M. TAFURI : La Crise de l'Utopie : Le Corbusier à Alger [Partie 2]

James Rosenquist, F 111 [détail]

Le Pop art, l'Op art, les analyses sur l'imageability urbaine, l'esthétique prospective, concourent au même objectif : masquer les contradictions de la ville. Tafuri sera l'ennemi impitoyable des jeunes architectes Radicaux, cette prolifération de design underground, de design de « contestation » qui, (...) est élevé au rang d'institution, bénéficie de la propagande des organismes internationaux et est intégré dans les circuits d'élite. Il faut placer cette attaque virulente dans le contexte de l'époque où la Nuova Sinistra est particulièrement active, tout autant que la crise du logement, tandis que s'érigent encore des gigantesques bidonvilles dans la périphérie de Rome.


Manfredo TAFURI


La Crise de l'Utopie : Le Corbusier à Alger
[Partie 2]

Chapitre extrait de :
Projet et Utopie, Architecture et développement capitaliste.

Editions Laterza, 1973


La ville est donc considérée comme une superstructure, et l'art est désormais chargé d'en donner une image superstructurelle. Le Pop art, l'Op art, les analyses sur l'imageability urbaine, l'esthétique prospective, concourent au même objectif : masquer les contradictions de la ville contemporaine par leur résolution dans des images polyvalentes, par l'exaltation d'une complexité formelle qui, si on veut bien l'interpréter correctement, n'est rien d'autre que l'éclatement des dissidences irréductibles, incontrôlables par un plan capitaliste avancé. La récupération du concept 'art joue donc une fonction bien précise dans cette opération de couverture. 



Il est certain que, tandis que l'industrial design se place à l'avant-garde de la production technologique pour en conditionner la qualité afin d'accroître la consommation, le pop art, en réutilisant les déchets et les « restes », se place à l'arrière garde de cette production. Mais cela recouvre exactement la double demande à laquelle les techniques de communication visuelle doivent répondre aujourd'hui. En renonçant à se situer à l'avant-garde des cycles de production, l'art démontre, malgré ses contestations verbales, que le processus de la consommation tend vers l'infini : même les déchets, sublimés dans des objets inutiles ou nihilistes, peuvent prendre une nouvelle valeur d'usage et être réintroduits dans le cycle production/consommation, même si c'est par la porte de service.


Claes Oldenburg, Ghost, soft drums, 1972

Mais cette position d'arrière garde est également le signe d'un renoncement à résoudre totalement les contradictions de la ville et à la transformer en une mécanique bien organisée, où il n'y aurait plus ni gaspillage de type archaïque, ni dysfonctions généralisées.

En effet, dans cette phase, il faut absolument que le public soit convaincu que les contradictions, les déséquilibres, le chaos, caractéristiques de la ville contemporaine, sont inévitables ; et même que ce chaos renferme des richesses inexplorées, des possibilités d'usage illimitées, des valeurs ludiques qui peuvent devenir de nouveaux fétiches sociaux.

Ce que proposent les nouvelles idéologies urbaines, c'est l'utopie architecturale et/ou super-technologique, la redécouverte du jeu comme condition de la participation du public, la promesse de « sociétés esthétiques », l'appel à l'instauration d'un primat de l'imagination [1].

Dans le Livre Blanc de l'Art total, Pierre Restany, synthétisant toutes ces propositions et leur donnant une cohérence exemplaire, assigne à l'activité artistique une nouvelle fonction, qui n'est plus celle d'opérer mais de persuader.

Ce texte expose de façon explicite tous les thèmes que le constat d'obsolescence des objectifs jusqu'à présent poursuivis par l'art avait fait apparaître. Il en résulte que les propositions « nouvelles » de récupération de l'art assument exactement, quoiqu'en termes différents, les mêmes significations que les propositions des avant-gardes historiques ; mais elles n'ont ni la clarté, ni la conviction dont ces avant-gardes pouvaient légitimement se prévaloir.

« La métamorphose des langages n'est qu le reflet des changements structurels de la société – écrit Restany -. La technologie, en réduisant de façon croissante le décalage entre l'art (synthèse des nouveaux langages) et la nature (la réalité moderne, technique et urbaine) joue le rôle déterminant d'une catalyse suffisante et nécessaire. Outre ses immenses possibilités et ses ouvertures illimitées, la technologie témoigne de la flexibilité indispensable en période de transition : elle permet à l'artiste conscient d'agir non plus sur les effets formels de la communication, mais sur ses termes mêmes, l'imagination humaine ».

La technologie contemporaine permet enfin à l'imagination de prendre le pouvoir : libérée de toute entrave normative, de tout problème de réalisation ou de production, l'imagination créatrice peut s'identifier à la conscience planétaire. L'esthétique prospective est le véhicule de la plus grande espérance de l'homme : sa libération collective. « La socialisation de l'art traduit la convergence des forces de création et de production sur un objectif de synthèse dynamique, la métamorphose technique : c'est à travers cette restructuration que l'homme et le réel trouvent leur vrai visage moderne, qu'ils redeviennent naturels, toute aliénation dépassée. » [2]

Ainsi, le cercle se referme. Restany utilise la mythologie de Marcuse pour démontrer qu'on en peut accéder à une « liberté collective » (qui n'est pas autrement précisée) qu'en s'immergeant dans les rapports de production actuels. Il suffit de « socialiser l'art » et de la placer à l'avant-garde du progrès technologique : et peu importe si toute l'histoire de l'art moderne démontre le caractère utopique d'une telle proposition, qui pouvait être compréhensible autrefois, mais qui est aujourd'hui uniquement rétrograde. On peut même se permettre, dans cette optique, de récupérer le slogan le plus ambigu du Mai 68 français, celui de l'imagination au pouvoir, qui sanctionne le compromis entre les contestataires et les conservateurs, entre la métaphore symbolique et les procès de production, entre l'évasion et la Realpolitik.




On peut même faire plus : en réaffirmant le rôle de médiation de l'art, on peut une nouvelle fois lui attribuer les significations naturistes que lui avaient données les Lumières. La critique « d'avant-garde » révèle ainsi quels sont ses objectifs : la conclusion et l'ambiguïté qu'elle prêche pour l'art – en se servant des conclusions des analyses sémantiques – ne sont que des métaphores sublimées de la crise et de l'ambiguïté qui informent aujourd'hui les structures de la ville.

« La méthode critique – continue Restany – doit concourir à la généralisation de l'esthétique : dépassement de l'oeuvre et production multiple ; distinction fondamentale entre les deux ordres complémentaires de la création et de la production, systèmatisation de la recherche opérationnelle et de la coopération technique dans tous les domaines de l'expérimentation de synthèse ; structuration psycho-sensorielle de la notion de jeu et de spectacle ; organisation de l'espace ambiant en vue de la communication de masse ; insertion de l'environnement individuel dans l'espace collectif du bien-être urbain ». [3]

Si l'on veut se faire une idée des réalisations qui correspondent à ce type de futurologie et à ces appels à l'auto-libération, on a le choix entre les villages nomades des communautés hippies américaines, ou la « liberté » symbolisée par la précarité des cabanes s'associe à la technologie des structures de Buckminster Fuller, ou les projets d'environnement présentés à la XIVe Triennale de Milan, ou bien l'exhibitionnisme érotique de Sottsass Junior, ou encore les environnements et les non-projets réalisés pour l'exposition « Italy-New Domestic Landscape » organisée par le Museum of Modern Art de New-York en1972.[4]


9999, architectes, Italie

Bref, on assiste à toute une prolifération de design underground, de design de « contestation » qui, à l'inverse des films de Warhol ou de Pascali, est élevé au rang d'institution, bénéficie de la propagande des organismes internationaux et est intégré dans les circuits d'élite. Ainsi, par le biais du design et des projets de micro-environnement, les contradictions explosives des structures métropolitaines, sublimées par une ironie qui provoque la catharsis, font leur entrée dans la sphère de la vie privée. Malgré les déclarations de leurs auteurs, les « jeux », au demeurant fort habiles, des Archizoom ou les angoisses stériles de Gaetano Pesce proposent au public l'« auto-libération » par l'usage privée de l'imagination. Les symboles toujours menaçants de Oldenburg ou de Fahlström trouvent ainsi à se réemployer dans un domestic Landscape pacifié.

Si ces jeux plus ou moins « savants »bénéficient d'une telle place dans le design, c'est parce qu'il continue d'y avoir une séparation entre le cycle de production du cadre bâti et les industries productrices d' « objets ». Et il serait utile de se demander si l'explosion d'images à laquelle nous sommes en train d'assister n'est pas le prélude à un tout autre genre de contrôle de la production, que les nouvelles techniques d'exécution automatique permettent déjà d'entrevoir, et qu'une restructuration technologique du cadre bâti rendrait inévitable [5].

Même dans le domaine de l'idéologie pure, un peintre comme James Rosenquist apporte une réponse qui dénote, par rapport aux appels futiles à l'auto-désaliénation lancés par le design « négatif », une attention bien plus grande à la situation « de contrainte » dans laquelle est placée l'activité figurative.


James Rosenquist, F 111
A l'occasion de son tableau « F 111 », James Rosenquist déclarait, au cours d'un entretien publié par la « Partisan review » :

« L'idée de l'oeuvre au départ, c'était des fragments de vision à vendre, des fragments incomplets ; il y avait environ 51 panneaux dans le tableau. Si vous accrochez un de ces fragments sur un mur de votre maison, vous pouvez éprouver une espèce de nostalgie, puiqu'il est incomplet et donc romantique. C'est un peu la façon dont on conçoit une collection aujourd'hui : quelqu'un qui achète un objet témoin de son temps et de son histoire. Il peut mettre le panneau dans sa collection comme il le ferait pour un morceau d'architecture de la Sixt Avenue ou de la Fifty Second Street ; le fragment, déjà aujourd'hui, mais plus encore dans un avenir proche, peut se contenter de n'être qu'un panneau d'aluminium vide, alors qu'il y a quelque temps on aurait eu une corniche tarabiscotée ou quelque chose d'apparemment plus humain. Il y a bien longtemps, quand on observait le va-et-vient du trafic dans la Sixth Avenue, ce trafic, c'était des chevaux ; il y avait une respiration, un mouvement musculaire dans la rapidité de la rue. Maintenant, ce qu'on voit se réduit à des éclairs fugitifs de mouvement statique, et cette idée de nature donne une étrange idée – pour moi, du moins – de ce que l'art peut devenir : comme un fragment de cette oeuvre. Rien d'autre qu'un panneau d'aluminium » [6].

« Des éclairs fugitifs de mouvement statique » : depuis Broadway Boogie-Woogie de Mondrian, le « F 111 » de James Rosenquist est l'exemple le plus cohérent de la réduction de l'expérience métropolitaine au « silence mortel du signe » que la peinture contemporaine ait produit. Mais le Penn Center de Philadelphie, la tour de Kevin Roche et John Dinekoo à New Haven ou le World Trade Center de Yamasaki et Roth à Manhattan sont eux aussi des « éclairs fugitifs de mouvement statique ». Ils le sont, non seulement par leur caractère volontaire de « formes vides », mais surtout par leur signification en tant que « fragments » dans la métropole contemporaine. Ils sont eux aussi, selon la métaphore de James Rosenquist, des fragments qui ne peuvent être autre chose que des « panneaux d'aluminium vides » pour collectionneurs désenchantés [7].

Mondrian : Broadway Boogie-Woogie

Dans le cadre des remarques que nous venons de faire, on pourrait se demander s'il y a vraiement une différence se substance entre ce mutisme voulu de la forme et les distorcions formelles, empreintes de désespoir et de scepticisme de l'architecte Paul Rudolph ou de Victor Lundy, telles qu'on les voit dans le Government Services Center de Boston et la boutique de chaussures sur la 5e Avenue de New York.

Pour « résister » dans l'espace métropolitain, il semble que l'architecture soit contrainte de devenir son propre fantôme. Comme si elle expiait de cette façon son « péché originel », autrement dit sa prétention à gérer à l'aide des seuls instruments propres à sa discipline, les structures primaires de la ville. Il est significatif qu'aux Etats-Unis, pays où le phénomène se produit avec le plus d'évidence, ce soient les villes universitaires qui receuillent, dans une espèce de musée d'architecture vivante, les expériences formelles rejetées par Manhattan ou par Detroit.


Mies van der Rohe, Federal Center, Chicago
Ce que prophétisait les oeuvres apodictiques de Mies van der Rohe, l'enfant terrible du mouvement moderne, est maintenant devenu une réalité tangible. Dans leur absence totale de valeur sémantique, le Seagram Building ou le Federal Center de Chicago sont des objets capables d'être-pour-leur-propre-mort, seul moyen d'échapper à la faillite de l'architecture dans l'espace métropolitain [8]. Toutefois le silence de Mies van der Rohe semble aujourd'hui inactuel, au milieu du « tumulte » des néo-avant-gardes. On peut se demander d'ailleurs ce que celles-ci apportent de réellement nouveau par rapport aux positions des avant-gardes historiques. On pourrait aisément démontrer par une analyse des sources que, malgré la relance idéologique qu'elles suscitent, la marge de nouveauté y est extrêmement réduite. Et si l'on excepte l'utopie de Marcuse, qui voit dans le Grand Refus opposé par l'Imagination la possibilité d'une récupération de la dimension du futur, on peut même dire que par rapport à la cohérence des avant-gardes historiques, il leur manque incontestablement quelque chose.

Dans le moment où il s'avère nécessaire d'intégrer de plus en plus le travail sur la forme dans le cycle de la production, comment expliquer qu'elles reproposent sans cesse la même débauche formelle et qu'elles insistent tant sur le retour à une dimension spécifique des thèmes artistiques ?

Il est significatif que la réponse la plus courant à cette question fasse référence aux recherches accomplies dans le champ de la sémiologie et l'analyse critique du langage. On prétend, de cette façon, inscrire la recherche de nouveaux « fondements » pour le langage architectural sur un terrain objectif, et se donner les moyens de dépasser des problèmes qui sont, en fait, déjà dépassés.


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NOTES


[1] Cf comme textes à prendre en compte en tant que phénomène : G.C. Argan : Rapport introductif à la rencontre sur les « structures ambiantes », 1968 ; L. Quaroni, La tour de Babel, 1967 ; Michel Ragon, Les visionnaires de l'architecture, 1965. Il serait superflu d'avertir que le rapprochement de ces thèses fait abstraction de toutes les considérations relatives à leur rigueur et à la qualité de leur apport.

[2] Ibid

[3] Il est clair que nous 'utilisons le texte de Restany, que comme illustration d'une mythologie extrêmement répandue parmi les protagonistes de la néo-avant-garde : d'autre part plusieurs de nos assertions peuvent valoir aussi pour des tentatives « disciplinaires » beaucoup plus profondes, de rachat à travers l'utopie.

[4] organisée par l'architecte Emilio Ambasz.

[5] Cette observation a été développé dans l'article de M. Tafuri, Conception graphique et Utopie Technologique.

[6] James Rosenquist, interview de G.R. Swenson pour « Partisan revue », 1965.

[7] Se souvenir, à propos de cela, de la lecture pertinente du Word Trade Center de Yamasaki et Roth, à New York faite par Manieri Elia.

[8] Rien n'est plus erroné que d'interpréter le dernier Mies, comme une figure en contradiction avec sa production des années 1920-1930, ou de lire ses derniers projets comme des incursions défaitistes dans le super monde pacifié de la néo-académie. Il est impossible de comprendre Mies van der Rohe – certainement le plus difficile des artistes de la « génération d'or » - en séparant son élémentarisme radical du climat tragique des avant-gardes de Berlin des années 1919-1922 d'une part, et des expériences dadaïstes d'autre part.
En ce sens il faut retenir que son amitié avec Kurt Schwitters et Haus Richter, ainsi que sa collaboration avec des revues telles que « Frühlicht » et « G » peuvent expliquer beaucoup de choses incompréhensibles autrement que par ce biais. On peut remarquer au contraire que son rapport avec le groupe « De Stijl » - rapport sur lequel Bruno Zevi a insisté dans son livre La poétique de l'architecture néo-plastique, 1959 – a été nié par Mies au cours d'une interview avec Peter Blacke. Pour comprendre une telle affirmation, il est nécessaire de remonter à la culture tout à fait anti-utopique de la toute première production de Mies, comme il l'affirme par exemple dans son article de 1927, Tour d'horizon de la nouvelle année. En ce sens, il faut retenir l'interprétation des dernières oeuvres de Mies donnée par Peter Sereni dans son article, où l'interprétation donnée par Sibyl Moholy-Nagy « Less is More » devient « Less is Nothing ». 

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