TOYOTA CITY 豊田市



Oui, Toyota est en train de détruire l'homme lui-même, et moi ce n'est pas en rêvant, mais avec effroi, que je travaille dans cette grandiose usine Toyota ! Ainsi, le titre de ce livre serait plutôt Toyota : l'usine-bagne.
Satoshi Kamata, journaliste


豊田市
                                                  
Ikigai est un terme japonais désignant littéralement le « sens de la vie » qui imprègne fortement le sens commun des japonais, pouvant aller tant au niveau de l'interrogation philosophique individuelle « Pourquoi vis-je ? » ou « A quoi sert ma vie ? », qu'au niveau politique et économique « Pourquoi travaille-t-on ? » ou « A quoi sert de l'argent si on n'a pas d'Ikigai ? » Des questions que se poseront souvent les Toyotomen, de la ville-bagne Toyota, selon le témoignage du journaliste Satoshi Kamata [1], tiré de son livre Toyota, l'usine du désespoir : Journal d'un ouvrier saisonnier, auquel nous empruntons de longs extraits.
C'est un article d'une grande importance, car Toyota City représente la perfection même du système productif de l'industrie japonaise. Un système parfait qui dépasse largement celui de ces concurrents américains [Toyota est jumelé avec la ville de Detroit aux USA, elle aussi dédiée à l'automobile]. Si Manhattan à New York représente le symbole de la ville et de l'architecture du capitalisme improductif et financier, Toyota City constitue son pendant pour le capitalisme industriel et productif. Le fondateur de Toyota, Sakichi Toyoda, son fils Kiichiro, et l’ingénieur Taiichi Ohno imaginèrent pour elle un grand destin : elle sera le laboratoire d’une nouvelle forme d’organisation du travail qui implique également celle de l'aménagement d'un territoire ; qui s'inscrit dans l'immatériel par une pression psychologique quotidienne de ses employés-habitants.


[Les images proviennent du documentaire Toyota City de Léna Mauger & Stéphane Remael, sauf indication contraire]

Implantation et développement de Toyota

Quel autre symbole plus puissant peut exprimer l'emprise de la firme Toyota Motor Co. Ltd sur le territoire que de lui donner, imposer même, son propre nom en remplacement de celui du village de Koromo  ?
L'origine de Toyota remonte à l'établissement de l'Industrie Textile Toyota (Toyota Bôseki) en 1922 à Kariya par Sakichi TOYODA (1867-1930), inventeur de métiers à tisser automatiques et père fondateur de la société [Sakichi Toyoda est le fils d'un pauvre paysan-charpentier]. Pour le fondateur, la Société de Métiers à tisser automatiques Toyota (Toyota Jidôshokki) constituée en 1926, devait être le prélude pour développer ultérieurement une industrie automobile. Kiichiro TOYODA, son fils aîné, après le décès de son père, se rend acquéreur en 1933 d'un terrain de près de 200 ha situé à Koromo (挙母市), pour y construire une première usine automobile, de la Société Anonyme de l'Industrie Automobile de Toyota (Toyota Jidôsha Kôgyô Kabushiki Gaisha).
Selon la légende, le constructeur aurait décidé de s'implanter dans la préfecture d'Aichi où se trouve Koromo, car les habitants de la région et de la capitale régionale Nagoya, ville industrieuse, étaient à cette époque réputés économes, à la différence d'Osaka, ville commerçante, et de Tokyo, métropole internationalisée. Bien plus, le chef militaire Tokugawa Ieyasu, dont la famille régna sur le Japon lors de la période Edo (1603-1868), est parti de cette région. Installer ces usines en rase campagne siginifait également d'employer des ruraux qui au Japon, à cette époque, n'étaient pas imprégnés des idées subversives et communistes des travailleurs des grandes villes. Le clan Toyoda préférait s'appuyer sur une main-d'oeuvre locale, qualifiée et disciplinée et économe...
Koromo, bourg rural fortifié, producteur de soie entame alors sa transformation en une « ville industrielle moderne ». Le bourg est cependant bien desservi par des moyens de transport ferroviaire et dispose d'une alimentation en électricité. Le maire de Koromo accepta cette implantation comme une très bonne opportunité pour sortir de la crise, amorcée depuis 1930. Malgré des difficultés pour convaincre les 180 propriétaires terriens concernés par ce rachat, le maire y parvint. Une première usine fut construite en 1935 en plein champs. Toyota se développa en produisant essentiellement des camions pour l'armée japonaise, qui se préparait à la guerre qui survient en 1937, avec le début de la Guerre sino-japonaise. De 1937 à 1945, Toyota s'est développé en tant qu'industrie militaire dans le régime national de guerre contrôlé par l'Etat impérial.

Métamorphose urbaine

L'implantation de la première usine et du siège de Toyota à Koromo a apporté quelques changements brutaux à sa structure démographique et industrielle. Au niveau démographique, l'effet de l'implantation était déjà net : si, de 1920 à 1935, l'augmentation du nombre d'habitants restait faible (de 11.924 à 14.256, soit 19.5%), celle de 1935 à 1940 était de 44.7% (de 14.256 à 20.629). Le bourg rural dont l'activité étiat la production de soie, devient progressivement une ville-usine. Le poids des foyers dont des membres sont employés dans l'industrie Toyota passe de 3.6% à 20.5% entre 1933 à 1939. Par ailleurs, l'implantation de Toyota a stimulé le secteur commercial du bourg : le poids des foyers dont des membres travaillent dans ce secteur, a augmenté entre 1937 et 1939 de 68.8% (de 916 à 1.546). A l'inverse, le déclin du secteur des vers à soie fut amorcé : diminution du chiffre d'affaires de 50 % entre 1936 et 1939. Cette chute est non seulement liée à la crise de 1929, mais également au régime national de guerre qui contrôlait l'économie en restreignant les «industries pacifiques (heiwa sangyô)», à savoir celles non militaires.

Profitant des conquêtes de l'armée japonaise, Toyota Automobile [l'Industrie textile Toyota s'était déjà implantée à Shanghai, en Chine, avant la guerre] s'implantera à Shanghai et à Tianjin en 1938, dans les zones de la « Sphère de co-prospérité de la grande Asie orientale (Daitôa Kyôei-ken) ». Mais elle perdit tous ses capitaux étrangers suite à la défaite.

Après guerre

Après la défaite du Japon, Toyota opéra sa reconversation dans le domaine de l'automobile civile en se séparant notamment du secteur de la construction aéronautique auquelle la société participait également pendant la guerre. Mais, dans la conjoncture de la Guerre de Corée (1950-1953), elle continua à produire des camions pour les troupes de l'armée américaine,  et la reconstruction du pays dont les villes avaient été dévasté par les bombardements américains meurtriers. La politique de rigueur économique imposée par l'occupant américain obligea les entreprises japonaises à une rationalisation rigoureuse de leur gestion. Une rationalisation qui sera à l'origine en 1949 d'un conflit dans les usines Toyota qui dura deux mois : Toyota licencie les meneurs et les récalcitrants, :  2.146 employés perdent leur emploi. La seule grève Toyota, à ce jour, sur le territoire japonais [au contraire des usines implantées en territoire étranger]. 

Au Japon, comme en Europe, se profile dès 1952 une excellente conjoncture économique, que les médias de l'époque dénommerons « l'aube du nouveau Japon » ou « décollage économique ». Une croissance qui se caractérise par le triomphe de l'industrie lourde sur l'industrie légère et le développement des secteurs tertiaires. Une croissance qui profita, bien sûr, pleinement à Toyota [2].

L'augmentation démographique de Koromo en constante augmentation s'accélèra en 1960, et le caractère rural de son territoire céda la place à une ville industrielle, jeune, active et ambitieuse. De 1955 à 1965, Toyota se constitue en une « ville de l'entreprise unique (tanitsu kigyô toshi) » avec l'effondrement des industries artisanales locales. Quelques chiffres nous permettent de constater un développement brutal et considérable de l'industrie automobile Toyota à Koromo : de 1955 à 1964, le nombre d'entreprises liées à Toyota passe de 634 à 875 ; le nombre des usines augmente de 208 à 313 à Koromo ainsi que dans deux villages voisins (Takahashi et Kamigô). Le taux d'augmentation démographique entre 1950 et 1975 fut le plus élevé du Japon : 777.5%, de 30.000 à 250.000 habitants. En 25 ans, Koromo s'est métamorphosé d'un petit bourg rural inconnu à une ville industrielle de taille moyenne : Toyota City ; qui constitue un exemple typique des villes généralement appelées, avec une connotation ironique par leur forte dépendance à une seule industrie, sous le nom de « bourg fortifié par l'entreprise (kigyô jôka-machi) ».

La structure démographique de Toyota City se caractérise par le taux de plus en plus dominant de la population ouvrière : en 1960, parmi la population active et masculine, 45.5% étaient des ouvriers (qualifiés et non qualifiés) et 26.7% des travailleurs agricoles. En 1970, 61.7 % de la population active et masculine est ouvrière, et 6.2 % des travailleurs agricoles. Les employés dans le domaine administratif (8.0 %) et le domaine technique spécialisé (7.0 %) ont chacun devancé le nombre des travailleurs agricoles. Au total, en 1970, 51.3 % de la population active était  ouvrière. La firme procède à la construction d'immeubles et d'équipements pour ses employés, sur ses fonds propres. Toyota par la suite développera cette activité et vendra sur catalogue des maisons individuelles clé en main destinées à ses salariés. Une activité lucrative qui est associée à un crédit alloué par la firme pour ses employés.

Naissance de Toyota City 

Au Japon, le mouvement de fusion des collectivités rurales était imposé par l'Etat au nom de la rationalisation de la gestion financière, dicté par la « Recommendation de Shoup », une des mesures imposées par la politique d'occupation américaine, qui consistait à l'élargissement de l'échelle des collectivités ainsi qu'à l'augmentation de l'efficacité économique de l'administration locale. L'Etat voulait réduire le nombre des collectivités locales jusqu'au tiers du nombre total, en fusionnant notamment la grande majorité des collectivités ayant moins de 8000 habitants. Une série de lois pour avancer le processus des fusions ont été adoptées (en 1953, 1956 et 1965). Koromo, le bourg se modernise, se verticalise et s'étend inexorablement tandis que les premières grandes infrastructures de transport se construisent. Toyota, selon les directives de l'Etat, décide alors de constituer une agglomération regroupant Koromo et les villages environnants et de la nommer à son effigie. Le changement du nom de la ville de Koromo à celui de Toyota eut lieu en 1959, suite à la demande officielle déposée en 1958 par la Chambre du commerce et de l'industrie de Koromo. Malgré quelques mouvements de résistance de la population locale, peu disposée à sacrifier les 2000 ans d'histoire du nom de Koromo, ce changement fut accepté par les plus hautes autorités. Un évènement d'un « fait symbolique et historique » qui survient au début de la période de la haute croissance économique, au moment où Toyota devient progressivement la "vitrine internationale" du savoir-faire de l'industrie japonaise ; il marque également le principe de la politique municipale : développer l'agglomération en coopération, puis en symbiose avec Toyota qui investit, sur ses fonds propres, dans son aménagement, par la construction de logements et de services publics, destinés à ses employés.

Emigration rurale japonaise 

Toyota employait exclusivement une main d'oeuvre japonaise et le pourcentage de travailleurs étrangers, dont notamment coréens, était faible. Ce n'est véritablement qu'à partir des années 1990 que l'on assiste à un intense processus d’insertion de brésiliens dans la société japonaise aux côtés de descendants japonais établis au Pérou, en Bolivie et dans d’autres pays latino-américains. Ceux-ci commencent donc à se partager, un marché de travail, dans lequel il y avait encore des immigrants asiatiques, pour la plupart, des « sans-papiers ». Dans les années 1990, des Brésiliens, y compris, des descendants d’autres origines (les époux des brésiliens nikkei), attirés par «l’Eldorado japonais » ont répondu à l’appel lancé pour aller « travailler au Japon » ; en quête de solutions contre le chômage et contre la détérioration de leurs conditions de vie au Brésil.

En attendant, l'émigration de la population vers la ville de Toyota est une des plus grandes caractéristiques. Au fur et à mesure qu'augmente le nombre des personnes s'installant dans la ville de Toyota, la zone où se situe leur lieu de naissance s'est de plus en plus élargie, partant de l'intérieur du département d'Aichi, puis jusqu'aux départements environnants, et allant ensuite jusqu'à l'ensemble du territoire japonais. Le journaliste Kamata Satoshi expliquait la situation de ces ruraux-ouvriers qui arrivent de leur campagne pour travailler dans les grandes villes : le Japon est une île et on n'y connaît peu le phénomène d'immigration tel qu'on peut le voir en Europe. Les entreprises construisent pour leurs ouvriers des foyers de célibataires, en veillant de près sur les pensionnaires pour que les idées « progressistes » du mouvement ouvrier ne les atteignent pas. D'autre part, au Japon, la structure de l'entreprise, très hiérarchisée, ressemble  à la société féodale d'autrefois ; une sorte de clan où le patron met son point d'honneur à assurer divers « services » à ses ouvriers : des foyers pour les ouvriers, des logements pour les familles, des salles de cours, des salles de sport, des salles de clubs, des concours, des sorties, des loisirs organisés, etc. Les cadres vont faire du golf ensemble et les ouvriers du bowling. Le tout est fermé, introverti, imperméable aux influences de l'extérieur,  et une « éducation » à sens unique y est distillée à longueur de journée. 

La mentalité des ouvriers japonais est également très différente de celle des ouvriers d'Europe. Un ouvrier qui entre dans une entreprise est d'abord marqué par un sentiment de gratitude envers le patron qui l'a embauché et c'est tout naturellement qu'il se sacrifiera pour le succès de la compagnie. Il est généralement fier d'y appartenir, la considère comme une partie de lui-même, n'accepte pas qu'on en dise du mal, travaille avec ardeur pour son expansion en sacrifiant éventuellement en cas de crise, ses congés payés.

Essor économique et démographique

Au Japon, la décennie de 1965 à 1975 est marquée par la Haute croissance économique et une urbanisation explosive. Pendant cette période, le PNB a été multiplié par 3.71, le revenu annuel par personne a été multiplié par 3.3 (de 255 000 yens à 834 000 yens). En dépassant les niveaux de l'Angleterre et de l'Italie, le Japon est alors le seul pays développé en Asie, outre les régions asiatiques de l'URSS.
Pendant cette troisième décennie, trois nouvelles usines de l'Automobile Toyota sont construites : Kamigô (moteurs) en 1965 ; Takaoka (assemblage) en 1966 ; Tsutsumi (assemblage) en 1970. Une série de chiffres nous permet de réaliser l'ampleur de l'essor économique de Toyota City entre 1965 et 1975 :
  1. Nombre des voitures produites par Toyota : 470 000 en 1965, 2 230 000 en 1975 (4.7 fois plus) ;
  2. Chiffre d'affaires total des industries : 295 400 000 000 yens en 1965 ; 1 945 500 000 000 yens en 1974 (6.6 fois plus) ;
  3. Surface totale du territoire de l'agglomération : 28 969 ha après la fusion avec Matsudaira ; population : 107 445 hab. en 1965, 248 774 hab. en 1975 (2.3 fois plus) ;
  4. Financement municipal (dépenses annuelles) : 2 600 000 000 yens en 1965, 21 800 000 000 (8.4 fois plus) ;
  5. Financement municipal (Impôts) : 1 700 000 000 en 1965, 12 700 000 000 en 1975 (7.5 fois plus) .
Avec une croissance économique vetigineuse, Toyota était définitivement maître de la ville, décidant et imposant ses visions d'urbanisme. En 1966, à l'occasion du nouveau plan d'urbanisme de l'agglomération, Toyota inventa un slogan destiné à définir sa vision de l'aménagement urbain : " Toyota ville industrielle et culturelle (Sangyô-bunka-toshi) ", soulignant la volonté de la firme d'apporter le progrès social urbain à ses employés par la construction d'infrastructures publiques dans les domaines de l'éducation, la culture, le cadre de vie, etc. Ainsi se constituent les grandes zones de l'agglomération, celles industrielles, des anciens noyaux villageois, des nouvelles zones résidentielles destinées aux ouvriers,  et les zones de moyenne montagne au Nord (Sanage) et à l'Est (Matsudaira) programmées pour être des « zones résidentielles de pleine nature » pour les classes supérieures, et des « zones de recréation » dédiées au tourisme, aux  loisirs.

A partir des années 1970, les premières grandes surfaces commerciales sont ouvertes dans le centre-ville de l'ancien Koromo. Puis, une série d'équipements publics sont construits grâce à l'augmentation des recettes publiques : centres sociaux et culturels, centres sportifs, musées, bibliothèques, etc. En 1971, un nouveau plan d'urbanisme assortit d'un slogan redéfinit Toyota City comme « Lieu de la vie sociale et humaine » plutôt qu'un simple « Lieu de production », prévoyant un élargissement futur démographique de 300 000 habitants pour 1985. Dans la réorganisation du territoire, les anciens noyaux villageois se transforment et se spécialisent :
- L'ex-Bourg de Koromo devient le centre-ville où les commerces, les entreprises et les fonctions administratives s'implantent ;
- autour de l'ex-Bourg de Koromo, près de 1000 usines se sont concentrées vers l'ouest et le sud. Puis, une urbanisation résidentielle se développe autour de ces usines ;
- dans le sud (ex-Village de Kamigô et ex-Village de Takaoka), 70% de la surface totale est agricole, où de grandes usines et de nouvelles zones résidentielles se construisent de manière dispersée ;
- dans le nord (ex-Bourg de Sanage) où la montagne et la forêt occupent 65% de la surface totale, une urbanisation résidentielle avance à côté de quelques zones de production spécialisées dans l'arboriculture et la culture maraîchère ;
- à l'est de l'ex-Bourg de Koromo, le quartier de l'ex-Village de Takahashi constitue une zone industrielle et résidentielle ;
- plus à l'est, l'ex-Bourg de Matsudaira, où une grande partie du territoire est occupée par la montagne et la forêt, constitue un atout pour le tourisme et le loisir.

La Ville- Phalanstère

Les nouvelles zones résidentielles s'implantent à proximité des usines et non des anciens noyaux villageois, devenus des centres plus ou moins actifs. Eloignées des centres -villes les résidences forment de véritables enclaves, surveillées, et leurs résidents n'entretiennent que peu de contact avec les populations locales des centres ainsi que des autres zones résidentielles. De plus, des commerces appartenant à la Coopérative de consommation de Toyota s'implantent dans chacune de ces nouvelles zones résidentielles qui permettent aux résidents de s'approvisionner pour leurs besoins quotidiens.

Ses choix anti-urbains d'aménagement du territoire, de la ville diffuse, c'est à dire contre la concentration de population, peuvent être expliqués par la volonté de Toyota d'offrir à ces travailleurs un cadre de vie rural, propice à son bien-être, à son repos. Une idéologie qui repose sur le désurbanisme, c'est à dire l'idée de la nature rédemptrice, apaisante et moins stressante que l'environnement urbain des grandes villes. Théories issues des garden's cities de l'Angleterre, des Siedlugen de la République de Weimar, du modèle théorique de Broadcast City de l'architecte Frank Lloyd Wright ainsi que des désurbanistes soviétiques des années 1930. Le modèle Toyota qui s'inscrit dans une recherche de profits maximum ou, dans ce cas, d'investissements minimum, érige l'habitat collectif et son corollaire les grands ensembles, comme solution parfaitement adaptée à ses exigences ; réservant l'habitat individuel à ses cadres et à l'aristocratie ouvrière. Ainsi, en 1970, après la fusion avec le village de Matsudaira, sur 28.969 ha du territoire de Toyota City, la montagne et la forêt occupent 34%, les terrains agricoles occupent 33% et les zones résidentielles occupent encore moins de 10%.  Toyota présente ainsi deux visages selon les slogans de l'époque : « Ville de la voiture (kuruma no machi) » et « Ville du vert et de l'eau (midori to mizu no machi) ».

Ces caractéristiques anti-urbaines peuvent également évoquer l'urbanisme fasciste de Mussolini, qui consistait à contrôler le développement de la population ouvrière dans les villes et à constituer des noyaux d'habitations en périphérie, destinés aux ouvriers, à la classe dangereuse, éloignés des centres urbains, n'ayant aucun contact entre eux et proches des centres productifs. L'objectif étant de disperser la classe ouvrière sur le territoire, autant que possible.  Toyota appliqua ce principe à deux niveaux : au niveau territorial par l'implantation de son centre productif en zone rurale, éloigné des grandes villes [Tokyo, Osaka] ; au niveau municipal, en disséminant, en éparpillant les zones résidentielles, plutôt que de les grouper. Une multitude de lieux d'habitat n'ayant que l'usine en commun,  qui pouvait cependant  mettre en danger un des principes du toyotisme, l'appartenance à une grande communauté, et l'esprit d'équipe. D'où l'importance accordée à l'organisation d'évènements [fête, festival, etc.], d'animation et d'équipes de sport. Un stade gigantesque sera d'ailleurs bâti...
TOYOTA City : Welcome !

TOYOTA City : usines



TOYOTA City : résidences






TOYOTA City : parc


TOYOTA City : sport
TOYOTA City : crèche

TOYOTA City : bureau pour l'emploi [après 2008]
TOYOTA City : usine & cimetière

Selon Satoshi Kamata, la faiblesse des moyens de transport public était purement intentionnelle : outre le principe de restreindre les mouvements, les déplacements, Toyota pouvait ainsi vendre à ses propres employés ses modèles. Des témoignages évoquent le même cas de figure à Turin dans les années 1960 où les ouvriers se plaignaient de l'insuffisance des transports en commun ; ils évoquaient également la politique de Fiat de ne pas équiper le territoire afin d'obliger -littéralement- ses salariés d'acheter une voiture [des retenues étaient prélevées sur le salaire en cas de retard, ce qui arrivait régulièrement du fait de la vétusté des lignes de transport].

La vie quotidienne d'un ouvrier

C'est en 1973, que le journaliste japonais Satoshi Kamata, se fait engager dans les usines Toyota. Après plusieurs mois de dur labeur, il dévoile au grand public les méthodes de travail du groupe en publiant un livre qui sera traduit dans le monde entier : Toyota, l'usine du désespoir : Journal d'un ouvrier saisonnierIl évoque ainsi son arrivée à Toyota City, son installation et la vie quotidienne :
Après avoir terminé ces deux jours de formation, on nous transporta au « foyer de la Cordialité » et on nous rassembla suivant notre affectation. Pour nous, les huit affectés à l'usine principale, on nous fit prendre nos bagages et monter dans un micro-bus, qui nous transporta au foyer du Gros Buisson. On avait quitté le « foyer de la Cordialité » avec sa haute palissade et son poste sévère de surveillance et on arrivait maintenant à un foyer pour célibataires également entouré d'une haute palissade et flanqué d'un poste de gardien tout près de la porte d'entrée. On nous transportait tout simplement d'un camp de concentration à un autre.
On nous fournit (en tant qu'emprunt) un matelas, des draps et un oreiller, et on nous remet aussi un affichette à notre nom pour fixer sur la porte. Puis on nous divise en quatre groupes de deux. Kudô et moi, on nous met ensemble dans la même chambre. Pourquoi mettre ensemble deux gars originaires d'un même village ? C'est fort probablement une politique dictée par l'expérience pour mieux nous permettre de nous fixer.
La chambre qui nous était dévolue portait le no 1407 ; ça voulait dire : premier bâtiment, 4e étage, 7e chambre. Dans ce foyer du « Gros Buisson » no 3, le poste de surveillance se trouvait juste à côté de la porte d'entrée qui donne accès à plusieurs bâtiments de quatre étages (et parmi les surveillants beaucoup étaient d'anciens soldats). Chaque appartement prévu pour quatre personnes comporte deux pièces, l'une de 7,5 m2, et l'autre de 10 m2  [4]. À peu près au centre du bâtiment se trouvent le réfectoire, les bains, la salle de télévision et une petite salle de réunion, le tout pour 1 344 personnes. Entouré d'une palissade également, de l'autre côté, il y avait un autre foyer semblable d'une contenance de 2 528 personnes. Les deux ensemble, ça faisait donc environ 4 000 personnes. En entendant ces chiffres, 4 000 jeunes, tous des mâles, j'étais abasourdi : est-ce que six mois là-dedans ça ne va pas nous rendre tous dingues ?
Kudô et moi nous entrons dans la chambre de six tatamis qui était vide et nous y étendons nos matelas, puis, après avoir acheté deux boîtes de bière dans une machine automatique, on s'installe pour boire. Lui, il voulait devenir titulaire et il se met à partir dans une grande conversation, il s'y croyait déjà : « Si je me marie, est-ce que je pourrai rentrer dans un appartement comme ça ? Est-ce que la boîte me donnera une prime de mariage ? J'achèterai une télé en couleurs et je m'établirai ici... »
Sur ces entrefaites, le voisin qui loge dans la pièce de 4, 5 tatamis arrive : il s'appelle Miyamoto. Il vient nous apporter son petit cendrier personnel, car il a remarqué que nous utilisions comme cendrier une boîte de bière vide. Il nous dit : « A n'importe quelle place, le boulot c'est pénible. Bah, vous vous habituerez. Ah ! vous venez d'Aomori ! S'il y a quelque chose que vous ne comprenez pas, n'hésitez pas à me demander. » Il est originaire du centre du Japon, de la préfecture de Gifu ; il est sorti du lycée, et c'est déjà sa septième ou huitième année chez Toyota.
[...]
Copains de chambrée, Samedi 16 septembre.
C'est le troisième samedi du mois, congé. Vue de ma chambre au quatrième étage, la cour du foyer n'est qu'un parking, avec juste un passage pour les voitures. Des autos toutes neuves, Corona, Carina, Carola, Célica, Sprinter, etc., sont alignées comme sur un parc d'exposition, prêtes à bondir sans arrêt sur l'étroit passage. Toutes appartiennent à des personnes du foyer, des célibataires d'une vingtaine d'années. Il paraît que plus d'un sur deux est propriétaire d'une voiture où entre une pièce qu'il a travaillée de ses mains. Une longue palissade, surmontée de fils barbelés tournés vers l'extérieur, encercle le bâtiment, ses voitures et ses pensionnaires. Sur la palissade il y a une pancarte signalant : « Les affiches apposées sans permission seront enlevées – La Compagnie. »
À la porte d'entrée il est écrit en grosses lettres : « En dehors des pensionnaires, on est instamment prié de passer par le bureau du foyer pour pénétrer ici. » Sans arrêt, les haut-parleurs répartis un peu partout annonçaient : « M. Untel, de la chambre no tant, est appelé au parloir. » Même les membres de la famille ou les amis d'un pensionnaire ne peuvent entrer librement et sont obligés de passer par le bureau.
Certes, derrière le foyer, les vagues blondes des épis de riz mûrs pour la moisson ondulaient, mais face au foyer les rizières étaient saccagées, prêtes à devenir du terrain à bâtir et tout au long de la route, sur la terre amoncelée, étaient construits çà et là les magasins destinés aux pensionnaires : cafés-bars, teinturerie, habillement, sushiya (riz fourré), pharmacie, appareils électriques, boulangerie, restaurants, Pachinko [5], etc.
Avec Kudô nous avions décidé d'aller faire un tour à Toyota (la ville la plus proche), mais pour y aller il n'y avait qu'un bus toutes les heures, alors nous sommes allés à pied jusqu'à la gare qui avait pour nom « Usine automobile Toyota ». Ça nous a demandé vingt minutes, mais pour le train aussi il n'y en avait qu'un par heure. Devant la gare où nous attendions il n'y avait pas de place comme on en voit d'habitude devant les gares desservant les grosses entreprises. La gare était toute petite et à côté il n'y avait qu'une espèce de baraque qui faisait kiosque à tabac et un poste de téléphone public. L'usine était là juste devant notre nez : c'était plutôt froid comme impression ! Finalement un bus arriva et nous partîmes pour la ville.
Avec un train ou un autobus toutes les heures, pour aller n'importe où, ça demande bien une demi-journée. Maintenant c'était la ville, mais on avait plutôt l'impression d'un bled perdu dans la montagne. À partir de l'usine, les voitures comme des mouches surgissaient de partout et tous les magasins étaient équipés d'un parking. Mais pour ceux qui n'avaient pas de voiture, cette ville c'était vraiment un cauchemar. Par la fenêtre du bus, le long de la route, nous pouvions voir, stationnées devant les bars ou les restaurants, des voitures de la marque Toyota, Célica, Crown, etc. Et puis, dans les tournants, les pancartes « interdit d'entrer » nous sautaient aux yeux. Que cette ville était bizarre !
Toyota-ville faisait 220 000 habitants, mais on ne s'en rendait pas compte, la ville avait l'air d'un coin perdu de la campagne. Les rues commerçantes se trouvaient concentrées devant la gare et en un quart d'heure on avait fait le tour de ce qui pouvait ressembler à une ville. Kudô a dit avec un petit brin de fierté : « Si c'est ça Toyota ! Hirosaki, c'est quand même beaucoup plus animé ! »
Dimanche 24 septembre.
Le journal du matin raconte le mariage entre le reporter Kuroki et l'actrice Matsuwara : j'ai l'impression d'un événement d'un autres monde ! Depuis hier 9 heures jusqu'à ce matin 9 heures j'ai dormi, mais mes douleurs n'ont pas disparu pour autant. Kudô, lui, part travailler à 8 heures pour une demi-journée. Il me qui quitte en disant : « Du matin quand il fait encore noir jusqu'au soir quand il fait déjà noir, toute la journée c'est l'usine : c'est un boulot qu'on ne peut pas faire quand on est marié ! » Il me disait que quelqu'un avait écrit dans les w.-c. de son atelier : » Ça fait vingt ans que je travaille ici, et je n'ai pas encore pu m'acheter une voiture ! » Ça c'est vrai, mais la plupart des jeunes qui s'achètent leur voiture par mensualités c'est aussi la réalité.
Se lever, aller au boulot, travailler, prendre un bain, manger et dormir : voilà notre vie.
À propos de cette vie, voilà ce qu'écrit un certain Kusayanagi dans un livre intitulé Toyota : son royaume : « Le repas est préparé en un instant grâce à des marmites ultramodernes qui cuisent le riz sous vide. Après avoir mangé, l'ouvrier va à l'usine et le travail terminé il regagne les installations sociales, sanitaires et de loisirs qui ont coûté à l'entreprise 60 milliards de yens... Toyota n'est-il pas en train de faire un homme nouveau, me suis-je demandé en rêvant, alors que je quittais cette grandiose campagne » [9].

Ce qui est écrit là est réel en un sens, mais comme il y a un tas de choses qui sont passées sous silence, ça ne ressemble aucunement à la vérité. Il nous jette de la poudre aux yeux ! Voilà comment il faut écrire : « Parce que le repas est préparé en un instant dans des marmites ultramodernes, on nous sert un riz qui est simplement levé mais pas cuit, et c'est non seulement mauvais au goût mais indigeste. Après nous avoir fait manger ce truc, en vitesse il faut aller à l'usine, et quand enfin se terminent les longues heures de travail forcé, sans une minute ni même une seconde de repos, on regagne ce que le service de publicité Toyota appelle les installations sociales, sanitaires et de loisirs et qui ont coûté paraît-il 60 milliards, mais qu'il faut appeler notre camp de concentration. Car ici sont alignés les gardiens, tous anciens militaires, qui veillent avec soin sur notre vie privée...

Oui, Toyota est en train de détruire l'homme lui-même, et moi ce n'est pas en rêvant, mais avec effroi, que je travaille dans cette grandiose usine Toyota ! Ainsi, le titre de ce livre serait plutôt Toyota : l'usine-bagne.

En un autre endroit, Kusayanagi pousse le ridicule jusqu'à écrire ceci : « Les ouvriers font l'aller-retour du foyer à l'usine, vêtus de leurs bleus de travail et chaussés de guétas. Le travail terminé, ils ne peuvent pas aller en ville dans cette tenue, ils rentrent donc au foyer et étudient ; et ce sont des livres qu'ils lisent ! » Mais en fait ? Ceux qui vont en bleus de travail du foyer à l'usine ce sont des types comme moi ou bien des saisonniers qui ont dépassé la quarantaine, mais la plupart des jeunes se croient obligés d'acheter un voiture qu'ils ont eux-mêmes fabriquée, en payant avec de longues mensualités, car il faut dire que consciemment l'entreprise n'a pas développé les moyens de transport collectifs nécessaires et d'autre part leur travail trop simplifié les ennuie. Le chemin trop long pour être fait à pied est trop court pour être fait en voiture. S'engouffrant nerveusement dans la première place de parking laissée libre, ils se fatiguent encore plus et de retour au foyer ils sont tellement crevés que, loin de pourvoir lire, ils n'ont même plus la force de penser, elle leur a été volée, voilà la vérité !
Dimanche 15 octobre.
Le système Toyota d'accession à la propriété. Quand j'ai pris mon bain, il y avait à côté de moi un gars qui s'étirait de tout son long ; il disait à son copain : « Y'a pas de doute, un grand bain, c'est formidable. Moi, quand je me construirai une maison, je le ferai très grand. »
Plus le travail est rendu pénible, plus les ouvriers eux-mêmes sont robotisés, plus ils se laissent aller au matérialisme, semble-t-il. Les jeunes ouvriers du foyer possèdent presque tous voiture, stéréo et télé en couleurs, et rêvent de construire un jour leur maison. Ils se marient quand ils ont fini de payer tout ça par mensualités.
Quelques-uns seulement peuvent entrer dans les appartements « de la boîte », car actuellement Toyota n'en construit plus, mais semble encourager l'accession à la propriété pour ceux qui au bout de dix ans sont chassés du foyer. La plupart de mes copains d'atelier cotisent à l'épargne-logement organisée par l'entreprise. Les titulaires de plus de vingt-cinq ans, qui ont cinq ans d'ancienneté et qui ont cotisé plus d'un an à cette épargne-logement, peuvent bénéficier d'un prêt de deux millions de yens, avec intérêt annuel à 4,5 %, remboursable en douze ans. Il y a aussi un autre système de prêt Toyota avec contrat à long terme où l'on peut emprunter dix millions de yens, à 5,5 % d'intérêt annuel, remboursable en vingt-cinq ans. Il y a environ 4 000 travailleurs qui, à ce jour, ont construit leur maison grâce à cela, m'a-t-on dit. Ainsi, ces jeunes qui se sont mariés n'ayant encore qu'une vingtaine d'années se retrouvent pieds et poings liés à l'usine, par la chaîne qui est aux mains des capitalistes et, en famille, par les prêts qu'ils auront à rembourser jusqu'à la retraite : toute leur vie est entre les mains du capital Toyota.

Contrôle Total et permanent

TOYOTA City guide 2011

En 2010, les conditions de vie que décrivait le journaliste Satoshi Kamata en 1973 sont pratiquement les mêmes ; les jeunes travailleurs célibataires logent encore dans de minuscules chambres. Un jeune ingénieur interrogé par Léna Mauger évoque le foyer : " Ces dortoirs sont vieux et ultra-basiques, un peu comme si on était à l'armée. Toyota ne nous fournit que le strict minimum pour vivre ; ils accordent peur-être plus de valeur aux machines qu'aux hommes. Les ouvriers ont droit à un vrai lavage de cerveau. Toyota contrôle notre vie quotidienne, on nous explique comment se conduire dans la vie, comment faire du sport, on nous traite comme des enfants, et on dépend tellement de Toyota que personne n'ose en dire du mal."

TOYOTA City : foyer pour salarié célibataire
TOYOTA City : chambre pour salarié célibataire

Pour les cadres, les chefs d'équipe avec femme et enfants qui envisagent une carrière au sein de Toyota, le code de conduite exige l'achat d'une maison individuelle Toyota, en plus de la voiture Toyota, le plus généralement par un crédit alloué par la firme. Perdre son emploi, signifie donc automatiquement perdre Tout

En 2010 selon la journaliste Léna Mauger, Toyota City est une ville fermée, coupée du reste du pays, les usines sont surveillées en permanence par des gardiens et des caméras. Les commerces, les équipements publics, les distractions, la ville entière est Toyota ou soumise à son emprise. 

TOYOTA City guide 2011

La représentation cartographique de Toyota  par les services de communication de la firme est révélatrice et conforte les témoignages des habitants comme des journalistes : Toyota City est une île, coupée du pays.  Le bleu évoque la mer et délimite son territoire-île : les villes situées hors périmètre n'existent pas, ou ne méritent pas de l'être.

Le code de Conduite Toyota



Le système de production Toyota avait  rencontré des résistances, mais celles-ci avaient pu être évitées par les « syndicats d'entreprise » qui sont - encore aujourd'hui - une courroie de transmission des ordres patronaux comme l'explique Satoshi Kamata : " pour les personnes titulaires, l'adhésion est obligatoire et les prélèvements de salaires sont automatiques, autrement dit le financement des syndicats passe par Toyota, ce qui n'est pas un signe d'indépendance." D'une manière générale, dans toutes les grosses entreprises privées, le syndicat est tout simplement un rouage de la direction (certains Japonais l'appellent « goyokumiai » = syndicat délicatement manœuvré par les patrons). D'autre part, Kamata affirme qu'il était connu qu'un syndiqué qui s'opposerait à la direction verrait disparaître ses chances d'être promu, et l'entreprise a finalement mis au point un système où pour se présenter, il fallait recueillir cinquante signatures, ce qui est dissuasif.
« Diviser pour mieux régner » est une devise appliquée depuis belle lurette, non seulement à l'intérieur de l'entreprise où les employés sont répartis en petites équipes plus ou moins isolées les unes des autres, mais aussi à l'extérieur, grâce au système de la sous-traitance, employé ici à grande échelle. Les grosses entreprises confient « aux enchères », c'est-à-dire au meilleur prix pour elles, le travail dangereux, sale ou inintéressant à des milliers de petites entreprises qui rivalisent entre elles. Pour survivre et respecter les délais fixés, ces dernières font faire de nombreuses heures supplémentaires à leurs ouvriers sans respecter les congés légaux. Dans les années 1970, Toyota n'emploie que 40 000 titulaires, mais on estime que 200 000 personnes environ travaillent en sous-traitance pour l'entreprise. Il va sans dire que les sous-traitants sont les premiers touchés par les conséquences d'une récession.

Quel genre d'homme fabrique-t-on ainsi ? À travers les faits rapportés par Satoshi Kamata, on pourra se rendre compte à quel point l'homme se trouve profondément meurtri, abîmé, mutilé dans tout son être. Sa force de travail lui est extorquée, sa santé toujours menacée, sa force de penser est souvent annihilée par des loisirs avilissants après l'avoir été par le travail, sa culture est progressivement rangée dans les musées. Kamata témoigne de l'aliénation produite par ce type d'organisation du travail : le conditionnement où sévit le principe du « aucun  geste inutile ». Finalement, « prisonnier de cette vitesse démente, c'est toujours l'homme qui se fatigue (et pas la machine) », qui est telle qu'il n'a pas la force de penser : « il a un cycle de travail de 80 secondes, il n'arrive plus à penser de façon plus longue que ce rythme imposé». Il évoque une organisation militaire du travail, avec d'anciens militaires comme surveillants des dortoirs, comme supérieurs hiérarchiques, avec un système de grade pour les salariés comme à l'armée etc. Kamata témoigne de nombreux accidents tout au long de ses six mois de travail, provoquant parfois des morts, et nombre de suicides : « Dans un numéro d'une revue du Centre de recherches et d'analyse du capitalisme des monopoles il y a un article qui affirme qu'en 1965 il y a eu chez Toyota 40 cas de maladies mentales et 10 suicides. Qu'un nombre important d'ouvriers abandonnent, ça indique bien combien s'accumulent dans les ateliers les contradictions et les insatisfactions sans qu'il y ait aucun espoir de solution en vue. » En effet, avant la crise économique de 1973, à l'époque du plein emploi, les démissions de salariés et d'ouvriers étaient pratiquement aussi nombreuses que celles des embauches.

Kamata retranscrit les paroles d'un jeune travailleur : « Le jeune, revenant des toilettes, se met à dire subitement : « J'ai appris à l'école qu'on est dans la période moderne, mais, quand on arrive chez Toyota, c'est comme si on retrouvait la période féodale. » Daté et moi, on avait la même impression. Ou bien encore on pourrait comparer ça au système impérial, caractérisé par l'irresponsabilité. C'est le chef d'équipe qui dit : « Ce que je vous dit là, c'est un ordre venu d'en haut. » Le contremaître : « C'est un ordre venu d'en haut que je vous transmets. » Le chef d'atelier dit de même, le chef de division aussi. Et les ouvriers, annihilés par le système, abandonnent toute lutte. »


Le crise de 2008

Dans les années 1980, le Japon s’impose comme une référence technologique et industrielle, et le toyotisme comme un modèle dans la majorité des grandes entreprises internationales. En 2008, Toyota devient le premier fabricant automobile de la planète, quelques mois plus tard, avec la crise et la chute des ventes, la compagnie affiche les premières pertes de son histoire, et des milliers de salariés licenciés, un tiers des effectifs, ont regagné leur ville d'origine. Les travailleurs précaires, les Latino-américains et les travailleurs des sous-traitants seront les premières victimes. 
TOYOTA City : post crise 2008

Un ouvrier Tadao Wakatsuki décide alors de créer un syndicat indépendant de l'entreprise et de l'unique syndicat officiel : " Je veux que Toyota considère ses salariés comme des hommes, et pas comme des robots... Pour moi Toyota c'est comme la Corée du Nord, un pays sans liberté, sans démocratie. La compagnie menaça de licenciement ceux qui sympathisent avec moi. Ils ont même interdit aux autres salariés d'assister à mon mariage." Toyota exerce une pression psychologique telle sur ses salariés, qu'en 2010, une dizaine de personnes seulement ont risqué d'y adhérer. 


Tadao Wakatsuki 

Début 2010, le rappel de millions de véhicules défaillants met brutalement fin à son âge d’or. En 2011, un des modèles haut-de-gamme se révèle également défectueux. Alors que Toyota se remet de ses mésaventures successives, le Japon est victime du pire tremblement de terre de ces cent dernières années, tragédie nationale, et qui dévaste au passage l’industrie manufacturière. Si les productions d’avril 2011 sont de l’ordre de la moitié de la normale, Toyota prévoyait une date de retour à la normale en décembre 2011. Comme le dit le journaliste Alex Smith de Fortune : Il est temps d’arrêter de s’en faire pour Toyota. Certains évoquent même la parfaite gestion de la crise par Toyota,  et aux États-Unis, les grandes enseignes nationales s'en inspirent, de même que pour préparer l'après-crise, elles réforment leurs usines sur le modèle toyotiste... 

Photo : Stéphane Couturier, Usine Toyota Valenciennes 2005

NOTES

[1] Né à Hirosaki, dans le Nord du Japon, en 1938, Kamata Satoshi vient travailler à Tokyo à l'âge de dix-huit ans. Il est d'abord tourneur dans un petit atelier où il gagne 230 yens par jour [1]. Puis, comme il n'arrive pas à apprendre le métier, il donne son compte et se retrouve chômeur pendant un certain temps, vivant grâce aux copains. Il entre alors dans une petite imprimerie : dix jeunes se présentent en même temps que lui pour la place. Il est choisi parce que, venant de la campagne, il est censé ne pas avoir de conscience ouvrière. Le patron lui promet une augmentation après ses deux mois d'essai, mais en fait la promesse n'est pas tenue. Aussi, dès qu'un syndicat se constitue dans l'entreprise, il y entre aussitôt et se met à militer activement. Quelques mois après, il reçoit une lettre recommandée avec avis de licenciement. Après une lutte sévère mais sans espoir où l'un de ses copains de vingt-et-un ans, licencié en même temps que lui, se suicide, il se décide à étudier davantage pour se mettre au service de la classe ouvrière. Il entre à l'université Waséda de Tokyo. Tout en travaillant le soir pour payer ses études, il suit les cours de littérature japonaise et obtient le diplôme en 1964. Il se met alors à réaliser des enquêtes, à écrire des articles pour une revue spécialisée dans les problèmes ouvriers. Il publie également un livre sur la pollution à Kitakyushu et un autre sur les problèmes de rationalisation du travail.

[2] Les méthodes Toyota et les Toyotamen
En 1950, Taiichi Ohno, directeur d'usine, est chargé d'améliorer le processus de production pour atteindre la productivité de son concurrent américain Ford. M. Ohno observe alors les constructeurs américains de l'époque, qui ne raisonnent qu'en termes de production de masse et de stocks. Il choisit de les prendre à contre-pied, ajoute le « pull system » en vigueur dans les supermarchés des Etats-Unis (remplacement immédiat d'un produit vendu) au « just in time », et renforce la lutte contre les stocks. Il fait siens les enseignements d'Edwards Deming, un des pionniers de la « qualité américaine », pour qui le concept de «client » devait être intégré au fonctionnement de l'entreprise et insistait sur la nécessité de constamment résoudre les problèmes. Cela se traduit par quatre éléments clefs : le Kanban, le juste-à-temps (JAT), le Muda, et le Kaisen.
Le Kanban permet de limiter au strict nécessaire la documentation administrative de la production ainsi que les stocks-outils. Il permet du même coup d'éviter la construction et la gestion coûteuses de magasins. Il est, en somme, l'instrument du zéro-papier et du zéro stock.
L'idée du juste-à-temps (JAT), conçue par Kiichiro Toyoda, implique qu'il suffit d'acheter exactement la quantité de pièces dont on a besoin, et que les fournisseurs doivent l'apporter juste au moment où on en a besoin.
Le Muda (gaspillage) : Les 7 gaspillages : productions excessives, attentes, transports et manutentions inutiles, usinages inutiles, stocks, mouvements inutiles, productions défectueuses.
Le Kaisen, ou « conseil d'amélioration du prix de revient » , pour réduire le prix de revient ainsi que pour élever l'efficience productive et la qualité. La dernière souligne le fait que les gains obtenus par Kaisen sont partagés entre Toyota et ceux qui les ont réalisés. Là se trouve la nature du management toyotien : Toyota impose à ses salariés et fournisseurs une offensive, mais elle rémunère leurs efforts. C'est ainsi que la gestion du prix de revient et de l'efficience productive constitue à la fois un dispositif de contrôle des membres du groupe et une forte incitation à améliorer leur productivité et à baisser le prix de revient.
Ainsi, Toyota appliquera le parfait contraire des méthodes américaines fordistes qui impliquaient une production strictement planifiée et l'usage des stocks, dont les chaînes de montage opéraient par usine la construction d'un seul modèle et dont les ouvriers étaient spécialisés dans une tâche. Pour Toyota, le travail de ligne implique la polyvalence, c'est à dire la possibilité de fabriquer plusieurs modèles différents sur une même chaîne de montage et même temps. Ohno explique les conséquences des effets conjugués des flux tendus et du kanban : « Pour les responsables des postes de travail qui, en amont, sont chargés de produire ces articles, ce n'était cependant rien d'autre que la négation de l'idée de planning de production qui leur avait été inculquée par de longues années de pratique. Il n'était pas facile, dans ces conditions, de vaincre leur répugnance à admettre que l'on puisse plus leur indiquer à l'avance ce qu'ils avaient à faire. La nécessité de répondre sans préavis à toute nouvelle demande posait cependant un nouveau problème : il fallait qu'à tous les stades de processus les changements de réglage fussent rapides. Car, si l'on devait produire en grandes quantités pour compenser la lenteur des réglages, on était peu enclin à interrompre une fabrication du produit A pour répondre à une demande de produit B. »
Ces méthodes impliquent donc une polyvalence des « opérateurs », capables d'utiliser des machines de fonctions différentes, l'une après l'autre, dans la séquence du processus. Ceci afin d'accroître la productivité et de réduire le personnel de production qui implique de repenser, dans tous ses détails, l'organisation du travail. Implicitement pour Ohno, les deux vont de pair : tout comme on supprime les mouvements inutiles, on supprime les postes inutiles, on rationalise la production au maximum en fonction de la demande et non plus des prévisions ou estimations.
Un système productif dans son ensemble encore bien plus cruel que celui des chaînes de montage des usines américaines, pour les "opérateurs" qui doivent en permanence répondre aux changements. Ohno, présente au contraire l'élévation de l'intellect des salariés « Quant aux travailleurs, le fait de les affranchir des tâches inutiles ou sans intérêt ne peut qu'élever la valeur de leur travail. » Tout comme pour Ford, on ne demande pas au salarié de réfléchir : « Le problème n'est pas de comprendre la théorie avec sa tête. Il faut que le corps se la rappelle, qu'elle devienne instinctive. L'acceptation des rigueurs de l'entraînement conditionne le succès dans les compétitions. » Ohno compare le travail d'une entreprise à celui d'une équipe de sport, où l'entraînement est valorisé. Mais on ne demande pas aux salariés de comprendre, mais de faire corps avec l'organisation du travail. ainsi on peut facilement passer de « l'entraînement » au « dressage ». Ohno continue ses considérations sur le statut de ses salariés lors de la définition de l'auto-activation, pilier du système Toyota : « Chez Toyota, nous nous référons à l' « autoactivation » plutôt qu'à l' « automation ». Nous entendons par là qu'une machine doit être dotée d'intelligence, ce qui n'est pas le cas dans l'automation. »

BIBLIOGRAPHIE

KAMATA Satoshi
Toyota, Usine du désespoir, journal d'un ouvrier saisonnier (1973)
Les éditions ouvrières, collection « Rencontre des peuples », 1976.
Réédition aux Editions Démopolis, 2008.


Le livre en  intégralité version française : [Merci Marxists.org !]

OHNO Taiichi
L'esprit Toyota ( 1978 )
Editions Masson, 1989.

SHIMIZU Koïchi
Le Toyotisme
Editions La découverte, collection Repères, 1999.

Léna Mauger & Stéphane Remael
Toyota City
Documentaire
Date 2010
Diffuseur France 5
Le Documentaire à visionner sur France 5 :
http://www.france5.fr/portraits-d-un-nouveau-monde/#/theme/economie/toyota-city/

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