Caracas : Luttes urbaines et Démocratie


Caracas Golpe 2002
Armelle Racinoux
Emiliano Zapata

Luttes urbaines et démocratie à Caracas
(2001-2004).
Vers la redéfinition de l’espace public vénézuélien

L’élection à la présidence du Venezuela d’Hugo Chávez Frias en 1998 a été renouvelée en 2000 et confirmée par le référendum de 2004. Cette période s’est accompagnée d’une crise politique d’envergure. Dans un contexte de tensions classistes, la Coordinadora Democrática 1 (dissoute en 2005) dénonce le mode autoritaire de gouvernement du président à l’agenda « socialiste révolutionnaire » et cherche à le pousser à la démission.Fin novembre 2001, les 49 décrets-lois passés par Hugo Chávez suscitent en effet un tollé politique : ils entérinent entre autres une réforme agraire qui permet la réquisition des terres non exploitées et leur redistribution à des fins productives et une restructuration du domaine clef de l’industrie pétrolière.

Le conflit politique éclate en décembre 2001 lorsque le principal syndicat vénézuélien (la CTV) s’allie à la chambre de commerce Fédécamaras afin de protéger l’indépendance de la compagnie pétrolière PDVSA que le gouvernement souhaite remettre sous contrôle étatique afin d’en faire l’instrument de la régénération du système démocratique. Les deux organismes appellent à la tenue d’une grève civique nationale qui se solde le 7 avril 2002 par le limogeage des dirigeants de PDVSA. Le 11 avril, une manifestation de la « société civile » est déviée vers le palais présidentiel de Miraflores. Des tireurs non identifiés sont embusqués sur des bâtiments proches du pont Llaguno et ouvrent le feu sur la foule des manifestants : dans la confusion qui s’ensuit, dix-sept personnes meurent et quarante sont blessées. Accusé du carnage, Hugo Chávez est renversé dans la nuit à l’occasion d’un coup d’État orchestré par des militaires. Le gouvernement provisoire à la tête duquel opère le président de Fedecámaras Pedro Carmona Estanga est renversé dans la nuit du 13 au 14 avril sur fond de manifestations populaires.
Ces événements obscurs catalysent un phénomène politique et urbain tout à fait inédit à Caracas au cours de la période 2001-2004. La « société civile » vénézuélienne autoproclamée qui se fédère dans la CD et les partisans du chavisme s’affrontent, parfois violemment, en instrumentalisant sporadiquement ou de manière permanente des espaces publics à des fins de revendication politique. Il s’agit de places, d’avenues ou encore d’autoroutes fortement symboliques. Nous analyserons tout particulièrement les cas emblématiques que sont la Plaza Bolívar (la grand-place) devenue symbole de la lutte chaviste et la Plaza Altamira, place de la ville « bourgeoise » et fief de l’opposition. En février 1989, les réformes libérales imposées par le gouvernement (Acción Democrática) de Carlos Andrés Pérez s’étaient soldées par la répression dans le sang de la foule descendue des barrios pour protester et piller la ville riche. Cette fois-ci, et en dépit d’incidents meurtriers, la contestation au chavisme et son pendant « anti-oligarque » est organisée de manière stratégique par des structures institutionnalisées. L’« espace public » intermédiaire et inédit construit par les médias vient par ailleurs jouer un rôle primordial comme relais des directives des camps politiques en présence dans le cadre de ces mobilisations.
Nous montrerons au cours de cet article que les modalités d’occupation des espaces publics et leur géographie sociale découlent du processus historique de dualisation de Caracas et de la société vénézuélienne. La morphologie sociospatiale urbaine reflète en effet l’évolution des conflits d’intérêts au sein de la sphère publique politique. Les temps de crise politique voient la contestation de l’ordre public qui y est codé par le biais de la manifestation. L’espace public est à la fois la sphère virtuelle du dialogue entre les citoyens d’une même communauté politique en vue du bien public et le lieu spatialement délimitable et universellement accessible à la communauté des usagers de la ville qui se définit, se reconnaît et se partage par leur biais. Il y aurait ainsi une relation de cause à effet entre les forces qui travaillent les sphères publiques politiques, sociales, médiatiques et économiques vénézuéliennes et l’état de l’espace public urbain, indicateur fondamental de l’urbanité caraquénienne marquée par l’incivilité et la violence. L’urbanité peut être définie comme la relation de détermination mutuelle qui lie les pratiques de la ville et ses représentations symboliques. Ce rapport influe sur un autre aspect de l’« urbanité » entendue comme les rapports quotidiens de civilité qui permet la coexistence des citadins dans les espaces publics de la ville. Les manifestations urbaines et les affrontements qui ont lieu dans la ville pour le contrôle des espaces publics sont la manifestation de la lutte entre les projets chavistes et opposants qui impliquent pour l’un la redéfinition de l’ordre urbain inégalitaire et pour l’autre son maintien. Le socialisme chaviste trouve son public dans les barrios et les zones populaires du pays tandis que l’opposition libérale s’est longtemps adressée à une société d’élites. Les deux partis ont recours à des médias partisans qui instrumentalisent un discours sur la dualité urbaine et les différences de classe.
L’ambition de cet article n’est pas d’analyser dans le détail les processus par le biais desquels les territoires politiques urbains se sédimentent : ces derniers naissent de la combinaison de facteurs objectifs de fragmentation et de dualité sociales et urbaines, d’actions médiatiques et partisanes organisées en faveur de l’appropriation des espaces publics de la ville, de la réduction des espaces de la démocratie et de l’instrumentalisation de symboles sociaux, historiques et culturels. Il s’agit plutôt de mettre séparément en évidence les grands axes autour desquels s’articule ce processus de territorialisation ainsi que ses implications en ce qui concerne la définition de l’espace public politique vénézuélien.

La dualisation de Caracas et la dissolution de l’espace public

La ville latino-américaine s’organise autour de ses espaces publics et en particulier de la Plaza Mayor dont la structure, qui est traditionnellement recréée à chaque nouvelle extension de la ville, symbolise la puissance publique. Les tensions exprimées dans ces centres traditionnels d’expression politique et de contestation du pouvoir traduisent celles qui traversent la sphère publique politique comme lieu de négociation de la citoyenneté et de la démocratie.
À partir du XIXe siècle, de nouveaux acteurs économiques s’impliquent dans la construction de Caracas qui croît au détriment de ses espaces publics traditionnels. Lors de la révolution d’indépendance de 1810, le Souverain espagnol cède ses pouvoirs planificateurs aux élites économiques créoles qui se soulèvent contre lui et deviennent ainsi le « public » qui fonde la « société civile » vénézuélienne naissante, élite dépositaire du pouvoir politique et de ses nouvelles institutions. Le terme de « peuple », qui se réfère alors à la foule métisse reléguée aux abords des villes, est soigneusement mis à l’écart du discours fondateur de la nation. L’évolution de la capitale reflète cette conception excluante du pouvoir. Dans les années 1930, Caracas jusqu’alors cantonnée autour de son noyau colonial engage une percée vers l’est et le sud. Sous la prospère pétro-dictature puis avec le retour de la démocratie à la fin des années 1950, la dualité de la ville se renforce. Les quartiers d’urbanisation planifiés autonomes (les urbanizaciones), développés à l’est et au sud par des entrepreneurs privés pour les élites puis pour les classes moyennes, reflètent le manque d’esprit « public » d’un idéal urbain qui réside alors dans le refus des contraintes de coexistence imposées par le modèle de la ville européenne bâtie autour de ses espaces publics. Le triomphe du paradigme de l’automobile imposé par Juan Vincente Gómez dans les années 1930 favorise encore l’éloignement des urbanizaciones de l’ancien centre. Les zones d’urbanisation informelles (les barrios), nourries par l’immigration des campagnes qui se vident, croissent parallèlement dans l’illégalité. Si certaines se greffent dans le centre-ville, l’installation spectaculaire à la périphérie des plus grosses d’entre elles participe d’une certaine dualisation symbolique de la ville.
La gestion clientéliste et sporadique des zones d’urbanisation spontanée par les partis politiques et la gestion privative des zones urbaines planifiées, symptômes de la désaffection de l’État, accentuent la dualité économique et sociale de la ville ainsi que la pénurie d’espaces publics communs tant au sein des barrios que des enclaves protégées de l’est et du sud de la ville. La réforme néolibérale des années 1990, qui pénalise les couches populaires, précipite ainsi le « Caracazo » du 27 fevrier 1989 qui prend la forme d’une irruption violente des « hordes » venues des barrios au sein des espaces publics de la ville mise à sac.
Les formes prises par le conflit politique à travers l’histoire sont ainsi révélatrices de l’absence d’un espace public de dialogue social au Venezuela. Les deux camps politico-économiques en présence redessinent une géographie caricaturale de la ville par le biais de leur action militante et mettent ainsi en scène l’ordre hiérarchique urbain et politique ainsi que sa contestation. Les problématiques sociales et politiques sont ainsi indissociables et prennent leur racine dans l’organisation coloniale de la ville basée sur des inégalités de classe. Elle est perpétuée par un système politique d’abord autoritaire puis démocratique mais corrompu qui, en évitant de s’attaquer aux dysfonctionnements structurels d’une économie trop dépendante, se fait le relais du protectionnisme des élites et entérine le marquage des différences sociales. Le développement des barrios s’accompagne de l’attitude stigmatisante des autorités qui oscillent entre la répression des squatteurs lors des années de dictature et l’instrumentalisation électoraliste de leurs difficultés avec la démocratie. Cela entérine des modalités de gestion discriminantes et contribue à identifier des territoires urbains à la connotation sociale négative. Dans l’imaginaire citadin nourri par les fantasmes médiatiques, les barrios, qui manquent des infrastructures et des services de base garantis ailleurs par l’État, sont des zones hors de la ville et de la civilisation.
Cela est cependant contredit par la très grande mobilité de leurs habitants partiellement dépendants des services, commerces, aménités et opportunités de travail offertes par la ville formelle et par la certaine mobilité sociale de leurs habitants. Les territoires dessinés par l’action politique sont ainsi issus de l’existence d’autres territoires politiques et sociaux qui s’appuient sur des éléments à la fois réels et fantasmés traduisant la paradoxale subordination d’une partie de la ville à une autre. Comprendre le rôle de leur interaction et de leur complémentarité dans la formation des territoires politiques disputés mériterait une plus longue analyse.
La revendication politique d’espaces publics centraux de la ville par les militants chavistes traduit ainsi autant le refus d’une exclusion de ces espaces qu’elle met à nu une appartenance de facto créée par la dépendance. Ce ne sont pas par ailleurs les espaces des quartiers d’urbanisation planifiés, lesquels sont dépourvus d’espaces véritablement publics, qui sont revendiqués et occupés, même par les opposants. S’ils structurent l’espace urbain, ces lieux de vie n’ont que peu de signification civique pour des manifestants. La signification profonde des espaces publics comme espaces de revendication communs de la citoyenneté ressurgit ainsi en période de crise politique et cela en dépit d’un urbanisme qui leur tourne le dos. Nous verrons que cette revendication est paradoxale en ce que les « publics » chavistes et leurs opposants détournent l’héritage symbolique commun de ces espaces afin de se poser en seuls détenteurs de la légitimité politique. Ce processus reflète le fait que l’urbanité privative et duale qui caractérise l’évolution de la capitale est recréée jusque dans les modalités territoriales du conflit et que la difficulté à penser la citoyenneté nationale ne parvient pas à être dépassée par le discours politique.

Les modalités d’investissement politique des espaces publics à Caracas en période de conflit politique (2001-2004)

Les espaces publics investis par les camps politiques en lutte entre 2001 et 2004 ont des centralités à la signification différente (fig. 1). Les places Bolivar (place fondatrice), Andrés Elloy Blanco, El Venezolano, Caracas, Diego Ibarra et Miranda sont des espaces « chavistes » tous situés dans la parroquia Catedral du municipio Libertador, centre historique, symbolique et politique de la ville (fig. 2). Ils sont accessibles par le métro qui arrive aux pieds des grandes zones de bidonvilles de l’Est et de l’Ouest d’où viennent de nombreux militants. La Plaza Caracas est l’un des lieux de ralliement les plus importants. Elle se situe au pied du Centre Simon Bolivar qui concentre des ministères et des institutions publiques, en particulier le Conseil national électoral (CNE) très contesté 2. De 2001 à 2004, la Plaza Andrés Elloy Blanco est le quartier général de l’Unión Popular Venezolana, parti fondé par la militante chaviste Lina Rón.
FIGURE 1 : DUALITÉ URBAINE ET INVESTISSEMENT POLITIQUE DES ESPACES PUBLICS À CARACAS (DÉBUT 2004)

Les espaces publics investis par l’opposition sont géographiquement plus excentrés, à l’exception de la Plaza Altamira (fig. 3), symbole de la lutte. C’est la seule place d’importance de l’est de Caracas et l’une des plus emblématiques de la ville. Située dans le riche et petit municipio de Chacao, au centre d’un quartier financier très ouvert vers l’international, sa centralité résulte de son accessibilité routière. Elle est desservie par quatre avenues et une autoroute. Plus à l’est, la dite « Plaza de la Meritocracia » (fig. 3) n’est pas une place mais un morceau d’un axe de circulation. Il se situe devant l’entrée de l’ancien siège de PDVSA, au cœur du district financier de Chuao, à proximité des deux centres commerciaux les plus importants de Caracas, le Sambil et le CCCT (Centro Ciudad Comercial Tamanaco). L’ensemble est enclavé par des autoroutes (Caracas-Baruta à l’ouest et Francisco Fajardo au nord) qui le relient à la place Altamira et aux quartiers résidentiels de l’Est où vivent les populations les plus aisées de la ville. Les distributeurs autoroutiers de Santa Fé et de Prado del Este, situés au sud-est de la ville (municipio Baruta) ont également servi de lieux de manifestations.

FIGURE 2 – L’INVESTISSEMENT POLITIQUE DES ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE DE CARACAS, MUNICIPIO LIBERTADOR (DÉBUT 2004)
Cet usage illustre l’importance de l’accessibilité routière pour les opposants au régime dont beaucoup proviennent des grandes urbanizaciones de la vallée de Caracas et circulent en voiture. Les hauts lieux de l’opposition sont moins accessibles à partir des grandes zones de bidonvilles de la capitale que les territoires « chavistes ». Si ces derniers sont centraux en raison de la présence des symboles atemporels de la suprématie politique nationale chère au gouvernement, les espaces opposants sont des bouts d’avenues et d’autoroutes accessibles en voiture. Leur centralité relève de leur connexion au système routier essentiel au fonctionnement de la riche ville étalée de la modernité et de leur proximité aux quartiers emblématiques du pouvoir financier et de l’économie internationale de marché au nom de laquelle la Coordinadora Democrática (CD) mène le combat. La forme même des manifestations de l’opposition – défilés à vélo ou en rollers, « caravanes » (manifestations en convoi de voitures) – y est adaptée.
Cette analyse dénote que le processus de territorialisation politique repose sur la combinaison d’éléments historiquement, politiquement, culturellement et économiquement symboliques, appuyés en partie sur des facteurs sociaux bien réels qui déterminent la géographie de la ville et son aspect « dual ». Cette « dualité » est liée à la hiérarchisation fonctionnelle du pouvoir au sein de la ville, laquelle s’ajoute aux inégalités économiques criantes qui se traduisent dans la morphologie urbaine par la concentration différenciée de grandes zones de bidonvilles et de quartiers d’urbanisation planifiés. Les habitants des zones d’urbanisation informelles sont en effet plus susceptibles de travailler pour l’économie informelle. Les lieux représentatifs du pouvoir financier et pétrolier et de la mobilité sont ainsi les plus significatifs de la lutte des opposants, quoique leur caractère « public » ne le soit parfois que du point de vue de leur fonctionnalité. Ce choix reproduit le traditionnel modèle privatif et séparatiste caractéristique des lieux de villégiature de l’élite caraquénienne et reflète la philosophie économique libérale qui s’oppose à une intervention poussée de l’État dans l’économie et taxe de « démagogiques » les mesures prises par le gouvernement en faveur d’une redistribution de la richesse à l’échelle nationale. Il n’est pas anodin que le parvis de PDVSA Chuao ait été rebaptisé « Place de la Méritocratie ». A contrario, les chavistes, qui se prononcent en faveur d’une régulation de l’économie et d’une répartition des richesses nationales par l’État, et particulièrement celles produites par la compagnie pétrolière PDVSA, investissent tout particulièrement les espaces traditionnels du centre-ville (municipio Libertador), symboliques de sa puissance. Des groupements chavistes permanents se sont substitués en 2002 aux troupes opposantes qui avaient fait du siège de PDVSA La Campiña (cf. fig. 3) un lieu de ralliement opposant afin de revendiquer le statut de « bien public » de la compagnie pétrolière nationale remise sous contrôle de l’État par le nouveau gouvernement. De même, les buhoneros 3 sont invités à investir le centre-ville colonial par le gouvernement en 2001.
Les différences portant sur la conception du rôle de l’État dans l’économie ont largement été à l’origine du conflit qui a secoué la société vénézuélienne au cours des dernières années. Il serait intéressant d’analyser plus en profondeur la symbolique économique de l’appropriation des espaces publics à Caracas entre 2001 et 2004 : à la problématique existence de « territoires » socio-économiques objectifs répond la territorialisation politique de la ville qui exprime deux projets économiques et politiques antagonistes.
Le phénomène d’investissement politique des espaces publics est multidimensionnel et complexe. Il n’est pas possible ici de rendre compte au cas par cas des dispositifs politiques déployés dans chaque espace ayant fait l’objet de conflits. Afin d’approfondir notre analyse, nous nous attarderons sur l’exemple des deux places les plus représentatives de l’affrontement, les places Altamira et Bolivar, qui incarnent bien les deux territorialités rivales.

Deux places pour deux fiefs politiques : Plaza Bolivar et Plaza Altamira

Selon l’anthropologue Georges Balandier [1992], la mise en scène du pouvoir est consubstantielle à son existence. Dans les sociétés démocratiques, le pouvoir est d’autant plus soumis à dramatisation que son principe est discutable.
FIGURE 3 : LES PRINCIPAUX ESPACES PUBLICS INVESTIS PAR LES OPPOSANTS, MUNICIPIO CHACAO (DÉBUT 2004)

L’occupation politique des espaces publics au Venezuela (2001-2004) est ainsi marquée par de nombreux dispositifs de propagande. La Plaza Bolívar est ainsi au centre d’une intense activité politique « révolutionnaire ». Placé au cœur de la cité, ce lieu fondateur est entouré des institutions politiques les plus représentatives de la colonie : le Commandement, la Présidence générale et le Palais du gouverneur, le Conseil municipal et l’Évêché, la cathédrale et la Casa Amarilla, aujourd’hui ministère des Affaires étrangère (fig. 2). Scène centrale de la révolution du 19 avril 1810 puis du processus de lutte populaire de 1936 en faveur de la démocratisation du pays, la place reste ancrée dans la mémoire collective comme un lieu de résistance à l’autoritarisme qui pour les chavistes est incarné par l’opposition. Entre 2001 et 2004, des « Cercles bolivariens » sympathisants de Chávez sont implantés aux alentours et montent symboliquement la garde.
Appelés à création par le président le 11 juin 2001 lors de son émission dominicale « Aló Presidente », ces cercles bolivariens se font le relais exclusif dans un premier temps (jusqu’en 2002) de la parole et de l’action révolutionnaire du gouvernement. À l’Esquina de las Monjas, rebaptisée « Esquina caliente » (le coin chaud) des groupes de discussion politiques se forment régulièrement en face d’un mur peint aux couleurs du Venezuela sur lequel sont placardées des affiches de propagande.
À l’époque coloniale, l’élite espagnole et créole vit au plus proche de la place d’armes. Elle quitte cependant le centre-ville et la place Bolivar, d’abord vers le sud dès les années 1900 avec la construction de l’urbanización El Paraíso puis vers l’est à partir des années 1930. En 1942, l’homme d’affaire Don Luis Roche décide de construire la « meilleure urbanización de Caracas », Altamira. La place Altamira concurrence très vite la Plaza Bolivar en tant que nouveau site de parade de la haute société. La symbolique de ce lieu reste ancrée dans les mémoires. De 2002 à 2004, la place Altamira demeure cernée de drapeaux vénézuéliens, symboles du patriotisme des opposants. Sous l’obélisque, une statue de la Vierge est montée sur une estrade aux côtés d’un compteur (retiré en 2004) qui égrène les jours restant jusqu’au référendum, sonnant ainsi le glas du départ souhaité de Chávez. Les autres hauts lieux de l’opposition n’arborent plus aucun signe distinctif permanent après 2004.
La présence de militants chavistes dans les espaces publics du centre-ville illustre la stratégie territoriale inédite du gouvernement qui en fait des supports de convocation politique ainsi que les symboles de la création d’une démocratie participative. Des mâts radiophoniques sont installés en 2003 aux quatre coins de la Plaza Bolívar et diffusent les bulletins de la mairie Libertador qui convoque les citadins-militants à participer aux manifestations qui se déroulent.
Les militants de l’Esquina Caliente se considèrent comme les vigiles de la destinée du pays qu’ils veulent être l’émanation de leur volonté politique. Ils exercent sur les lieux une surveillance qui renforce les liens de connaissance mutuelle.
La place Altamira devient également un lieu de convocation au cours du conflit. Les « militaires démocratiques » entrés en dissidence après le coup d’État manqué de 2002 en font leur quartier général politique. Ils l’utilisent comme un forum de protestation contre le « régime » afin d’inciter à la « désobéissance civile » et de forcer le président à la démission.
Il serait intéressant – ce que cette étude n’a pas permis de réaliser – d’approfondir et d’analyser la part de spontanéité des processus de lutte pour le contrôle des espaces disputés. Presque tous les espaces occupés font l’objet de disputes ayant trait à leur usage politique, support de légitimité symbolique. Dans les esquinas qui cernent la Plaza Bolívar, de violents affrontements éclatent en 2002 (août-novembre) et 2003. De part et d’autre de la place se font face la mairie du municipio Libertador, chaviste, et l’Alcaldía Mayor alors opposante qui estiment chacune avoir la responsabilité de sa gestion en dépit de l’absence de prérogative juridique claire. La place est finalement divisée en deux entités de gestion, militarisées, sous contrôle de la garde nationale côté chaviste, et de la police métropolitaine côté opposant. Sous couvert de conflit administratif, l’enjeu est en réalité de nature politique : la place incarne pour les militants les idéaux de la révolution bolivarienne, vision contestée par les forces de l’opposition.
La place Altamira est par ailleurs la scène de fusillades meurtrières le 6 décembre 2002 et les 11 mars et 17 août 2004 4.Elles sont expliquées par l’opposition, non sans controverse, comme des actes terroristes chavistes. Pour ces derniers, les événements survenus place Altamira sont montés de toute pièce afin de pourvoir l’opposition en martyrs comme cela aurait été le cas à l’occasion du massacre de Puente Llaguno.
De manière générale, ce sont les espaces occupés par les chavistes qui sont convoités par l’opposition et non l’inverse. Si les chavistes « organisés » montent un simulacre de prise de la place le 23 décembre 2003, alors que la CD est moribonde, ils ne cherchent pas à en faire leur fief. Ce fait met en relief le rapport de forces entre les deux groupes, nettement en faveur des chavistes bien plus visibles dans le centre-ville.
La stratégie de l’opposition repose très nettement sur la scénarisation d’événements dramatiques. La quatrième semaine de février 2004, la place et le quartier Altamira sont ainsi le théâtre de la « Guarimba » qui tire son nom d’un jeu d’enfant américain, « watch your back » (gardez vos arrières). L’espace est fermé par les opposants au pouvoir qui construisent des barricades et affrontent la Guardia Nacional à coups de grenades lacrymogènes. Ils contestent ainsi l’annonce du CNE selon laquelle l’opposition n’a pas réuni le nombre de signatures nécessaires à la tenue d’un référendum constitutionnel qui permettrait de révoquer le président. Ce sont les habitants des alentours mêmes qui dégradent l’espace comme pour rendre physique l’attaque morale infligée par un gouvernement jugé illégitime. Ils ne touchent pas à la place, qui, en tant qu’icône de la lutte « pacifique », ne peut faire l’objet de profanation et incarne cet « espace public » politique qui résiste au sein de la destruction. L’idée de guerre promue dans le discours de l’opposition et l’événement même tendent pourtant à annihiler l’idée d’espace public comme lieu de coexistence dans la ville. Une nouvelle opposition, porteuse d’une volonté d’action politique, a néanmoins compris qu’il fallait jouer le jeu institutionnel afin de se différencier de cette autre opposition qui continue à aspirer à ce que l’on « sorte de Chávez » comme d’un lieu. Après le coup d’État de 2002 et l’appel par la Coordinadora Democrática à la grève nationale en 2002-2003, elle a eu recours en 2004 au référendum révocatoire. Les forces opposantes apprennent de l’erreur du boycott des élections législatives de décembre 2005, qui permet au président de prendre le plein contrôle de l’assemblée nationale. La CD, tête de pont de l’opposition, est dissoute en 2005 et les élections présidentielles de 2007 se déroulent avec fair-play : le candidat Manuel Rosales, appuyé par la plupart des courants opposants, reconnaît sa défaite.
Des symboles récurrents aux teneurs sociales, culturelles, politiques et économiques marquent les fiefs chavistes et opposants. Ils forment des champs sémantiques qui se complètent et se renforcent mutuellement, dessinant ainsi les territoires politiques de la capitale. Ce processus mériterait une analyse plus en profondeur. Pour l’heure, nous pouvons dire que la symbolique chaviste renvoie partiellement à une tradition latino américaine du syncrétisme religieux et révolutionnaire : certains symboles de la lutte sont des icônes religieuses, comme par exemple Jésus-Christ (voir infra). A contrario, la mission politique de Chávez prend un caractère providentiel et divin. La sémantique opposante, qui présente également des éléments religieux, est quant à elle plus innovante : elle repose en effet sur une trame narrative télévisuelle. Par exemple, les péripéties de l’opposition, ainsi théâtralisées, s’inscrivent dans l’attente d’un dénouement dramatique dont témoigne le compteur de la Plaza Altamira, posé sous le regard des caméras de télévision.

Des espaces à la publicité problématique

Les espaces investis sont chacun ancrés de manière différente au sein du continuum public-privé. Leur « publicité », soit leur caractère « public » (accessible à tous), n’est jamais complètement contestée même si, dans certains cas, un mécanisme de filtrage du public « contre-révolutionnaire » est mis en place. La surveillance touche toute la zone chaviste du municipio Libertador. Seuls le MVR (Movimiento Quinta República, le parti chaviste) et ses partis amis sont désormais autorisés à y organiser des manifestations politiques. Si cette appropriation est politique, elle ne concerne pas la totalité de l’espace et laisse à ce titre subsister des activités apolitiques.
De même, lorsque les opposants occupent la Plaza Altamira en 2002, ils en interdisent l’accès aux forces politiques chavistes. Les accès routiers sont fermés pendant quatre mois et une permanence politique est organisée. L’occupation de la place Altamira par les militaires ne reçoit pas l’aval du maire opposant du municipio Chacao Leopoldo López qui finit par exiger leur départ, poussé par les associations de riverains. L’occupation se transforme alors en appropriation politique. La place est tacitement surveillée mais les activités étrangères au conflit reprennent leur cours. Seul le lieu dédié à la Vierge demeure ponctuellement investi par les militants. Il est intéressant de constater que l’appropriation peut se plier aux exigences d’acteurs non militants. La société civile, quoique polarisée, continue à exister, la négociation reste possible et l’espace public politique comme l’espace public urbain demeurent l’expression de pouvoirs concurrents.
On peut dire que, si les espaces mentionnés ne sont pas privatisés, ils admettent néanmoins certaines formes de « publicité » au détriment d’autres. L’agressivité des militants envers leurs opposants empêche le déploiement de la publicité comme art de la civilité dans un contexte de politisation des manières. Dans le contexte politique de l’époque, les espaces étudiés sont instrumentalisés par des groupes politiques qui en interdisent l’accès à ceux qui prétendraient représenter d’autres conceptions du « public » citoyen vénézuélien et de l’identité vénézuélienne que celles qu’ils cherchent à projeter. Ils perdent ainsi en parti leur caractère « public », soit « universellement accessible ». C’est à la filiation idéologique de ces sites à un ordre historique passé et présent idéalisé que les occupants font implicitement référence afin qu’un public national se reconnaisse dans les valeurs identitaires qu’ils leur font incarner. La présence des Cercles bolivariens dans les espaces historiques du municipio Libertador signifie la refondation de l’histoire : le « public » authentique issu des barrios fait une entrée en force dans des espaces qui représentent la sphère publique nationale léguée par Bolivar, longtemps verrouillée et restreinte dans les faits à la bourgeoisie créole, public considéré comme un usurpateur du pouvoir ayant perverti ses idéaux indépendantistes. Le chavisme a particulièrement besoin de démontrer sa filiation à un héritage politique national pour affirmer sa légitimité contestée.
Du côté opposant, seule résiste la place Altamira, présentée dans les discours comme le fief de la « vénézuélianité ». Cette concurrente de la place d’armes fait l’objet, nous l’avons vu, d’une mise en scène nationale très élaborée qui en affirme le statut d’exception. Pour les uns, elle est plus que jamais la place de l’« Est » corrompu, secteur géographique éminemment réputé être celui de l’« opposition » qui en fait sa Plaza Mayor après les tentatives échouées de contrôle de la Plaza Bolívar. Pour les autres, elle est le bastion de la « société civile », élite économique garante de la démocratie.
L’urbanité des espaces est ainsi redéfinie par le biais des discours dont ils sont le support et qui influent sur l’usage qu’en font les citadins. La Plaza Bolívar et la Plaza Altamira sont décrits dans les discours des militants présents comme exclusifs de deux « publics » particuliers caractérisés par leur couleur, leur appartenance sociale et leurs convictions politiques. Ils ont en réalité pour fonction de justifier le repli de ces « publics » qui se conçoivent paradoxalement l’un et l’autre comme le seul véritablement démocratique.
Il existe ainsi deux sphères politiques en concurrence incarnées par deux places dont la situation géographique exprime les transformations de l’ordre social et politique qui ont impulsé la croissance duale de la ville. Leur occupation respective, enjeu de représentations du pouvoir, n’en prend que plus de sens.

La territorialisation politique de la ville

La dynamique conflictuelle d’appropriation de l’espace nous incite à envisager l’existence de territoires politiques au sein de la ville. Nous abordons ici la territorialisation comme la construction sociale qui se traduit soit par un contrôle territorial, soit par un aménagement ou une structuration de l’espace.
Le territoire est un espace géographique différencié. Il est approprié de manière consciente par des individus ou par une collectivité, par le biais de dispositifs symboliques ou concrets qui renforcent le sentiment d’appartenance et jouent sur les ressorts de l’identité. À Caracas, la relation issue de l’affirmation identitaire se fait au détriment de l’« urbanité » en tant que « bonne relation à autrui » ce qui transforme le rapport des citadins à leur ville. La rhétorique guerrière propre au conflit qui instrumentalise des fiefs urbains participe à l’élaboration de territoires politiques.
Le premier décembre 2001, la CD appelle à la grève civique nationale, qui consiste en l’arrêt de toute activité économique. Les classes moyennes constituent le moteur principal du mouvement. La grève générale de 2002 révèle une certaine géographie économique et politique : dans les zones de barrios, elle est financièrement intenable et par conséquent très peu suivie, d’autant plus que le gros des partisans du chavisme est d’origine socio-économique humble. Dans le municipio Libertador, le plus important en termes démographiques et le plus pauvre, la grève est à la fois peu suivie et contrée par le travail des buhoneros. Les municipios dans lesquels la grève a été la plus suivie sont ainsi les plus riches et les moins peuplés : Chacao, El Hatillo, et dans une moindre mesure Baruta et Sucre. Ces territoires sociaux-économiques dessinés par la grève démontrent une filiation avec la géographie de ceux qui le sont par les luttes politiques : les places Caracas, Bolivar, Andrés Elloy Blanco (chavistes) se situent municipio Libertador, la place Altamira et PDVSA Chuao (opposants) à Chacao, les échangeurs routiers de Prado del Este et de Santa Fé (opposants) dans le municipio Baruta. La dynamique conflictuelle d’appropriation de l’espace à Caracas en 2001-2004 favorise donc l’émergence de territoires politiques. Si le territoire des militants chavistes est aréolaire car balisé par des sites très rapprochés dans l’espace et dans le temps (fig. 2), celui des opposants est plutôt de nature réticulaire (fig. 1) : des sites éloignés les uns des autres dans l’espace sont reliés par un réseau routier performant caractéristique de la croissance de la ville moderne.
L’une des stratégies de territorialisation de l’opposition a notamment été de bloquer les accès routiers de certains espaces. La dissymétrie des territorialités traduit le rapport de pouvoir qui les subordonnent. Le territoire chaviste bénéficie d’une double centralité, celle créée par l’appropriation politique chaviste, toujours vivante, et celle que représente la richesse patrimoniale de ses alentours. Si le territoire opposant possède un centre symboliquement fort, la place Altamira, il n’est plus proclamé en tant que tel en 2004 en raison notamment de l’essoufflement des activités militantes de l’opposition dans la ville.
Cette différence contribue à alimenter le discours sur la partition spatiale de la ville en deux zones. Les zones de barrios de la ville sont en effet pour la plupart concentrées dans le municipio Libertador. Pourtant, ni l’ouest ni l’est de la ville ne sont homogènes du point de vue social puisque par exemple, les grandes zones de barrios de Petare sont à l’est de la ville et que l’Ouest (et surtout le Sud-Ouest) accueille également des urbanisations cossues telles que Vista Alegre ou El Paraíso. La territorialisation sous cet angle-là est plus une construction résultant des discours des partisans des deux courants politiques, discours largement relayés et construits, comme nous le soulignerons plus tard, par les médias, que le produit du processus de dualisation urbaine.
Nous ne disposons pas ici de l’espace pour aborder en détail la manière dont les territoires urbains prennent forme par le biais de la combinaison de symboliques sociales, culturelles, économiques, historiques et politiques. Ces éléments, qui sont abordés séparément au cours de cet article, mériteraient pourtant de faire l’objet d’une étude complète explorant leur complémentarité.

Division conceptuelle du public et « territorialisation »

À Caracas, la territorialisation de l’espace public urbain paraît idéologiquement fondée par la pensée dichotomique du « public », imposée par les chavistes et leurs opposants. La Coordinadora Democrática, qui organise les manifestations des sites de l’« opposition » par l’intermédiaire du « Comité action de rue », le fait au nom de la « société civile organisée » pensée comme l’élite, seule dépositaire de la pensée politique. La terminologie chaviste donne au « peuple » un sens révolutionnaire. Dans cette perspective, le « peuple » inclut en effet le nouveau prolétariat, la « populace » issue du système colonialiste puis capitaliste. Si, pour les chavistes, c’est le « peuple » qui doit gouverner, c’est pour la CD la prérogative de la « société civile ». Les « élites » vénézuéliennes sont exclues du projet chaviste de démocratie participative. L’idéologie chaviste appelle à la présence du « peuple » dans la rue, au plus près des instances du pouvoir, afin qu’il exerce un pouvoir qui lui aurait toujours été refusé par l’« oligarchie », assimilée aujourd’hui à la société civile.
Ces deux termes sont mis en relation avec les espaces urbains politiquement connotés de l’« Est » et de l’« Ouest » dont la hiérarchisation tacite évoque l’héritage, dilué depuis, qui pèse sur la citoyenneté vénézuélienne depuis la colonie.
Les créoles habitant au centre de la ville, autour de la Plaza Bolívar, bénéficiaient en effet du statut de « vecinos » (voisins), soit de « citoyens », tandis que les métis étaient relégués à la périphérie à la fois de la ville comme de la citoyenneté. À l’époque, le gouvernement justifie ainsi l’occupation des espaces publics par les buhoneros, les cercles bolivariens et autres militants, en mettant en avant leur « droit à la ville » et à la citoyenneté.
L’ordre public colonial puis capitaliste à l’origine de la marginalisation d’une partie des citadins et citoyens conditionnerait ainsi la volonté de redéfinition du « public » revendiquée par le biais de la territorialisation. Le terme de « société civile » est ambigu. Il implique en effet la hiérarchisation de plusieurs sociétés et la définition restreinte du public et de la citoyenneté. Une fraction de la CD a tendance en effet à considérer de façon rhétorique le « peuple » en tant que « populace ». Cela peut traduire le désir de garder la masse des pauvres sans éducation, culture ou propriété, hors du « public » citoyen qui semble lui contester sa seule souveraineté. Il est intéressant de souligner que le libéralisme concevait originellement la société civile comme le support des institutions nécessaires à la garantie de mécanismes de redistribution des ressources au fondement d’une citoyenneté universellement accessible, telles que l’éducation. Le glissement de la position libérale vers un système de reproduction des forces monopolistiques est accompagné par la restriction du sens de la « société civile » comme élite dépositaire de ces ressources. Le procédé rhétorique simplificateur qui distingue entre « peuple » et « société civile » reflète et renforce une certaine désunion de la société qui va de pair avec une dualisation spatiale et économique de la métropole.
La définition d’ordres urbains rivaux par le biais de la territorialisation politique et la prise d’espaces publics par deux « publics » politiques distincts traduit ainsi symboliquement les programmes politiques des belligérants qui prennent leurs racines dans l’histoire d’une société caractérisée par une forte dualité économique ravivée par les réformes néolibérales des années 1990 et entérinée par des discours d’exclusion. Les deux « publics politiques » prétendent représenter la volonté populaire en tant qu’elle est avalisée par les institutions démocratiques légitimes tout en défendant finalement deux conceptions antagonistes de la démocratie. Ce processus passe par la référence à une « vénézuélianité » (une identité vénézuélienne essentialisée) idéalisée.

Vers une redéfinition de l’espace public au Venezuela

On assiste à l’éclosion d’une nouvelle forme d’urbanité au Venezuela : cette dernière ne se définit plus seulement à l’interface de la ville matérielle et de la pratique, notamment politique, qu’en a le citadin, mais ce rapport rétroactif est désormais médiatisé par la lecture que font les médias de la ville. Les journaux et les chaînes de télévision, pour la plupart privés et opposants, prennent entre 2001 et 2004 largement parti en faveur de l’un ou l’autre parti politique et mettent en place de véritables machines de propagande. Des chaînes de télévision privées financièrement proches des intérêts des États-Unis comme Venevisión adoptent par exemple une stratégie de théâtralisation des conflits dans la ville et appellent activement à la participation aux manifestations opposantes. La chaîne étatique VTV adopte une même contre-stratégie. Les médias insistent alors beaucoup sur la division Est/Ouest de la ville qu’ils associent largement à un antagonisme « peuple » / « société civile ». La rapidité de la transmission des discours et des images rend possible la convocation et l’organisation très rapide de manifestations dans les espaces clefs, ce qui les rend plus fréquemment visibles et contribue à la formation des territoires politiques. En 2004, si les forces de l’opposition sont physiquement peu présentes dans la ville, elles sont virtuellement omniprésentes dans le conflit du fait du rôle clef joué par les chaînes privées en leur faveur.
Le rapport des militants aux espaces qu’ils occupent répond en conséquence aux positions des deux parties concernant les médias et leur présence se veut souvent une manière, soit de solliciter leur attention, soit de proposer une alternative à l’espace d’information qu’ils proposent. La disgrâce dans laquelle sont tombés les médias pour les chavistes en incite ainsi certains à renouer avec la fonction de circulation de l’information qu’avait auparavant l’espace public urbain situé à proximité des organes de pouvoir (afin de court-circuiter la propagande des intermédiaires, partis politiques ou médias). Certains militants se retrouvent par exemple dans l’Esquina Caliente de la Plaza Bolívar afin d’échanger des informations ayant trait à l’actualité chaviste et qui ne sont pas relayées par les grands médias opposants.
La territorialisation politique de la ville résulte ainsi de jeux d’acteurs (les médias, la CD, la « société civile organisée », les cercles bolivariens, les partis politiques, le syndicat patronal, etc.) qui définissent, par le biais de certaines pratiques et discours dissuasifs, une géographie symbolique de la ville qui influe sur les pratiques des citadins et redéfinit l’urbanité de la ville. Cette géographie de la confrontation s’appuie sur l’exacerbation et l’idéalisation des caractères sociaux et économiques supposés de l’« Est » et de l’« Ouest » auxquels est attribuée une essence sociale.
Il serait intéressant d’explorer la provenance des mythes politiques, sociaux, culturels et économiques sur lesquels s’appuient les discours souvent simplistes des médias vénézuéliens et d’identifier les « détonateurs » correspondants qui ont précipité leur théâtralisation. Cela d’autant plus que les médias, et avant cela le manuel de civilité de Carreño 5, ont joué un rôle historique dans la stigmatisation des populations « barbares » et « incivilisées » issues des marges urbaines.

Personnalisme et mystique politique

Le chavisme semble être un personnalisme qui comporte un fort élément mystique (conçu comme une religiosité attachée au mythe révolutionnaire incarné dans un seul homme) dans sa forme de communication, signe du malaise d’un système démocratique plébiscité mais réputé corrompu. Le discours chaviste se veut pourtant ancré dans la démocratie puisqu’il en oppose deux conceptions : la démocratie chaviste serait le véritable gouvernement du « peuple » entendu comme la « majorité » composée par les déshérités du pays.
Le « pseudo » système démocratique hérité est à l’inverse présenté comme celui d’oligarques, élites représentées pendant un temps par la Coordinadora Democrática. Le lien que Chávez prétend promouvoir avec son « peuple » est cependant de type personnaliste comme en témoignent les panneaux publicitaires sur lesquels s’étale le slogan « Chávez es el pueblo » (Chávez est le peuple).
Ce dialogue consubstantiel tente d’évincer les intermédiaires essentiels au bon fonctionnement du système démocratique : partis politiques, médias et institutions. Pourtant, cette rhétorique traduit surtout la méfiance éprouvée par le chavisme envers la vision que l’opposition développe de ces contre-pouvoirs, qui vont jusqu’à se constituer en sphère publique alternative. Certaines chaînes de télévision opposantes privées sont par exemple allées jusqu’à appuyer et ouvertement célébrer la tentative de destitution forcée de Chávez en 2002. C’est le cas de RCTV (Radio Caracas Televisión Consolidates), dont la Commission nationale des Télécommunications vient récemment de refuser de renouveler la licence publique. On peut également citer PDVSA, dont la nationalisation de 1976 ne parvint pas à briser l’allégeance à des intérêts pétroliers étrangers. Le gouvernement en « renationalisant » la gestion de cet « État dans l’État » en 2002, précipita son implication dans le blocus national d’avril 2002. Les tentatives de contrôle de ces intermédiaires par le gouvernement ne remettent pas fondamentalement leur existence en question. L’opposition les présente cependant comme un signe du caractère arbitraire de l’exercice du pouvoir. Le personnalisme du pouvoir public incarné dans la personne du Souverain est selon Georges Ballandier [1992] le propre des gouvernements totalitaires et autoritaires mais également des pouvoirs traditionnels dans lesquels il ne peut exister de « sphère publique politique ».
Dans un tel contexte, l’appropriation politique des espaces publics signifie souvent leur investissement mystique ce qui affecte l’urbanité de la ville. Le recours à des symboles religieux (qui font référence à la plus haute légitimité) par les deux partis en présence traduit leur volonté d’outrepasser les sources intermédiaires de légitimation qu’ils invoquent mutuellement. La place Bolivar fait ainsi l’objet de la révérence envers le « Libertador », censé pour les chavistes incarner la révolution. La Place de la Révolution a été mise sous la protection de Sainte Barbara, martyre chrétienne qui, selon Lina Rón, est la « patronne de tout le monde ». Sur les murs peints, aux côtés de Simon Bolivar, Jésus-Christ figure comme le père de tous les révolutionnaires et à travers lui, Dieu luimême, ce qu’expriment ces mots peints « Dios con nosotros » (Dieu est avec nous). Côté opposants, au pied de l’obélisque de la Plaza Altamira, la Vierge a été installée sur une estrade recouverte du drapeau vénézuélien. Ces procédés traduisent un refus extrême de l’« autre », conçu comme ennemi politique et présenté comme mécréant, au sein des espaces publics politisés de la capitale comme de la sphère politique.
L’inféodation de la communication chaviste à une mystique personnaliste témoigne de la difficulté historique qu’a eu la démocratie à s’imposer au Venezuela. Les guerres fratricides qui suivent l’indépendance favorisent l’établissement de la dictature qui perdure jusqu’au renversement de Pérez Jiménez en 1958. Le système démocratique pâtit de la corruption endémique des partis qui noyautent la société civile en soutenant les revendications d’organisations de voisins à des fins partisanes par exemple, que ce soit dans les zones de barrios ou les urbanizaciones de la ville. La faillite des partis culmine avec la crise économique de 1989 et la restructuration libérale de l’État. Le mécontentement populaire se traduit par le coup d’État de Chávez en 1992 et par son élection en 1998. La pompe déployée à l’occasion des gigantesques messes politiques données par le président sur l’avenue Bolivar par exemple, la voie triomphale de la ville, reflète le manque de culture du dialogue politique. Le procédé de convocation utilisé par le régime pour traduire la suprématie de sa démocratie participative est paradoxal puisqu’il n’implique pas la « réflexion » de l’individu mais sa « réaction », ce qui présume de l’existence d’une « masse » plutôt que d’un « public ». Cela semble aller formellement à l’encontre du projet chaviste d’une démocratie participative pilotée par des citoyens actifs et conscients.
L’autoritarisme exclut de son principe d’exercice du pouvoir l’existence d’une sphère publique politique puisque le souverain domine ses sujets. Il ressort pourtant des phénomènes d’investissement des espaces publics à Caracas que le gouvernement fortement contesté est en campagne perpétuelle, fait paradoxal pour un gouvernement démocratiquement élu. De vives critiques, que nous ne pouvons analyser en profondeur ici, sont par ailleurs apparues depuis l’intérieur même du courant chaviste : Luis Miquelena, par exemple, ministre de l’Intérieur avant le coup d’État dont il se fait un relais, reproche à Chávez son manque de maturité politique et son style de gestion personnaliste. D’autres critiques émanent de mouvements de gauche radicaux qui souhaitent une accélération d’un processus révolutionnaire qui leur semble perverti par l’omniprésence de Chávez : c’est par exemple le cas du Comité de Relations anarchistes et du Movimiento 13 de Enero (Mouvement 13 Janvier).
Il est difficile de se prononcer sur la nature du gouvernement chaviste. Selon Georges Balandier [1992], les périodes de crise rapportent tout au Souverain alors transfiguré. Le dysfonctionnement de la sphère publique fondée sur le dialogue induit la réapparition du « public » comme fonction de représentation de l’unité du corps du peuple derrière celle du Souverain. Si cette puissance de la représentation est bien déployée dans les espaces urbains de Caracas, le principe de domination n’est pas défendu par Chávez, bien au contraire : il s’agit pour lui de rendre aux « citoyens de seconde zone » que sont les habitants des barrios une place au sein de la sphère publique du pays.
On peut interpréter ces contradictions de deux manières. D’une part, on peut avancer que les dispositifs d’adhésion déployés dans les espaces publics traduisent la nature autoritaire d’un gouvernement qui a sans cesse besoin de provoquer l’endoctrinement de la masse. L’autre thèse serait que deux sphères publiques politiques appuyées sur des conceptions divergentes de leur légitimité entrent aujourd’hui en concurrence au Venezuela et que la rivalité de ces deux sphères les pousse à avoir recours à des méthodes de représentation publique et de défense qui ressemblent à celle des régimes autoritaires.
L’existence de cette confrontation peut cependant être interprétée au contraire comme l’indice de la bonne santé de la « démocratie », puisque deux conceptions de celle-ci sont visibles au sein de l’espace public vénézuélien physique comme discursif. C’est en effet parce que les protestations de tout bord trouvent, en dépit des craintes de bâillonnement exprimées par les médias opposants et officiels, l’espace public nécessaire à leur expression, que les processus spatiaux de propagande politique peuvent se déployer.
Cette hypothèse se conçoit si l’on prend en considération, comme le propose Jürgen Habermas [1962], qu’il existe toujours plusieurs publics en concurrence. C’est sans doute à une tentative qui ne trouve pas encore de forme cohérente de représentation, d’accomplissement d’une sphère publique plébéienne, que l’on assiste en ce moment au Venezuela. L’héritage politique du pays est autoritaire dans ses formes [García Sánchez, 1998]. La contestation de la légitimité du gouvernement élu est si forte que le candidat élu se voit contraint de faire de la « publicité » afin de sans cesse réaffirmer une légitimité qui lui est contestée au nom d’une autre idée du « public politique ». C’est pourquoi les espaces contrôlés par les représentants chavistes au pouvoir sont marqués par des dispositifs de propagande qui se traduisent par le marquage territorial de la ville.

Conclusion

L’apport le plus significatif à la sphère publique politique vénézuélienne est celui que réalise le chavisme, qui se veut le porteur de la genèse d’une démocratie participative basée sur la rencontre entre le « peuple » et le « pouvoir » au sein des espaces publics institutionnels mobilisés dans le cadre d’une légitimation politique. Les élections législatives de 2005 ont été marquées par le boycott de l’opposition, ce qui a contribué à l’évincer du champ de la représentation démocratique. Les présidentielles de 2006 ont par contre été caractérisées par un taux de participation de 75 %, signe de l’enjeu brûlant que constitue la légitimité d’Hugo Chávez. Ce dernier a été réélu avec 62,84 % des voix pour un mandat de six ans contre le candidat de droite Manuel Rosales dont le discours électoral conciliant semble témoigner du changement de stratégie de l’opposition, désormais résolue à combattre Chávez sur le terrain du jeu démocratique. L’opposition de principe au chavisme a été abandonnée en faveur d’un programme humaniste empruntant aux programmes sociaux de Chávez : Manuel Rosales, le principal candidat opposant à la présidence de 2007 a ainsi proposé la création d’une carte de débit baptisée « Mi Negra ». Elle aurait permis aux classes populaires et aux classes moyennes appauvries d’accéder à un compte par le biais duquel 15 à 30 % des revenus produits par PDVSA auraient été redistribués afin de promouvoir l’entrepreneuriat, la culture et contribuer aux dépenses quotidiennes. La confrontation a donc quitté, sans doute provisoirement, le terrain de l’espace public urbain pour celui des idées et des médias. La légitimité du gouvernement étant de moins en moins contestée, les dispositifs publicitaires que celui-ci déploie dans la ville deviennent moins visiblement autoritaires. Cela témoigne de la consolidation de la sphère publique prolétaire proposée par Hugo Chávez. La question est de savoir si le nouvel espace publique politique peut accomplir la fusion du « peuple » et de la « société civile ». De fait, c’est à travers une pratique des territoires urbains plus empreinte d’« inclusion », moins « symboliquement exclusive », que l’on pourrait déceler les premières traces d’une inflexion du climat sociopolitique conflictuel si familier à Caracas. Certains prônent un « chavisme sans Chávez » qui reprendrait les grandes orientations du gouvernement sans pour autant verser dans le personnalisme. On peut en effet douter du caractère démocratique du système tant qu’il sera fondé sur l’adhésion au discours d’un seul homme. Les tensions de la sphère publique vénézuélienne sont représentatives des dilemmes de nombreux pays latino américains confrontés à l’aggravation des polarisations sociales et spatiales. Le virement à gauche de l’Amérique latine s’accompagne ainsi de la volonté d’une redéfinition de la démocratie et de l’élargissement du « public politique » qui la fonde.

Armelle Racinoux
Bartlett Faculty of the Built Environment, UCL (Londres) / Université Paris X – Nanterre.
Emiliano Zapata
École Doctorale « Ville et Environnement » – ED 448.


NOTES
1. La Coordinadora Democrática fédère le leader de la Fédération des Chambres et Associations de Commerce et de Production (Fédécamaras) Pedro Carmona Estanga au patron de la Confédération des Travailleurs vénézuéliens Carlos Ortega ainsi que les représentants des divers partis opposants.
2. Organisme chargé du comptage des voies lors de la tenue d’élections.
3. Ces commerçants de l’économie informelle, ambulants sous les régimes politiques précédents, vendent des biens de consommation de toutes sortes. Avec l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez qui cherchait à rendre visible la pauvreté, ils ont installé leurs stands de manière permanente au sein des municipios chavistes de la capitale. Largement considérés comme une nuisance, ils en ont été délogés en 2005.
4. Bilans respectifs : trois morts et neuf blessés, un mort et sept blessés, un mort et neuf blessés.
5. Carreño M. A (1854),Manual de urbanidad y buenas maneras para uso de la juventud de ambos sexos, Imprenta de Comercio Humano, Caracas.

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