ITALIE : Corviale 957 mètres


Rome, bienvenue à Nuovo Corviale, l'immeuble-cité [edificio-città], le complexe d'habitations le plus long du monde : 957 mètres de long, 200 m. de large et 30 m. de hauteur, 750.000 mètres cubes de béton formant 1.202 logements pour une population de 6.000 habitants et une série d'équipements publics. Un monstre de béton érigé loin du centre-ville, dans la périphérie sud-ouest, à mi-chemin entre la métropole et la mer, sur une crête dominant la campagne romaine. Neuf niveaux, dont huit d'habitations et un, au quatrième étage, pour accueillir théoriquement les services : boutiques, cabinets médicaux, ateliers d'artisans, salles de réunion, espaces communs et associatifs. 


Nuovo Corviale : Croquis de l'architecte
Nuovo Corviale : Maquette du complexe


Nuovo Corviale : Maquette d'étude

Commandité en 1972 par l'Office national des HLM [IACP] à un groupe d'architectes et d'ingénieurs dirigé par Mario Fiorentino, Nuovo Corviale sera terminé avec un retard considérable de sept années, et un surcoût phénoménal [faillites d'entreprises du fait de la crise de 1974] : les premiers appartements seront livrés en 1982. Dans les intentions des concepteurs et des commanditaires, cet ensemble monumental aurait dû être le manifeste d'un nouveau modèle de convivialité. Il se voulait un rempart contre la culture de la spéculation immobilière, selon les utopies de l'urbanisme du début du XXe siècle. L'architecte Mario Fiorentino se serait largement inspiré du modèle de la Cité Radieuse de Le Corbusier : ensemble monumental, complexe intégrant habitat, activités, loisirs, commerces dans le bâtiment même, etc. Sans pour autant égaler les qualités et les richesses typologiques des immeubles d'habitat du maître [appartements en duplex, balcons, larges baies vitrées, etc.], et plus simplement la "qualité architecturale",  qui fait cruellement défaut à Corviale. Ici, la pensée de Le Corbusier est interprétée de manière mécanique. Selon les témoignages, la crise économique de 1973 serait à l'origine de restrictions budgétaires, de la faillite de nombreuses entreprises [et de nombreuses malversations] qui auraient ainsi conduit à appauvrir le projet initial...

Nuovo Corviale : Plan de masse
Nuovo Corviale : Plans des niveaux d'un lot de 200m. [sur 5] , rez-de-chaussée en bas [garage]

Nuovo Corviale : Coupes et Façade

Nuovo Corviale : Plans et Coupe de principe

Une vision non véritablement partagée par les premiers habitants du Corviale, affirme Giuseppe, conducteur de bus et animateur du comité des locataires : " Ils n'étaient pas prêts à habiter un lieu aussi dur : ma fille, qui était alors adolescente, s'est enfuie en larmes quand elle l'a vu. Si elle a accepté d'y aller, c'est grâce à la gentillesse des autres habitants, arrivés quelques mois avant nous, qui nous ont accueillis, qui lui ont parlé et lui ont décrit leur vie." Il sera ainsi surnommé le "Serpentone", grand serpent en italien, ou encore "Palazzo Chilometro", le Palais Kilomètre.







Nuovo Corviale : espace de circulation : Réalité et....
... Vision de l'architecte : Perspective espace de circulation



Corviale : 
Fin des luttes urbaines politisées

C’est ici, durant l'hiver 1982, dans ce complexe d’habitat social, que se produit un événement qui marque la fin - symbolique - des luttes urbaines politisées. Car c'est ici que les futurs locataires « légaux » désignés par l’office municipal de logement social décident de protéger durant la fin du chantier leur logement - en cours de finition - des intrusions possibles d’occupants illégaux. Le sociologue Piccioni rapporte les propos d’un locataire légal : « Nous avons fait des piquets : pendant six mois qui ont précédés la remise du logement, nous sommes arrivés à ne pas le laisser occuper, d’autant plus que, pour des occupants de profession, étant donné qu’il s’agit d’un immense édifice, entrer était un jeu d’enfants.»[1]



Cet épisode et d'autres du même type  marquent la fin symbolique de l’agonie des luttes urbaines politisées, d’une certaine forme de solidarité qui prévalait jusqu’alors entre la classe ouvrière et les populations plus précaires. Certains jugent cet épisode d’une formidable régression, d'une guerre entre les pauvres, et évoquent  les années d’après guerre où, écrivait André Bazin à propos du film Le voleur de bicyclette de De Sica, « les pauvres pour subsister doivent se voler entre eux ». 

Commencé en 1950 dans la banlieue de Rome, par des occupations illégales sporadiques, le très long cycle des luttes urbaines politisées est clos.


Illégalité

Cependant, 700 familles d’occupants illégaux parviennent à s’approprier, durant le chantier, de logements vides non encore attribués. L’occupation prend fin en décembre 1983 suite à l’intervention de la police. Le comité d’occupation est dissout mais certaines familles décident de rester et s’installent au pied de monstre dans des tentes et des caravanes. 

Les habitants du «village des tentes» résisteront ainsi pendant deux années et obtiendront une assignation légitime d’un logement social suite au rigoureux hiver de 1985. C'est alors que certains et d'autres - expulsés du centre de Rome, habitants de bidonville ou de baraquement du quartier, nouveaux arrivants - investissent le 4e étage, qui était destiné à l'origine aux services publics et à l'activité commerciale.


Une activité commerciale, imaginée généreusement par les concepteurs mais qui n'a pu survivre, remarque Rolando : « Quelques-uns ont bien essayé d'ouvrir des boutiques : une cordonnerie, une boulangerie ou un salon de coiffure. Mais elles n'ont jamais duré plus d'une saison. » Ce 4e étage vide, libre est donc investi par les squatters : « Les espaces réservés aux boutiques ont été squattés les uns après les autres : on a bouché les portes avec des dalles de béton et créé des cloisons avec des armoires, en aménageant çà et là des cuisines et des sanitaires. » Ces appartements illégaux et improvisés occupent 30 à 70 mètres carrés, en fonction de l'audace des squatters. "Soixante-quatre familles squattent le quatrième étage, et 80 environ les autres parties. Ils prélèvent la lumière sur l'installation collective et n'ont pas le gaz. « Ces squatters sont d'un genre particulier, explique Rolando, ils paient pour le ramassage des ordures, ils sont officiellement domiciliés au Corviale et ils ont un contrat de téléphone. Il y a aussi des associations, des cellules de parti, un groupe de prière. » Par contre les squatters ne paient pas de loyer.

Par la suite, ce seront les enfants des premiers habitants légaux ou non qui deviendront squatteurs, puis les étrangers qui viendront trouver ici refuge dont notamment une grande communauté de péruviens, toujours dans ce 4e étage ; ces derniers seront évacués en 1995. Aujourd'hui 120 familles considérées comme occupant illégalement un espace public et non un logement, bénéficient ainsi d'un vide juridique leur évitant l'expulsion.


Abandonnés

Malgré la condamnation sans appel et les nombreux préjugés négatifs distillés  par les médias, la perception de ceux qui vivent dans cet immeuble-quartier est sensiblement différente. Selon certains témoignages d'habitants, ce n'est pas tant la longueur de la construction que l'abandon et le non entretien des parties communes qui sont évoqués pour expliquer sa dégradation progressive.






Les ascenseurs en panne, non prévus pour les handicapés, les espaces communs abandonnés et non entretenus, ainsi le théâtre en plein air recouvert de tags, le chauffage défaillant, les interphones cassés, les gardiens d'immeuble prévus n'ont jamais été recrutés, etc., etc.

Abandonnés à eux-mêmes, les habitants de Corviale ont résisté et ils se sont battus pour obtenir les services les plus élémentaires : l'arrêt de bus, les interphones, la pharmacie. Les mères ont fait le siège, à tour de rôle, des endroits où on dealait de l'héroïne. Certaines familles sont parties, vendant illégalement pour quelques millions de lires l'appartement qui leur avait été assigné ou qu'elles occupaient. Mais ces luttes ont soudé les habitants : on se cotise pour réparer les interphones cassés, on nettoie à tour de rôle les escaliers et les paliers. Puis, les habitants s'organiseront pour défendre leurs droits, l'application pour la création de services adéquats, contre les occupations d'espaces publics par des sans-abri, etc.








Les partis politiques Alleanza Nazionale (Alliance nationale, droite conservatrice) et Democratici di sinistra (DS, démocrates de gauche) y ont installé des permanences. Des militants de gauche et de droite se sont même alliés pour sensibiliser les partis politiques à leurs problèmes. Des associations se créent organisant les services manquant : une crèche pour "enfants en difficulté", une école de couture, une salle de théâtre, mais aussi des services administratifs pour les immigrés et un centre polyvalent qui héberge le centre d'orientation et de formation professionnelle. Un réseau de Télévision local est apparu.



A partir des années 2000, la municipalité d'arrondissement entame une politique destinée à valoriser Corviale par une série de mesures destinée à favoriser l'implantation de nouvelles activités et une aide pour les associations les plus actives. Ce n'est donc pas un hasard si une grande bibliothèque municipale, spécialisée dans la science-fiction, a été créée ici, dans cet astronef posé au milieu des champs... En proposant également aux jeunes entreprises dédiées à la culture et aux services de venir s'y implanter en contrepartie d'avantages financiers et fiscaux - prêts d'honneur, loyers modiques et autres formes de soutien à l'entrepreneuriat. Les objectifs étant d'une part de diversifier les activités sur le site de Corviale, de favoriser la création de nouveaux entrepreneurs, et la création d'emplois. Le supermarché initialement prévu dans le programme d'origine est enfin construit.

Un projet [parmi d'autres] de démolition totale et de reconstruction

Le monde de l'architecture s'intéressa tout particulièrement à ce monumental complexe et l'école d'architecture de Rome organisa à partir des années 1990 de nombreux colloques internationaux réunissant l'intelligentsia. Sera alors posée la question de son devenir, de sa démolition ou de sa réhabilitation lourde. En Février 2009, un concours d'architecture était organisé par la Municipalité de Rome pour le réaménagement de l'édifice, remporté par l'équipe de conception dirigée par Gwendolyn Salimei.

De même, le mondes des Arts, et notamment de la photographie, se pencha au chevet du monstre. La Fondation Adriano Olivetti financera en accord avec la municipalité, un projet artistique de rénovation urbaine Immaginare Corviale, un laboratoire expérimental qui depuis juin 2004 travaille sur l'image du quartier en associant les résidents. 

groupe Stalker/ON

Reconnaissance Internationale

Selon l'étude de la sociologue Nicoletta Campanella, la vie à Corviale est identique à celle d'autres quartiers populaires de Rome, présentant aussi bien des formes de racisme qu'une réelle solidarité entre ses habitants. La promiscuité et le faible niveau de revenus des résidents n'ont cependant pas transformé Corviale en un lieu de tensions sociales, même si de nombreux problèmes sont apparus au fil du temps. Le commerce illicite de drogues est présent mais dans les mêmes proportions que d'autres lieux de la capitale, de même que le taux de chômage ou bien encore l'insécurité et la criminalité. 



Ce qui n'est guère de l'avis des quotidiens qui évoquent Corviale en tant que haut lieu de la délinquance devenue chronique, un espace dédié à la violence, à la drogue rapportant le moindre fait divers stigmatisant ainsi le quartier. « Le Corviale a toujours été l'emblème du quartier négatif pour les Romains", explique Francesca Limana de la Fondation Adriano Olivetti, et selon elle le projet Immaginare Corviale, est l'occasion de donner une autre image de Corviale : « nous avons pu communiquer vers l'extérieur la réalité du lieu, ce qui a ensuite fait surgir une certaine fierté de vivre ici. Et lorsqu'on éprouve de la fierté pour l'endroit où l'on habite, on pense moins à ses frustrations ». Nicoletta Campanella affirme également qu'aujourd'hui, les habitants de Corviale ont presque un sentiment de fierté de vivre dans un bâtiment connu, qui fait l'attention des médias, des artistes, des architectes... du monde entier. 

On peut s'interroger quant aux déclarations de ce type de sociologue, à l'action/éthique des artistes, aux propositions des architectes,  de vouloir rendre leur dignité aux habitants de Corviale, de leur faire croire que ce cul-de-sac social est porteur d'espoir, car pour d'autres observateurs, plus lucides, il s'agit bien d'un lieu de relégation, un espace dans le territoire dédié à parquer les classes dangereuses, à les asservir autant qu'à les contrôler. Une pensée bourgeoise sinon libérale mais apolitique, se réclamant de l'observation plutôt que de la lutte, une vision qui s'inscrit en parallèle à celle des autorités, ou du paternalisme jadis critiqué, combattu par la Nuova Sinistra de la famille Olivetti. La pauvreté urbaine érigée en tant que marchandise artistique, un commerce lucratif s'exposant dans les musées, les institutions de l'Etat. 

Un des impératifs principaux de l'éthique bourgeoise de l'art, selon Manfredo Tafuri, a toujours été de conjurer l'angoisse par la sublimation et la contemplation passive du réel ; la phénoménologie de l'angoisse bourgeoise se situe entièrement dans la "libre" contemplation du destin.  Une éthique qui depuis le Pop Art assigne à l'activité artistique une nouvelle fonction, qui n'est plus celle d'opérer mais de persuader, d'affirmer que la négativité peut se révéler positivité.


NOTE


1. G.Piccioni, Servizi pubblici e nuove relazioni social : il complesso di Corvaile, tesi di laurea, Rome, 1986.

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