscience de ce malaise au Panier (articles dans la presse, interventions des responsables associatifs du quartier, etc.), mais elles n’ont pas réussi à s’imposer et n’ont pas eu autant d’échos que la seule intervention de l’artiste. L’action de rue, le traitement artistique et esthétique d’un malaise local à travers la prise de parole de l’artiste ont été ici d’une redoutable efficacité.

C’est un exemple de valorisation et de reconnaissance d’un travail artistique qui se fait en marge du processus habituel de reconnaissance et de légitimation de l’art : porté par un public de « spectacteurs » étrangers aux mondes de l’art contemporain, Marc Boucherot a produit un événement exceptionnel tant par la forme que la signification, tant par la médiatisation qu’en ont fait la presse quotidienne locale et la presse spécialisée ; si son « artisticité » peut être discutée et disputée (mais pas plus que pour d’autres formes de création) en revanche, sa dimension esthétique et la pluralité des expériences réceptives possibles ne peuvent échapper.

De l’action de rue à l’esthétique d’un quartier populaire

Plusieurs effets se conjuguent et amènent cette double reconnaissance - par le milieu de l’art d’un part, par des citoyens ordinaires d’autre part - : « Cette inclination presque naturelle chez lui implique la notion de risque, de turbulence, non pas d’affrontement mais de confrontation » ; la tendance actuelle qui privilégie un certain type d’art contemporain provocateur et subversif (la revue Tecknikart parle de « Gi-joe attitude ») ; enfin Marc Boucherot répond explicitement à une demande, à tout le moins une attente de la part de citoyens ordinaires, qui sont aussi ses concitoyens dans la vie de tous les jours (là où ils n’arrivent pas à se faire entendre, l’artiste devient leur porte-parole).
« Le Panier est une colline magnifique où les poubelles rêvent à ciel ouvert entre les fils d’immigrés. On le rénove, les bourgeois s’y installent, il y a des tensions »,  cette opinion illustre les paradoxes attachés à la représentation qu’on a cde ce quartier : des immeubles délabrés font face au centre de la Vieille-Charité magnifiquement rénovée, une galerie d’art contemporain fait face au local d’un groupe de supporters de l’OM, les habitants croisent quotidiennement les chercheurs qui travaillent à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, etc. L’esthétique en jeu à travers l’action de rue est celle d’un quartier, de son histoire, de sa culture, de sa symbolique, autant d’éléments transmis de génération en génération, intériorisés par ses habitants. L’action de rue vise à faire reconnaître cette identité et à mettre en défaut celle qui est construite et mise en scène par les acteurs politiques et culturels de la ville. Deux logiques sont ici en concurrence : d’un côté, celle des habitants du quartier qui façonnent leurs point de vue et représentations à partir d’un vécu quotidien et afin de le préserver ; de l’autre, celle des acteurs de la politique culturelle qui le font à partir d’une volonté de redorer l’image de la ville, de la rendre attrayante et touristique au vu de l’extérieur. Il y a d’un côté le « quartier-lieu de vie », de l’autre « quartier décor » dans lequel les habitants n’ont pas été invités à jouer. Ce sont dès lors deux esthétiques qui se juxtaposent, l’une vécue, l’autre construite à travers un discours stigmatisant qui transforme la pauvreté et le délabrement en « spectacle » pour « touristes avides d’exotisme facile » et en attrait touristique. On retrouve ici le phénomène décrit par Richard Hoggart dans La Culture du pauvre, les habitants du Panier subissent une dépossession culturelle, et assistent à la réappropriation par d’autres à des fins culturelles et touristiques d’un espace qu’ils considèrent comme le leur. Marc Boucherot et les habitants se retrouvent dans un « nous » auquel ils opposent « eux » : les touristes, les responsables en charge de la politique culturelle, le propriétaire du train. Ce dernier prend aussi la parole à travers la presse pour défendre son point de vue : « Nous venons voir notre patrimoine et nos vieilles pierres. Pas les gobis », mais ce qui lui est répondu c’est que ce patrimoine est vivant et « occupé » par des gens : « On a très vite le sentiment que l’incident de vendredi aurait pu être évité. Si seulement avant de parler tout haut d’un quartier, on parlait plus bas avec ceux qui le vivent. » Le traitement artistique d’une vie de quartier a permis de sortir d’une vision manichéenne : entre deux clichés, celui du quartier dangereux, « qui craint », où il ne faut surtout pas aller, et celui du quartier artistique et culturel où se côtoient des musées, le Fonds régional d’art contemporain, le Centre international de poésie, etc., il y a un quartier « lieu de vie », où des gens vivent et travaillent. L’action de rue de Marc Boucherot permet à cette réalité vécue, quotidienne, d’émerger et de prendre place aux cotés de l’autre, elle est elle aussi « spectacularisée » par l’action de rue et par la vidéo réalisée.
De fait, si cette action ne restera pas dans les annales de l’art, elle est en tout cas considérée comme un événement historique à l’échelle du Panier, et constitue un objet d’enquête privilégié, à travers lequel le chercheur trouve un moyen d’aborder et comprendre une vie de quartier, d’analyser un malaise comme ne l’aurait peut-être pas permis la seule observation participante.

Les multiples facettes de la relation esthétique : l’art contemporain dispositif de socialisation ?

Si l’œuvre a failli mal finir du point de vue de la justice, elle est effectivement réussie du point de vue de l’artiste, puisqu’il y a eu appropriation, et même ovation : « J’ajoute que, lors du départ du petit train [après l’attaque], tout le monde a applaudi en guise d’ovation aux touristes qui avaient participé à une relation avec les habitants du quartier. » Aujourd’hui encore, on en parle dans le Panier comme d’un événement important et dans le monde de l’art comme d’une œuvre louée par certains, sujette à controverses pour d’autres, mais dans tous les cas bine identifiée comme relevant de l’art contemporain. Réussie, l’œuvre l’est aussi du point de vue de l’art, puisque la vidéo de l’attaque est achetée et présentée peu de temps après par les galeries contemporaines des musées de Marseille, l’artiste a réussi son pari et « son tour de force est de faire entériner l’affaire par l’institution ». Au procès maître Juliette Hini, l’avocate de l’artiste, « souligne le délicieux paradoxe qui conduit le jeune artiste d’une part devant le tribunal et ses juges, et de l’autre dans le musée et devant des critiques ». Mais il est important de noter que Marc Boucherot est d’abord porté par un public populaire, déterminant parce que sans lui l’œuvre rate ; c’est dans un second temps seulement que la doxa, pour reprendre l’expression d’Anne Cauquelin, s’est emparé du cas Boucherot pour le qualifier et le légitimer artistiquement au point que le Frac (fonds régional d’art contemporain), a acquis plusieurs de ses œuvres, le soutient pour la production de certaines et lui a consacré une exposition rétrospective.
A travers ces développements, c’est une autre manière d’aborder les créations artistiques urbaines et ce sont des relations esthétiques qui échappent habituellement à l’analyse qui ont été observées. En effet, dans les enquêtes, lorsque d’autres registres esthétiques (que ceux proprement artistique) sont mis en avant, c’est généralement pour expliciter et analyser l’expérience esthétique des non-publics, et souvent, à défaut de faire émerger d’autres registres esthétiques il s’agit d’observer et d’analyser les réactions illégitimes et marginales des détracteurs de l’art, et de montrer que leur réaction est due au fait qu’ils ne disposent pas du bon registre pour appréhender les objets qui leur sont proposés. En arrière-plan, cela conduit à penser que les actions artistiques urbaines sont prisonnières de cette alternative : d’un côté, elles sont qualifiées artistiquement et appréciées parce qu’en adéquation avec des critères et valeurs d’ordre esthétique et propres au monde de l’art contemporain ; de l’autre, elles sont disqualifiées et rejetées par les publics profanes qui ne disposent pas ou ne maîtrisent pas ces critères et valeurs. La contribution de cet article vise à montrer qu’une troisième approche se profile, qui intègre la pluralité des valeurs et des registres esthétiques (des plus populaires aux plus savants, des plus communs aux plus singuliers, des plus légitimés aux plus marginalisés), et cela nécessite d’observer in situ comment les « citoyens ordinaires » composent avec ces formes de créations et se les approprient. Si l’attention a été focalisée sur un artiste afin de dérouler le raisonnement et d’explorer de manière approfondie les implications de son travail de création, ce sont de nombreux autres artistes, qui à l’image de Marc Boucherot ont engagé des relations esthétiques originales avec des publics inhabituels. Nombreux sont les artistes qui ont en commun avec lui de se situer dans l’espace urbain, de s’adresser à des publics différents de ceux connus et attendus des mondes de l’art (sans pour autant exclure les publics connus et attendus), de créer et d’élaborer leur œuvre dans l’interaction et en co-présence des citadins, de s’inscrire dans une logique de résistance.

Conclusion

In fine, à travers ce travail, il ne s’agit pas tant d’observer le passage d’une esthétique à une autre, mais plutôt d’observer la coexistence de plusieurs esthétiques, le croisement d’attentes et de motivations hétérogènes parce qu’articulées autour de réalités distinctes, et d’analyser l’émergence de relations esthétiques différentes par nature et pas seulement les unes par rapport aux autres, par comparaison.

C’est un champ de recherche captivant et dense qui émerge, si l’on prend au sérieux des formes de création parfois déroutantes, et si l’on prend ce risque de travailler sur des « petits objets », de parler d’artistes et d’œuvres qui n’intégreront peut-être jamais le panthéon des chefs-d’œuvres, mais qui n’en existent pas moins dans un espace et un temps différents de celui de l’histoire de l’art. A défaut de souscrire au relativisme culturel, si l’on accepte ce pluralisme formel et esthétique et que l’on explore les nouvelles formes de médiation entre artistes et les publics dans des espaces spatiaux et sociaux différentes des mondes de l’art, par exemple l’espace urbain, ce n’est pas seulement d’art et de réception dont il est question dans l’analyse, mais de vie quotidienne et d’interactions sociales. Si l’expérience esthétique, n’est pas conforme à celle des publics experts qui reconnaîtront une création d’art contemporain et sauront la situer dans un panorama général des œuvres, et si elle ne constitue pas pour eux la première étape d’un parcours d’amateur d’art contemporain, elle n’en est pas moins intéressante à étudier d’un point de vue sociologique. C’est une expérience sociale, certes exceptionnelle en regard des expériences banales de la vie quotidienne, qui est valorisée et valorisante du fait de la résonance affective qu’elle suscite chez ces « spectacteurs ». C’est par sa dimension symbolique qu’elle les intéresse et suscite leur attention, bien plus que par sa dimension artistique et son statut d’œuvre d’art contemporain.
Les discours pessimistes sur les différends entre artistes et publics, discours qui ont alimenté la crise de l’art, qui ont attiré l’attention des sociologues, et qui figurent en arrière-plan de toute politique de démocratisation, sont dès lors quelque peu à tempérer. L’émergence de ces autres relations esthétiques, de ces modalités de rencontre différentes entre artistes et publics, ne signale d’ailleurs pas nécessairement l’absence d’expériences esthétiques plus conformes à celles que l’on observe dans les mondes de l’art et n’exclut pas la présence de publics d’amateurs et de connaisseurs. Il n’y a pas annulation d’une esthétique au profit d’une autre, mais simplement coexistence de plusieurs modalités d’appropriation des mêmes « objets » et coexistence de différentes relations esthétiques. Le registre de référence, la nature des attentes, le type de l’intérêt et les formes de l’attention varient selon les publics en présence et chacun, profane ou amateur, révèlent à travers des formes d’attention et des attitudes différentes son point de vue esthétique. Le travail de Marc Boucherot est à ce titre emblématique, il utilise l’art comme un outil « pour provoquer le spectateur, le déplacer d’un rôle passif et le rendre participant, lui permettre de s’investir dans sa propre histoire pour y déclencher sa propre analyse critique du système de référence et y trouver ses propres modalités de réaction ». Pour Marc Boucherot l’art est ainsi un moyen d’action, « la création est pour moi un acte de citoyenneté […] le principe artistique que j’utilise est celui du déplacement des objets, voire des personnes, mais qui au delà du déplacement va rendre possible un questionnement entre l’œuvre et son rapport à la société ». Pour lui, « une œuvre d’art est réussie dès l’instant où chacun peut se l’approprier et où elle passe dans la mémoire collective », de ce point de vue son attaque, sa sculpture sociale, l’est incontestablement en ce qu’elle aura marquée durablement l’histoire sociale du quartier du Panier.

Atypiques et originales, emblématiques et « extrémistes », souvent à la frontière de l’art et du non-art, les créations de Marc Boucherot peuvent donc être utilisées comme des analyseurs : de la spécificité de la création contemporaine (polymorphe, pluridisciplinaire, plus processuelle que formelle, etc.) mais aussi de nos sociétés contemporaines. Par ce qu’il en dit au travers de ces créations, qui s’inscrivent et prennent forme dans des contextes emblématiques (les quartiers populaires marseillais, le nordeste du Brésil, plus récemment la Chine), Marc Boucherot nous propose une lecture artistique de la réalité et nous invite à considérer ses créations comme des œuvres, certes, mais aussi comme des « documents » sur le social, comme un matériau aussi original qu’intéressant à exploiter pour le sociologue.

Sylvia Girel


La Vie en Rose.

Animateur d'un centre aéré menacé de fermeture, faute d'appuis financiers publics, Marc Boucherot organise la résistance. Matériel : deux véhicules chargés d’asperger la chaussée de peinture à l’huile, une combi handi-bag et un balai brosse par minot. Objectif : repeindre la rue d’Aix en rose. Résultat : « un giga embouteillage et un méchant monochrome ». Si l’artiste n’aime rien tant que flirter avec l’illégalité, il agit toujours en professionnel et organise ses coups en prenant soin de s’entourer d’un maximum de précautions : « Pour La Vie en Rose, on bloquait un des principaux axes de circulation de la ville et l’accès à l’autoroute mais on avait un service d’ordre de 50 collègues et, quand les flics sont arrivés — au bout d’un quart d’heure —, on avait déjà presque terminé. »







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Aujourd’hui Marc Boucherot s'est bien assagi, reléguant son art de la contestation dans les musées. Mais également au Nono & Co son restaurant qu'il tient avec sa belle famille. Lieu atypique et chaleureux, populaire et artistique. Ils ont tenu à garder le côté restaurant ouvrier avec des plats de base qui changent tous les jours et dont les tarifs tournent autour de 10 euros.

Nono & Co
85 Avenue de la Capelette
13010 Marseille


LIENS

Vidéo
On n'est pas des gobis

La vie en Rose

Reportage TF1

Site Marc Boucherot


NOTES

[1] Ce texte est celui de l’intervention faite par Sylvia Girel lors du colloque international du GDR OPuS à Nantes (2002). Un problème technique a fait qu’il n’a pas été inséré dans les actes qui ont été publiés sous le titre Les Peuple de l’art, Paris, l’Harmattan, 2006.

[2] Le travail sur Marc Boucherot s’inscrit dans le cadre  d’une recherche conduite pour la Mission du patrimoine, sur le thème « Ethnologie de la relation esthétique, réalisée au sein du SHADYC (Sociologie, histoire, anthropologie des dynamiques culturelles, UMR 8562, EHESS/CNRS), rapport remis en mai 2002 : « Quand artistes et citadins se rencontrent dans l’espace urbain ».

[3] « Marc Boucherot », texte de Eric Mangion, Collection 1989/1999, Marseille, Actes Sud/Frac, p. 82-83.

[4] Micopolitiques, catalogue de l’exposition, Grenoble, Magasin, Centre d’art contemporain, 1999.

[5] Télérama, n° 2336. Le gobi est « un petit poisson qui fréquente assidûment les côtes méditerranéennes. Célèbre pour ses gros yeux. Le comparer à un être humain c’est traiter ce dernier d’ahuri », Le Parler marseillais, Marseille, éditions Jeanne Laffitte, 1986.

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