Manfredo TAFURI : Dialectique de l'avant-garde


Lissitzky, Proun, 1919


Manfredo TAFURI *

Chapitre extrait de :
Progetto e Utopia. Architettura e Sviluppo capitalistico.
Projet et Utopie, Architecture et développement capitaliste.

Editions Laterza
1973

S'il y a un lieu précis où la défaite de la raison se manifeste de façon particulièrement évidente, c'est la Métropole, la Grosstadt. Aussi ces grandes concentrations tertiaires ont-elles constitué dans la pensée de Simmel, de Weber et de Walter Benjamin, un thème essentiel, qui a également influencé des architectes ou des théoriciens comme August Endell, Karl Scheffler ou Ludwig Hilberseimer [1].

La « perte » que prédisait Piranèse est devenue aujourd'hui une tragique réalité ; or l'expérience du « tragique », c'est par excellence l'expérience même de la Métropole. Obligatoirement confronté à cette expérience, l'intellectuel ne peut même plus adopter l'attitude blasée d'un Baudelaire. Ladislo Mittner parle très justement, à propos de Döblin, de la « mystique de la résistance passive » qui caractérise la protestation expressionniste, et il ajoute : « qui agit perd le monde, qui veut l'éteindre le perd aussi »[2].


Walter Benjamin, soulignons-le, introduit le thème de l'extension des conditions du travail ouvrier à la structure urbaine [3] à partir d'une analyse critique de la « réaction morale » d'Engels devant la foule des grandes villes :

« Pour Engels – écrit Benjamin -, la foule a quelque chose de bouleversant. Elle provoque en lui une réaction d'odre moral. Mais aussi une réaction de caractère esthétique ; il se sent mal à l'aise devant le rythme de ces passants qui marchent en sens inverse les uns des autres sans se rencontrer. Le charme de son tableau tient au ton grand-paternel qui nuance la rigueur de l'esprit critique. L'auteur arrive d'une Allemagne encore provinciale, où il n'a sans doute jamais éprouvé la tentation de se perdre dans un flot humain » [4].

On peut ne pas être d'accord avec la lecture partielle que fait Benjamin de La situation des classes laborieuses en Angleterre. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est la façon dont il passe de la description de la foule des grandes villes par Engels à l'analyse du rapport de Baudelaire à cette même foule. Il juge les réaction d'Engels et de Hegel comme les conséquences d'une attitude de détachement par rapport aux aspects qualitatifs et quantitatifs nouveaux de la réalité urbaine. Benjamin note que la facilité de la désinvolture avec laquelle le flâneur parisien se meut dans la foule sont devenues un comportement naturel pour l'usager moderne de la métropole.

« Si soucieux fût-il de garder ses distances (par rapport à la foule), ill ne peut, comme Engels, la considérer du dehors ; elle le prend au piège, elle l'attire (…). La masse, pour Baudelaire, est une réalité si intérieure qu'on ne doit pas s'attendre qu'il la dépeigne (…). Baudelaire ne décrit ni la population, ni la ville. C'est ce qu'il lui permet d'évoquer l'une à travers l'autre. Sa foule est toujours celle de la grande ville. Son Paris est toujours surpeuplé. Sur ce point, il est très supérieur à Barbier, qui, usant du mode descriptif, est forcé de séparer les masses de leur habitat. Dans les Tableaux Parisiens, on peut déceler, presque partout, la présence de la foule » [5].

Georg Grosz, Friedrichstasse, 1918

Cette inscription – on pourrait presque dire cette inhérence – des rapports réels de production dans le comportement du « public », qui utilise la ville sans conscience d'être utilisé par elle, est symbolisée dans la présence d'un observateur qui, comme Baudelaire, est contraint de reconnaître la position impossible dans laquelle il se trouve ; au moment où il découvre sa participation effective au processus toujours plus généralisé de transformation en marchandise, il comprend que la seule nécessité inéluctable pour le poète, c'est la prostitution [6].

La poésie de Baudelaire, comme la production exhibée dans les expositions universelles ou la transformation de la morphologie urbaine amorcée par Haussmann, traduit la prise de conscience du rapport dialectique indissoluble entre l'uniformité et la diversité. Il ne s'agit pas encore, pour la nouvelle structure de la ville bourgeoise, d'un conflit entre l'exception et la règle. Mais on peut parler, du moins, d'un conflit entre la transformation inévitablede l'objet en marchandise et les tentatives du sujet pour en établir – fictivement – l'authenticité.

Désormais, il n'y a pas d'autre issue possible que d'assimiler la recherche et l'authenticité à la recherche de l'excentricité. Le poète doit accepter sa condition de mime – ce qui peut d'ailleurs expliquer pourquoi l'art contemporain se donne à la fois comme acte volontairement « héroïque » et comme bluff, conscient d'être lui-même mystifié. Mais ce n'est pas seulement le poète, c'est la ville toute entière, structurée objectivement comme machine d'extraction de plus-value sociale, qui reproduit dans ses propres mécanismes de conditionnement la réalité des modes de production industriels.

Benjamin voit un lien étroit entre l'expérience du choc, qui caractérise la condition humaine, et la disparition progressive, dans le travail ouvrier, de l'exercice et de l'expérience, qui avaient encore une fonction dans le travail manufacturier :

« Par le dressage qu'opère la machine, le travailleur non spécialisé subit une profonde perte de dignité. Son travail devient imperméable à l'expérience. Chez lui, l'exercice a perdu tous ses droits. Ce que les parcs d'attraction présentent avec leurs voitures-tamponneuses et autres amusements de même acabit, n'est qu'un échantillon du dressage auquel on soumet à l'usine l'ouvrier sans qualification (un échantillon qui a dû, pendant certaines périodes, lui tenir lieu de programme complet ; car avec le chômage, on a vu prospérer cet art de l'excentricité auquel l'homme du peuple pouvait s'exercer dans les parcs d'attraction). Le texte de Poe [Benjamin se réfère à l'Homme des foules, traduit par Baudelaire] lui le vrai rapport entre discipline et sauvagerie. Les passants qu'il décrit se conduisent comme des êtres qui, adaptés à des mécanismes automatiques, ne pourraient plus avoir eux-mêmes, que des gestes automatiques. Leur conduite n'est qu'une série de réactions à des chocs : « Quand on les heurtaient, dit Poe, ils saluaient bien bas ceux qui les avaient heurtés »[7]

Il y a donc une ressemblance profonde entre le code de comportement induit par l'expérience du choc et la technique des jeux de hasard.

« Chaque mouvement (de l'ouvrier à sa machine) est aussi séparé de celui qui l'a précédé qu'un coup de hasard d'un autre coup. Aussi la corvée salariée est-elle, à sa manière, l'équivalent de celle du joueur. Les deux sont aussi vides de contenu. » [8]

Malgré la finesse de ses observations sur Baudelaire, ni dans L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, Benjamin ne fait la liaison entre l'inscription des modèles de production dans la structure morphologique urbaine et le type de réponses que les avant-gardes apportent au problème de la ville.

Les passages et les grands magasins de paris, tout comme les Expositions, constituent des lieux urbains où la foule, se donnant en spectacle à elle-même, peut trouver les instruments spatiaux et visuels indispensables pour qu'elle apprenne à vivre dans la logique du capital [9]. Mais cette expérience à la fois ludique et pédagogique, par le fait qu'elle s'inscrit totalement dans des typologies architecturales exceptionnelles, révèle encore, pendant tout le 19e siècle, le caractère partiel et, partant, dangereux, de ses orientations. En effet, l'idéologie du public n'est pas une fin en soi. Elle n'est qu'un moment dans l'idéologie de la ville comme unité de production au sens propre, et comme instrument de coordination du cycle production-distribution-consommation.
C'est pourquoi l'idéologie de la consommation, loin de constituer un élément isolé, ou consécutif à l'organisation de la production, doit ête présentée au public comme une idéologie du bon usage de la ville. A ce propos, il est utile de rappeler l'influence des théories du comportement sur les avant-gardes européennes ; Adolf Loos publie par exemple, en 1903, deux numéros de la revue « Das Andere », où il se propose, sur le ton de la polémique et de l'ironie, des modes de comportement urbain « modernes » dans la bourgeoisie viennoise. Tant que l'expérience de la foule se traduira, comme chez Baudelaire, en conscience malheureuse de participation, elle fonctionnera comme généralisation d'une réalité opérante, mais elle ne pourra contribuer à faire évoluer cette même réalité. C'est à ce moment seulement, que la révolution du langage de l'art contemporain peut jouer pleinement son rôle.

Il s'agit pour les avant-gardes du 20e siècle d'éliminer le côté automatique de l'expérience du choc, pour fonder sur cette expérience des codes visuels, des conduites élaborés à partir des caractéristiques déjà totalement constituées à l'intérieur de la métropole capitaliste, telles que la rapidité des temps de transformation, l'organisation des communications simultanées, l'accélération des temps de consommation conduisant à l'éclectisme. Il s'agit de réduire la structure de l'expérience artistique au pur objet, métaphore évidente de l'objet-marchandise, et d'impliquer le public par une idéologie unificatrice avouée qui dépasse la notion de classes et qui se donne donc comme anti-bourgeoise. Telles sont les fonctions assumées directement par toutes les avant-gardes du 20e siècle.

Répétons-le, toutes les avant-gardes, sans faire de distinction entre constructivisme et art contestataire. Cubisme, futurisme, dadaïsme, néo-plasticisme, toutes les avant-gardes naissent et se succèdent selon les lois spécifiques de la production industrielle, celle de la révolution technique permanente. La loi du montage est fondamentale pour toutes les avant-gardes et pas seulement en peinture. Et puisque les objets montrés appartiennent au monde du réel, le tableau devient l'espace neutre où se projette l'expérience du choc subie dans la métropole. Le problème, maintenant, est d'apprendre à ne pas « subir » ce choc, mais à l'amortir, à l'introjecter comme une condition inévitable de l'existence.

Un passage de Georg Simmel est à ce sujet particulièrement éclairant : examinant les caractéristiques de ce qu'il appelle «  l'homme métropolitain », Simmel analyse le comportement nouveau de l'individu/masse à l'intérieur de la Grosstadt comme lieu spécifique des « mouvements des flux monétaires ». L'intensification de la stimulation nerveuse provoquée « par la multiplication d'images changeantes, la discontinuité intense perçue d'un seul coup d'oeil, la puissance inattendue d'une impression soudaine », représentent pour Simmel des conditions nouvelles qui déterminent le comportement blasé chez l'individu métropolitain, « homme sans qualité » par définition, indifférent aux valeurs.

« L'essence de l'homme blasé – écrit Simmel [10] – c'est l'insensibilité à toute perception distincte ; cela ne veut pas dire que les objets ne sont pas perçus, comme dans le cas d'une insuffisance mentale, mais plutôt que la signification et la valeur différente des choses, et par conséquent les choses elles-mêmes, sont perçues comme non essentielles. Elles apparaissent à l'individu blasé comme sur un plan uniforme et dans une couleur opaque ; aucun objet e mérite la préférence sur un autre : cet état d'âme est le reflet subjectif et fidèle d'une intériorisation totale de l'économie de l'argent (…).
Tous les objets flottent, ils ont chacun le même poids, dans le mouvement constant de l'économie monétaire. Les objets sont tous au même niveau et ne diffèrent entre eux que par la surface plus ou moins grande qu'ils occupent dans l'espace ».

Massimo Cacciari a finalement analysée la signification particulière de la sociologie urbaine de Simmel [11]. Notons pour l'instant que les observations de Simmel sur la grande métropole, écrites entre 1900 et 1903, contiennent potentiellement les thématiques sur lesquells travailleront longtemps les avant-gardes historiques. Les objets flottent tous au même niveau, avec le même poids spécifique, dans le mouvement perpétuel de l'économie monétaire : on dirait presque le commentaire littéraire d'un collage, d'un Merzbild de Schwitters (il ne faut pas oublier que le mot Merz, inventé par Schwitter, n'est qu'une extrapolation du mot allemand Kommerz). La question est en effet de savoir comment rendre opérante cette intensification du Nervenleben, comment amortir le choc provoqué par la Grosstadt, en le transformant en principe nouveau de développement et de dynamisme ; comment, à la limite, « utiliser » l'angoisse suscitée par l'« indifférence à la valeur » et constamment alimentée par l'expérience métropolitaine. Du Cri de Munch, il va falloir passer à l'Histoire des deux carrés de El Lissitzky ; autrement dit, après la découverte angoissante de l'anéantissement des valeurs, passer à l'utilisatioin d'un langage de signes purs, compréhensible par une masse qui aurait complètement introjecté l'univers sans qualités du flux monétaire.

Kurt Schwitters, Merzbau, Hanovre 1920

Les lois de la production partent ainsi d'un nouvel univers de conventions qui sont explicitement données comme « naturelles ». Telle est la raison pour laquelle les avant-gardes ne se posent pas le problème de se mettre à la portée du public ; c'est même un problème qu'elles ne peuvent pas se poser. Interprétant quelque chose de nécessaire et d'universel, elles acceptent sereinement d'être momentanément impopulaires. Elles savent parfaitement que la rupture avec le passé est la condition qui fonde leur valeur de modèles d'action.

L'art comme modèle d'action est le grand principe conducteur du réveil artistique de la bourgeoisie moderne ; mais c'est en même temps un absolu qui engendre inévitablement de nouvelles contradictions. Puisque l'art et la vie apparaissent comme antithétiques, il va falloir chercher, ou bien des instruments de médiation (qui permettront à toute la production artistique de poser le problème en terme de nouvelles perspectives morales), ou bien des modalités de passage de l'art dans la vie – qui réaliseront au bout du compte la prophétie hégélienne de la mort de l'art.

On voit apparaître plus concrètement tous les fils qui tissent ensemble la grande tradition de l'art bourgeois. Notre référence initiale à Piranèse, à la fois théoricien et critique des conditions de production d'un art qui n'est plus universalisant, mais qui n'est pas encore bourgeois, prend ici tout son sens. Déconstruction critique, questionnement problématique et dramatisation utopique forment la base sur laquelle se fonde la tradition du « mouvement moderne » qui, en tant que projet destiné à élever l'« homme bourgeois » au rang de « type » absolu, se montre d'une cohérence interne indéniable (même si ce n'est pas celle que l'histoire traditionnelle lui reconnaît).

Le Campo Marzo dell'Antica Roma de Piranèse comme Le Violon de Picasso (1913) sont des « projets » ; mais, alors que le premier organise une dimension architecturale, le second organise un comportement humain. Piranèse et Picasso recourent tous les deux à la technique du choc : l'un assemble des matériaux historiques pré-formés, l'autre assemble des matériaux artificiels, comme feront plus tard, avec plus de rigueur, Duchamp, Hausmann et Schwitters. Tous deux découvrent la réalité de l'univers-machine en une abstraction, tandis que le tableau de Picasso fonctionne totalement à l'intérieur de cet univers-machine.

Piranèse : Campo Marzio dell'Antica Roma

Picasso : Le Violon, 1913

Mais le point fondamental, c'est que Piranèse et Picasso, en parvenant à un excès de vérité grâce à un travail formel de critique en profondeur, donnent une dimension universelle à une réalité qu'on pouvait encore considérer comme totalement particulière. Le « projet » inscrit dans le tableau cubiste dépasse ainsi les limites du tableau lui-même. L'utilisation des ready-made objects découvert par Braque et Picasso en 1912, et codifiés par Duchamp pour être les nouveaux instruments de communication, démontre que la réalité se suffit à elle-même et qu'elle refuse définitivement toute représentation. Le peintre peut seulement analyser cette réalité. La maîtrise qu'il prétend exercer sur la forme masque un renversement qu'il ne peut pas encore accepter comme tel : c'est la forme, désormais, qui domine le peintre.

Mais, par « forme », il faudra maintenant entendre la logique des réactions du sujet face à l'univers objectif de la production. Toute l'expérience cubiste consiste à définir les lois de ces réactions. Comme l'avait entrevu Guillaume Appolinaire avec une certaine inquiétude, l'aventure du cubisme part du sujet pour déboucher su son rejet le plus absolu. En tant que « projet », le cubisme veut réaliser un comportement, mais à travers son anti-naturalisme aucune volonté de persuasion du public ne transparaît : on ne persuade que si l'on considère l'objet de la persuasion comme totalement étranger à celui à qui on s'adresse. Le cubisme cherche plutôt à fonder la réalité de la « nouvelle nature » créée par la métropole capitaliste, en démontrant son caractère nécessaire et universel, en démontrant la conjonction en elle du déterminisme et de la liberté.

Aussi Braque, Picasso et plus encore Juan Gris, adoptent-ils la technique du montage, pour donner une forme absolue à l'univers rhétorique de la civilisation machiniste. Leur utilisation d'éléments primitifs ou anti-historiques est la conséquence, et non la cause, de leurs options fondamentales.

En tant que techniques pour l'analyse d'un univers totalisant, le cubisme comme le « Stijl » constituent des appels explicites à l'action : on pourrait même parler, à propos de leur production artistique, d'une fétichisation de l'objet artistiquement et de son mystère. Il faut provoquer le public, car c'est le seul moyen pour lui s'intégrer de manière active à l'univers de la précision régi par les lois de la production. Il faut vaincre la passivité du flâneur célébré par Baudelaire et transformer le comportement blasé en une participation générale et effective à la scène urbaine. Si les toiles cubistes, les « gifles » futuristes, ou le nihilisme dada ne prennent pas la ville comme objet explicite, celle-ci est – justement parce qu'elle est présupposée – la valeur de référence qui oriente le travail des avant-gardes. Seul Mondrian osera « nommer » la ville comme l'objet final que doit produire la composition néo-plasticienne : mais il devra reconnaître qu'une fois traduite en structure urbaines, la peinture – réduite alors à n'être qu'un pur modèle de comportement – sera condamnée à mourir [12].

Baudelaire découvre au contraire que la transformation poétique en marchandise peut être accélérée par la tentative du poète pour se dégager des conditions objectives où il se trouve. La prostitution de l'artiste survient au moment même où il atteint sa plus grande sincérité humaine [13]. Le « Stijl » et plus encore le dadaïsme, découvrent qu'il existe deux voies qui conduisent l'art au suicide : il peut s'engloutir silencieusement dans les structures de la ville, tout en idéalisant ses constructions, ou bien, il peut introduire violemment, à l'intérieur des structures de communication artistique, un irrationnel tout aussi idéalisé, l'irrationnel que la ville elle-même produit.

Ainsi, le « Stijl » propose une méthode de contrôle formel de l'univers technologique, alors que le dadaïsme proclame de façon apolitique l'absurde de cet univers. Et pourtant, la critique nihiliste formulée par le dadaïsme finit elle-même par devenir un instrument de contrôle formel du projet. C'est pourquoi il ne fait pas s'étonner de trouver de nombreux points de concordance, entre les mouvements d'avant-garde les plus « constructifs » et celui qui est le plus destructeur.

Lorsque le dadaïsme décompose impitoyablement la matériau linguistique et lorsqu'il s'oppose au concept de projet, il ne fait, malgré tout, que sublimer l'automatisation et la transformation des « valeurs » en marchandise que le capital entraîne progressivement à tous les niveaux de l'existence. Alors que le « Stijl » et le Bauhaus – le premier de façon dogmatique, les second avec plus d'éclectisme – introduisent l'idéologie du plan dans un design qui est toujours plus profondément lié à la ville comme structure de production, le dadaïsme, lui, démontre par l'absurde la nécessité du plan, sans jamais l'exprimer clairement.

De plus, toutes les avant-gardes calquent leur action sur les modèles fournis par les partis politiques. On peut, bien sûr, interpréter le dadaïsme et le surréalisme comme des avatars de l'esprit anarchiste, il est évident, par contre, que le « Stijl », le Bauhaus et les avant-gardes soviétiques n'hésitent pas à s'affirmer explicitement comme des alternatives globales à la praxis politique, alternatives, notons-le, qui présentent toutes les caractéristiques d'un choix éthique.

Aussi bien le « Stijl » que le futurisme russe et les courants constructivistes opposent au quotidien, à l'empirique, au chaos, le principe de la Forme. Une forme qui se détermine concrètement à partir de ce qui appauvrit la réalité, et la rend informe et chaotique. L'univers de la production industrielle, qui appauvrit spirituellement le monde, est refoulé parce qu'il est une non valeur, un « univers sans qualités » ; mais c'est par le biais de cette sublimation qu'il peut être ensuite transformé en valeur nouvelle. Lorsque les néoplasticiens décomposent les formes élémentaires, ils découvrent que c'est uniquement à l'intérieur de la « nouvelle pauvreté » engendrée par la civilisation mécanique qu'il faut trouver la « nouvelle richesse » de l'esprit. La recomposition désarticulée de ces formes élémentaires est une sublimation de l'univers mécanique, elle montre que désormais toute forme visant à reconquérir la totalité, de l'être comme de l'art, doit s'inscrire d'abord dans une problématique de la forme.

Le dadaïsme, au contraire, affronte le chaos. En le représentant, il confirme sa réalité. En le traitant par l'ironie, il pose implicitement une exigence dont il montre aussitôt qu'elle ne peut pas être satisfaite. Et cette exigence insatisfaite, est celle du contrôle de l'informe, que le « Stijl » et tous les courants constructivistes européens à la suite des esthétiques formalistes (Sichtbarkeit) du 19e siècle, avaient posée comme nouvel objectif, comme « nouvelle frontière » pour la communication visuelle. Il n'est donc pas étonnant qu'à partir de 1922, l'anarchisme dadaïste et l'ordre néoplastique puissent se rencontrer et se rejoindre, sur le plan théorique aussi bien que pratique, quand il s'agit d'élaborer les instruments pour une nouvelle syntaxe [14].

Les avant-gardes désignent donc le Chaos et l'Ordre comme les « valeurs » (au sens propre) de la nouvelle vie capitaliste.

Certes, le chaos est une donnée, et l'ordre un objectif. Cependant la forme ne doit plus être cherchée au-delà du chaos, mais à l'intérieur du chaos lui-même. C'est l'ordre qui donne son sens au chaos, en en faisant une valeur, une « liberté ». D'ailleurs, la subversion dadaïste elle-même est porteuse d'instances « positives », exprimées surtout dans les groupes berlinois et new-yorkais ; on peut même dire, historiquement parlant, que le nihilisme dadaïste tel que l'expriment Haussmann ou Heartfield donne naissance à une nouvelle technique de communication.

La technique du montage et l'utilisation systématique du hasard se combinent pour constituer les fondements d'un nouveau langage non verbal, basé sur l'improbabilité et sur ce que les formalistes russes ont appelé la « distorsion sémantique ».

Avec le dadaïsme, la théorie de l'information devient donc un instruement de contrôle dans le domaine de la communication visuelle. Mias le lieu de l'improbable, par excellence, c'est la ville. Pour que la ville échappe à l'informe, il faut donc faire surgir toutes les valences de progrès qu'elle contient. Les avant-gardes perçoivent avec beaucoup de clairvoyance la nécessité d'un contrôle programmé des nouvelles forces que libère l'opération de maïeutique accomplie par l'univers technologique. Mais elles comprennent immédiatement qu'elles ne sont pas en mesure de donner une forme concrète à cette instance de contrôle.

A ce moment-là, l'architecture peut intervenir, en reprenant et en dépassant toutes les exigences posées par les avant-gardes. Il en résulte une crise des avant-gardes, puisque l'architecture est seule à pouvoir répondre réellement aux problèmes soulevés par le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le « Stijl » ou le constructivisme international.

Le rôle historique du Bauhaus, cette chambre de décantation des avant-gardes, sera justement de sélectionner tous les apports des avant-gardes et de les mettre à l'épreuve de la réalité productive [15]. Le design, méthode d'organisation de la production avant d'être une méthode de conception d'objets, met fin à l'utopie que pouvait encore contenir la poétique des avant-gardes. L'idéologie ne vient plus se superposer aux opérations, puisqu'il s'agit d'opérations concrètes qui sont liées aux cycles réels de production ; elle se situe désormais à l'intérieur des opérations elles-mêmes.

Malgré son réalisme, le design énonce lui aussi, des exigences insatisfaites ; il y a encore une marge d'utopie dans l'impulsion qu'il imprime au niveau de l'organisation des entreprises et de l'organisation de la production : mais cette utopie a une fonction précise à remplir par rapport aux objectifs fixés pour la réorganisation de la production. Dès la transformation du Bauhaus en 1923 et l'élaboration du plan Voisin par Le Corbusier en 1925, le concept de Plan, défini par les mouvements d'architecture « progressiste » - le terme avant-garde désormais ne convient plus – est porteur d'une contradiction : alors qu'ils partaient d'un secteur limité, celui de la production du cadre bâti, les théoriciens de l'architecture découvrent bientôt qu'ils ne pourront pas atteindre les objectifs qu'ils se sont fixés, s'il ne lient pas totalement le secteur de la production du cadre bâti à la réorganisation de la ville. Autrement dit, de même que les problèmes soulevés par les avant-gardes renvoyaient à un secteur de la communication visuelle plus directement intégré dans les processus économiques, c'est à dire au secteur de l'architecture et du design, de même la planification élaborée par les théoriciens de l'architecture et de l'urbanisme renvoient à la nécessité d'une restructuration de la production et de la consommation en général ; donc, à la nécessité d'une coordination planifiée de la production. C'est ainsi que l'architecture, en partant de son propre domaine, réussit à concilier le réalisme et l'utopie. L'utopie c'est cette obstination à ignorer que le véritable Plan ne peut être formalisé qu'au-delà de la production du cadre bâti, condition pour que l'idéologie de la planification puisse s'investir dans cette production ; c'est ignorer qu'une fois inscrits dans le cadre général de la réorganisation de la production, l'architecture et l'urbanisme deviendront les objets, et non les sujets, du Plan.

Les architectes entre les années 20 et 30, ne sont pas prêts à accepter de telles conclusions. Ce qu'ils voient clairement, c'est la mission « politique » de l'architecture – entendue comme la programmation et la réorganisation planifiée de la ville en tant que structure de production et de la production du cadre bâti. Le Corbusier a posé explicitement cette alternative : l'architecture plutôt que la révolution.

Entre temps, c'est dans les milieux politiquement les plus engagés – le Novembergruppe, le Ring berlinois, les revues « Ma » et « Vesc » - que l'idéologie de l'architecture met au point ses techniques. La Neue Sachlichkeit d'Europe centrale, avec beaucoup de clairvoyance et d'objectivité, reprend à son compte toutes les conclusions sur la mort de l' « aura » et le rôle purement technique de l'intellectuel formulées par les avant-gardes apolitiques ; elle utilise les mêmes méthodes de conduite du projet, mais en l'adaptant à la structure, idéalisée de la chaine de montage. Les schémas et les méthodes du travail industriel sont ainsi introduites dans l'organisation du projet et se réflètent dans les propositions qui transforment l'architecture en objet de consommation.

Entre les deux guerres, les architectes conçoivent avec une grande clarté une chaîne de montage cohérente qui va de l'élément standardisé à la cellule, au bloc détaché, à la Siedlung, à la ville. Chaque maillon de la chaîne est en soi complètement résolu et tend à disparaître – ou, plus exactement, à se dissoudre formellement dans le montage.

L'expérience esthétique elle-même en sort bouleversée. Il n'est plus question, désormais, d'évaluer des objets, mais un processus, qui doit être vécu et utilisé en tant que tel. L'usager, qui doit venir complèter les espaces « ouverts » de Mies van der Rohe ou de Walter Gropius, se trouve au centre de ce processus. Puisque les nouvelles formes, telles que les définit Gropius dans sa « total architecture » ne se présentent plus comme des valeurs absolues mais comme des propositions pour organiser la vie collective, le public est appelé à participer activement au processus de conception du projet ; c'est ainsi que l'architecture fait faire un bond en avant à l'idéologie du public. Le socialisme romantique rêvé par William Morris – l'art par tous, pour tous – trouve sa forme idéologique à l'intérieur des mécanismes implacables de la loi du profit. Et même là encore, le terme ultime de confrontation, le champ de vérification des hypothèses théoriques, est la ville.


Manfredo TAFURI [1935 - 1994]

Chapitre extrait de : Progetto e Utopia. 
Architettura e Sviluppo capitalistico.
1973


* Manfredo Tafuri [1935 / 1994], architecte et universitaire italien, a été un des plus grands critiques de l'histoire de l'architecture et de l'urbanisme ; son influence est considérable en Italie durant la période 1968 / 1978, auprès des jeunes architectes et étudiants en révolte. Une oeuvre magistrale dont une des plus grandes qualités est d'ouvrir le monde restreint de l'architecture à d'autres domaines dans une synthèse exemplaire prenant source dans le monde de la politique, de la philosophie, de l'art, des technologies, de l'environnement humain et de l'intellectualisme. Aucun critique,  après son repli suite à la défaite historique de la Nuova Sinistra, puis son décès, ne sera tenté de poursuivre son oeuvre ; mais par contre il sera l'objet, aujourd'hui encore, des plus grandes critiques,  lui reprochant une oeuvre obscure et par trop teintée de gauchisme. Une oeuvre à lire dans son intégralité avec cependant une nécessaire réactualisation des hypothèses qu'il avance - prudemment -  à propos du travail concret de l'intellectuel/architecte au service de la classe ouvrière.

NOTES

[1] Nous nous référons aux livres de August Endell, Die Schönheit der Grossstadt [la beauté de la grande ville] 1908 ; Karl Scheffler, Die Architektur der Grossstadt [Architecture de la grande ville] 1913 ; Ludwig Hilberseimer, Grossstadtarchitektur, 1927.
[2] Alfred Döblin, Dei drei Sprünge des Wan-Lun [Les tois bonds de Wan-Lun], 1915.
[3] Walter Benjamin, Schriften, Francfort.
[4] W. Benjamin, op. Cit. En ce qui concerne le rôle assumé par Benjamin dans l'affirmation des théories de « l'art technologique » comme idéologie de l'intégration, le récent livre de Giangiorgio Pasqualotto est fondamental : Avanguardia e technologia. Walter Benjamin, Max Bense e i problemi dell'estetica technologica, Rome 1971. Dans une telle oeuvre, sont définitivement détruites les interprétations accumulées sur la pensée de Benjamin ; ceci est illustré tant dans les essais de Perlini, que dans les articles publiés dans la revue Alternative, n° 59-60 de 1969.
[5] W. Benjamin, op. Cit.

[6] « Avec la naissance des métropoles, la prostitution entre en possession de nouveaux arcans. Un de ceux-ci est avant tout le caractère de labyrinthe de la ville même : l'image du labyrinthe est entré dans la chair et le sang du « flâneur ». La prostitution pour ainsi dire, la colore différemment ».
[7] Ibid
[8] Ibid
[8] Les relations entre la naissance de « l'idéologie du public » et le programme des grandes Expositions, ont été analysées par Alberto Abruzzase dans l'article « Spectacolo e Alienazione » dans Contrepiano n°2, 1968.
[11] Georg Simmel, Dis Grossstädte und das Geistesleben [Grandes villes et vie spirituelle] 1903.
[11] Massiom Cacciari : « note sulla dialettica dei negativo nell'epoca della metropoli] 1971. « le processus d'intériorisation de l'économie monétaire – écrit Cacciari – marque le point final et fondamental des analyses de Simmel. C'est ici que se retrouve concrètement la réalisation du processus dialectique, c'est ici que les déterminations pécédentes cessent de valoir « en général ». Ce n'est que lorsque la multiplicité intellectualisée des Stimuli devient comportement, que la Vergeistigung est complète, qu'on peut garantir qu'en dehors de cela il n'y a pas d'autonomie individuelle. Et, parce que cette démonstration résulte d'une compréhension valide pour tout le monde, il faut montrer exactement, dans le comportement apparemment plus « excentrique », la domination de la forme d'abstraction et de calcul de laquelle la métropole fait partie (…). L'attitude blasée définit la nature illusoire des différences. De sa constante stimulation nerveuse, de la recherche du plaisir, résultent des expériences totalement abstraites de l'individualité spécifique de leur objet ; « aucun objet ne mérite être préféré à un autre ». Intellectualisation, Vergeistigung (spiritualisation) et commercialisation – poursuit Cacciari – se fondent dans l'attitude blasée : avec elle la métropole crée finalement son « type » spécifique, sa structure « en général » et dvient en fin de compte réalité sociale et fait culturel. Et c'est l'argent qui a trouvé ici, son plus authentique porteur... ».
[12] Cf. Pietr Mondrian, De Stijl, I et III.
[13] Ce qui est tout à fait évident dans l'attitude de Hugo Ball. Cf Ball, Die Flucht aus der Zeit [Fuir le temps], 1946.
[14] Du reste, le thème du regroupement des apports des avant-gardes apparaît comme urgent dès 1922 au moins. L'actin de personnalités comme Lissitsky, Moholy-Nagy, Van Doesburg, Hans Richter, est en ce sens déterminante. Une première synthèse du dadaïsme et de constructivisme se trouve dajà exprimée dans le manifeste de Raoul Hausmann, Hans Arp, Ivan Puni, Laszlo Moholy-Nagi, dans Aufruf zur Elementaren Kunst. De Stijl, IV, 1921. A ce propos, les deux réunions tenues à Düsseldorf et Weimar en 1922, nous semblent fondamentales.
[15] A partir de 1962, date de la publication du livre de Wingler contenant une riche (même si elle n'est que partielle) documentation inédite, la révision du sens historique du Bauhaus a été au centre des préoccupations des étudiants de l'architecture moderne.



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