BUENOS AIRES | Guérilla Urbaine des Montoneros




 Quand bien même tu bénéficierais 
de conditions exceptionnelles, 
tu ne triompheras jamais si tu penses qu'il faut d’abord dépasser les contradictions du champ populaire. 
Dans ce cas, tu ne commences même pas la lutte. 
Dans ce cas, tu dis bonne nuit, 
adieu à la révolution et tu vas te coucher. 


Le poète et guérillero Juan Gulman 
.

La guérilla urbaine menée par les Montoneros contribuera, au sein d'une opposition vaste, hétérogène, active - notamment des syndicats ouvriers -, qui oriente et amplifie le mécontentement de la population,  au retour effectif de la démocratie en 1973.  Ce texte tente de retracer les relations entre les Monteneros et les habitants des villas miseria - les bidonvilles -, qui occuperont un rôle important contre la dictature, pour le retour à la démocratie,  puis après l'élection de 1973, contre le Ministerio de Bienestar Social, en charge, entre autres,  du logement social, et dirigé par José López Rega, un représentant de la droite "dure" du Mouvement péroniste, membre de la Loge P2,  co-fondateur et dirigeant de l'organisation para-militaire, la tristement célèbre AAA (« Allianza Anticommunista Argentina »). 



Les conditions de formation du mouvement Montonero


Le 28 juin 1966, le général Juan Carlos Ongania, prend le pouvoir ; émissaire de l'oligarchie et de l'extrême droite catholique, il représentait, cependant, la faction modérée des militaires ; mais il décidera d'une politique répressive à l’égard des organisations ouvrières en lutte, des étudiants, et d'une manière générale, de toute émancipation possible de la société argentine, considérée comme subversive. 


Ouvriers


Dès août 1966, Ongania interdit virtuellement le droit de grève puis les commissions paritaires, puis les négociations contractuelles, sapant ainsi l’existence même des syndicats. Les multiples grèves qui s'ensuivent sont un échec, les ouvriers arrêtés ou licenciés. Par ailleurs, sous la houlette du ministre de l’Economie, Adalbert Krieger Vasena, en mars 1967, le peso fut dévalué de 40 % et les salaires (augmentés de 15 %) gelés pendant 20 mois, l’âge de la retraite est repoussé de 55 à 60 ans, les indemnités de licenciements diminuées ; enfin la restructuration des entreprises publiques allait commencer. Le chômage augmente, ceci est encore accru par le rachat de nombreuses entreprises argentines par des entreprises « étrangères » qui restructurent pour mieux se redévelopper. Ce qui permet au nationalisme argentin péroniste ou d’extrême gauche de dénoncer l’inféodation du gouvernement qui est coupable d’abandon des entreprises argentines au grand capital international. C’est des usines que jaillit la révolte contre les conditions de travail et les cadences, l’autoritarisme des chefs et la discipline de fabrique, les syndicats racket, pour le combat pour un syndicalisme décent. Et lorsque le mouvement sort de l’usine, l’affrontement permanent avec les forces de répression et l’Etat pose de facto la question du pouvoir politique, même si celle-ci se fait sous des flots de Péronisme de toutes tendances.

Etudiants

Outre la politique anti-syndicale, Onganía affiche clairement l’orientation du nouveau pouvoir : le ciment unique est la lutte contre la subversion. Tout ce qui n’est ni proche de l’establishment oligarchique, ni catholique de droite est suspect, donc interdit. La censure s’attaque ouvertement à tous les domaines de la vie, de l’art au théâtre en passant par le cinéma. Les mini-jupes sont interdites. Ainsi, parallèlement aux luttes ouvrières, un nouveau front de contestation s'ouvre, et tout au long de l’année 1966, comme dans d’autres pays, prend forme une agitation étudiante multiforme allant d’un vague tiers-mondisme aux revendications concrètes visant l’amélioration de leur quotidien. 

Ongania, se présentant comme partisan de la « remise en ordre » du pays s'attaque frontalement aux étudiants et met fin à l’autonomie des universités. Issus massivement de la moyenne bourgeoisie en majorité antipéroniste, une partie des étudiants, devient péroniste par opposition au milieu familial d’origine, puis par conviction en allant rencontrer les « ouvriers » ou les pauvres des bidonvilles. Le stalinisme qui conservait le contrôle de syndicats étudiants subit une hémorragie importante de militants vers la Nueva Izquierda (Nouvelle gauche),  le Péronisme « de gauche », ou le guévarisme et le maoïsme (pour fonder le PCR maoïste), ou encore le trotskysme. Les étudiants qui n'hésitent pas à manifester leur mécontentement et lorsque les Etats-Unis envahissent Saint Domingue, en juillet 1966, les étudiants s’opposent à toute intervention de l’Argentine. Ils sont plus de 7 000 à manifester à Buenos-Aires. L’intervention brutale des forces de police se solde par un manifestant assassiné. Le 5 août, l’armée évacue les universités. A Buenos Aires, les étudiants sortent de l’athénée sous les coups de crosse des rangées de militaires. C’est la nuit des « longs bâtons ». A Córdoba, l’agitation étudiante se poursuit en août et jusqu’en septembre. La manifestation du 7 septembre est tragique du fait de la mort de l’étudiant-ouvrier Santiago Pampillón, tué à bout portant par un policier. Si le mouvement étudiant est défait, pour autant une graine importante a été semée au moins à Córdoba : celle de l’alliance entre syndicats et mouvements étudiants. A la base, il en va de même entre étudiants et ouvriers.

La critique de l’autorité sous toutes ses formes qui visait notamment l’armée est partout et en même temps. Cette nouvelle unité a été facilitée par le fait qu’un nombre important d’étudiants devait travailler pour vivre. A partir de 1967, les étudiants feront systématiquement grève en soutien aux luttes des travailleurs. L’université sert désormais un lieu de rencontres entre militants ouvriers et étudiants. En 1968-69, des syndicalistes y tiendront des réunions régulières. Notons que ce rapprochement Ouvrier/Etudiant s'opérait également au même moment en Italie.


Le Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo 

Enfin, à ces mouvements s'ajoute celui du gauchissement de certains mouvements catholiques au nom de la « théologie de la libération », notamment des prêtres ouvriers et des évêques du tiers monde. Ils sont en Argentine, et plus largement en Amérique Latine d'une importance capitale et leur influence est aussi importante que celle des partis politiques parlementaire ou extra-parlementaire. Dès 1954, l'attitude et les actions de l'abbé Pierre en faveur des plus démunis dépassent les frontières de son continent pour trouver en Argentine une écoute attentive auprès des catholiques progressistes. Puis, le Concile du Vatican II et les encycliques du pape Jean XXIII, en 1962, lança un grand débat dans le monde chrétien qui, en Amérique latine, se centra sur l’attitude envers les pauvres. D'autres mouvements apparaissent et notamment sous l'impulsion du prêche du philosophe Conrado Eggers Lan en faveur d'un possible dialogue entre catholiques et marxistes. Ainsi fut organisée à la Faculté de Philosophie et de Lettres de Buenos Aires en octobre 1965, une conférence sur le “Diálogo entre católicos y marxistas”. Le 15 août 1967 fut publié le Manifeste de 18 évêques du tiers-monde. Le texte dénonçait « l’impérialisme international de l’argent » et le fait que « l’Église a pratiquement toujours été liée au système politique, social et économique ». On y critiquait les riches qui « avaient lancé une guerre subversive… en massacrant des peuples entiers ». En mai 1968, se tint la première rencontre nationale où vit le jour le Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo [Mouvement des prêtres pour le tiers-monde]. Ce mouvement allait jouer un rôle important en Argentine, assumant pleinement le fait que seuls « les peuples pauvres et les pauvres des peuples » s’engageront dans un processus émancipateur ; ces hommes de fois décident d’entrer dans les villas miseria et d’être le plus au contact possible des populations les plus paupérisées. Dans l’un des pays les plus catholique au monde, ce positionnement d’une partie de l’Eglise amène de fait de nombreux jeunes à se politiser. Ces éléments ainsi que ceux de la révolte culturelle, de la péronisation des secteurs de la classe moyenne et de la crise de la gauche vont enfin se retrouver dans les universités, liant progressivement les étudiants aux mouvements révolutionnaires. La principale figure de ce mouvement fut le prêtre Carlos Mujica, prônant un christianisme tourné vers la lutte contre l'injustice et la pauvreté incarnée dans la figure du Christ ouvrier. Carlos Mujica aura une certaine influence auprès des Montoneros car en effet, plusieurs de leurs membres sont issus de l'organisation dont il fut le conseiller spirituel : la Jeunesse étudiante catholique (JEC) du Collège national de Buenos Aires où participaient en 1964 Carlos Gustavo Ramus, Mario Firmenich, ainsi que d'autres qui firent leurs premières armes à la JEC. Certains évêques le soutinrent, mais la hiérarchie ecclésiastique argentine fut toujours une fidèle alliée des privilégiés et des militaires, avec qui elle établit une solide alliance pendant la dictature.

Che Guevara

Enfin, un autre mythe important, et non des moindres,  va servir de toile de fond à la plupart des groupes (excepté pour certains trotskystes) : celui de Che Guerava, argentin d'origine, et la défense du régime castriste. Cuba, devenue la nouvelle Moscou des sud-américains, fournira une importante aide à tous ces groupes et servira de pèlerinage initiatique à des centaines de militants. 


Cordobazo

A partir de la mi-mai 1968, les grèves se firent encore plus nombreuses. Et puis arriva en mai 1969 l'insurrection ouvrière et étudiante de la ville de Córdoba, que les argentins dénomment le Córdobazo, qui symboliquement marque, en tant que mai 1968 argentin, le début d’une nouvelle époque. Cette quasi-insurrection a eu évidemment un impact immense en Argentine, elle a été magnifié, et a servi de référence pour le mouvement ouvrier comme pour le mouvement étudiant. Elle a surtout sonné le glas, après trois années d’exercice du pouvoir, de la dictature d’Ongania. 

Le gouvernement décréta, le 9 mai, l’augmentation des prix de l’essence, du gaz, du lait et des transports. Mais ce qui mit le feu aux poudres, fut le décret gouvernemental qui abrogeait, le 12 mai, la « semaine anglaise » permettant aux ouvriers de travailler 44 heures payées 48. L'ensemble des syndicats - y compris les syndicats d'étudiants - décidèrent d'une grève générale et d'une manifestation. Le 29 mai à 11 heures du matin, les premières colonnes ouvrières - équipées de boulons et de cocktails Molotov - s’ébrouent de l’usine Renault de Santa Isabel. Les manifestants arrivent non loin du centre-ville, en évitant les barrages policiers, tout en ripostant aux tirs de grenades lacrymogènes. En dépit de la dureté de la réaction policière qui tue un premier ouvrier, Máximo Menas, les manifestants parviennent à dresser des barricades et à refouler les forces de police. 

La traditionnelle manifestation syndicale cède ainsi la place à l’émeute ouvrière. Les commissariats de quartier sont attaqués et les policiers expulsés ; les bureaux de Xerox (symbole américain) et un concessionnaire Citroën sont incendiés ; le Cercle des sous-officiers de l’armée et le bureau des Douanes sont occupés. Au même instant, d’autres colonnes ouvrières épaulées par les étudiants en grève font face, dans d’autres quartiers, à la police à cheval. Au passage des défilés, les travailleurs des petites usines et ateliers arrêtent le travail et se joignent à eux. Vers 18 heures, les manifestants occupent tout le centre ville. Tous les bâtiments publics tombent aux mains des travailleurs. Dans les quartiers, des assemblées s’organisent. Certains proclament, un peu vite, la première zone libérée d’Argentine. Mais partout, la population entière se retrouve dans la joie d’avoir vaincu, pour un temps, l'«ennemi ». Les images du film de Federico Urioste, Rebelión, sont éloquentes. Luis Alberto Romero (Breve Historia Contemporanea de la Argentina) confirme ce que les images d’Urioste nous montrent, à savoir que l’insurrection populaire n’est pas dirigée, n’est pas contrôlée, mais constitue la réponse viscérale des ouvriers, des étudiants et de diverses couches populaires à un pouvoir dictatorial insupportable : « La multitude qui contrôla pendant plusieurs heures le centre de la ville n’avait ni consignes ni organisateurs –syndicats, partis ou centres étudiants furent débordés par l’action- mais se comportèrent avec
une rare efficacité, se dispersant pour se regrouper plus loin.» 


Le gouverneur décrète l’état de siège. A l’annonce de l’arrivée de colonnes de chars et des troupes d’élite, une partie des manifestants investit le quartier de l’Université, tandis que des électriciens de la centrale coupent le courant, plongeant la ville dans le noir, désorientant l’armée et permettant aux insurgés de garder l’initiative et d’échapper aux rafales de mitraillettes qui pleuvent. Dans cette deuxième phase d’affrontements, les habitants des quartiers bombardent les forces de l’ordre de projectiles, donnent leurs meubles pour construire des barricades y compris dans les quartiers des classes moyennes. Toute la nuit, le quartier de l’université résiste. Au petit matin, l’infanterie prête à donner l’assaut est arrêtée par les manifestants. Ce 30 mai, la grève générale décrétée par les syndicats est quasi totale dans le pays. 


La répression militaire est relancée le 31 mai et met fin à l'insurrection ; le bilan total est lourd : entre 20 et 30 morts et 200 blessés graves par balles. Cela n’empêche pas la tenue de nombreuses manifestations dans les quartiers ouvriers en juin et en juillet. Le gouvernement impose l’état de siège qui durera jusqu’en mars 1973.


Rosariazo

En septembre 1969, c'est au tour de Rosario de s'enflammer. En mai 1969, la deuxième ville d’Argentine avait déjà connue l’agitation étudiante, ce fût le premier « Rosariazo ». En septembre 1969, ce sont les cheminots qui lancent la semaine d’agitation. Le 8 septembre, pour protester contre la suspension d’un ouvrier syndicalisé, les syndicats appellent à une grève « des bras croisés ». Ils décident alors une grève illimitée à partir du 12 septembre et son élargissement à tout le pays. Puis la CGT de Rosario proclame une grève générale pour le 16 septembre et une grande manifestation. La police attaque à plusieurs endroits le cortège. Les manifestants, forts de l’expérience de mai, érigent rapidement des barricades et contre-attaquent. Comme à Córdoba, les habitants sont de leur côté. Les bâtiments administratifs et les commissariats sont encerclés. Une partie des manifestants revient dans les quartiers populaires pour y dresser d’autres barricades avec l’aide des habitants. On a parlé d’une émeute de 200 000 participants (sur 700 000 habitants). La police débordée, le gouvernement fait appel, dans la soirée, à l’armée. Les affrontements durent toute la nuit, jusqu’au au petit matin. L’armée, commandée par Leopoldo Galtieri, tire à balles réelles. Le bilan est lourd : deux ouvriers tués, 25 blessés graves, des centaines d’arrestations. Mais comme à Córdoba, tous les témoins ont décrit l’allégresse des manifestants, leur sentiment de puissance d’occuper la rue, de braver l’ordre militaire, de la rage joyeuse d’affronter la police, de bâtir des barricades. Un autre point à noter est le caractère multi-classiste : si les ouvriers et les étudiants ont été les moteurs de la journée, de nombreux membres des autres classes de la société, dont les classes moyennes, ont participé ensuite activement au combat contre les forces de répression.

Certains s'interrogeaient sur le bilan de ces jours de grève et d’émeutes. A court terme, rien ne change, si ce n'est que les syndicats sont parvenus à faire déverser le trop plein d’énergie ouvrière dans un combat victorieux avec la police, mais défait par l’armée. Ces émeutes ont sans aucun doute favorisées le départ du dictateur Ongania. Pour d'autres, le Cordobazo a été le catalyseur en même temps que le déclencheur d’un vaste mouvement de résistance populaire, de nouvelles organisations, d’une nouvelle vague anti-bureaucratique et de la jonction entre mouvements guérilleros et mouvements sociaux. De manière plus générale, la Nueva Izquierda (NI) doit être comprise comme une restructuration de plusieurs espaces politiques de gauche, suite à un certain nombre de critiques, d’analyses et d’évènements concrets. María Crístina Tortti explique que « le climat contestataire qui s’étend à partir du Cordobazo trouve ses racines dans le champ intellectuel et culturel propre des années 1960, quand la société se retrouve immergée dans un processus de modernisation totalement contradictoire avec l’autoritarisme gouvernemental et sa politique culturelle obscurantiste. Une telle modernisation englobait un champ allant de la modification des standards de vie jusqu’aux habitudes de consommation et les expectatives d’ascension sociale ; de la transformation des coutumes au nouveau rôle de la femme en passant par la nouvelle morale sexuelle et jusqu’à l’altération des relations au sein de quelques institutions traditionnelles comme la famille ou l’école. »


Les groupes révolutionnaires armés


Ces journées insurrectionnelles ont surtout favorisées l'apparition de nouveaux groupes armés guérilleros. Les années 1966-68,  marquent pour le mouvement péroniste, à la fois l’éclatement en de multiples groupes, courants, fractions et un début de regroupement par la constitution d’une fraction organisée dans et autour des entreprises : le « Péronisme révolutionnaire ». Le 18 août 1968, en effet, se tient dans les locaux du syndicat des employés de pharmacie de Buenos Aires, le congrès constitutif de ce courant qui réunit des militants syndicaux ouvriers, issus de la JOC («Juventud Obrera Católica »), le groupe « Cristianismo y Revolución », des groupes étudiants et William Cooke, ami de Che Guevara, qui, atteint d’un cancer, fait figure de patriarche. L’objectif est de lutter à mort contre la dictature d’Ongania, de préparer le retour de Perón. Ce courant regroupe des jeunes militants ouvriers comme Armando Croatto ou Gonzalez Chavez qu’on retrouvera plus tard chez les Montoneros.

Une longue tradition...

Mais l’histoire de la lutte armée en Argentine a débuté il y a bien longtemps, à la chute du Péronisme en septembre 1955. Il se crée alors le MRP (« Movimiento Revolucionario Peronista »). Dès 1957, cette formation se scinde en deux fractions : la première de ‘gauche’, le FRP (« Frente Revolucionario Peronista ») animé par John Williams Cooke et l’autre de ‘droite’, le COR (« Centro Operaciones Resistencia ») animé par le général Iñiguez. Les actions se limitent à des attentats ou des sabotages. Cooke s’exile à Cuba et, profitant des grèves, revient à la mi-1958 pour organiser la seconde résistance péroniste.

En 1959, se forme la première organisation agissant en zone rurale dans la région de Cochuna (province de Tucumán) : le MPL (« Movimiento Peronista de Liberación) » dirigé par Manuel Enrique Mena (« commandant Utrunco »). C’est un échec total : début 1960, la guérilla disparaît. En juillet 1961, naît à Santiago del Estero, le FRIP (« Frente Revolucionario Indoamericano Popular ») animé par Francisco René Santucho. Ce front, qui se revendique du marxisme, n’est pas lié au Péronisme. La deuxième mouvance des groupes armés voit ainsi le jour. Le FRIP agit parmi les travailleurs des sucreries et des forestiers, adossés au mouvement étudiant de Tucumán. Début 1965, le POT (« Partido Obrero Trotskysta »), section de la IVème Internationale (secrétariat unifié) rejoint le Front. Ensemble, ces deux composantes vont constituer le PRT (« Partido Revolucionario de los Trabajadores »). 

L’extrême-droite s’agite aussi, notamment le courant issu du rameau traditionnel catholique, le « Tacuara » qui réalise, le 29 août 1963, un hold-up spectaculaire à la Polyclinique Bancaire, à Liniers (quartier ouest de Buenos Aires) de 100.000 dollars. Sous la pression des évènements, de l’admiration pour Cuba, ce mouvement va se scinder et donner naissance à deux fractions, l’une, la GRN (« Guardia Restauradora Nacionalista ») dirigée par Alberto Ezcurra, restant à l’extrême-droite ; l’autre, majoritaire, le MNRT (« Movimiento Nacionalisto Revolucionario Tacuara ») dirigée par Joe Baxter et Amilcar Fidanza, se rapprochant des guérilléros péronistes. C’est de ce courant que sont issus Firmenich, Ramus et Medina qui seront parmi les fondateurs des Montoneros. 

W. Cooke et d’autres essayent d’animer un courant dit ‘marxiste’ au sein des structures du Péronisme et de la CGT. L’année 1964 voit l’émergence de plusieurs groupes d’orientations diverses. Le 29 février, la police découvre un camp d’entraînement militaire du groupe « Camilo Cinfuegos » dirigé par Juan Enrique Salerne, proche du PCA. Le 14 mars, à Orán (province de Salta) l’EGP (« Ejército Guerrillero del Pueblo ») fait le coup de feu avec la gendarmerie. Le 21 juillet, une explosion à Buenos Aires est revendiquée par les FARN (« Fuerzas Armadas de la Revolucion Nacional) ». A cette époque, les groupes armés sont extrêmement minoritaires, grenouillent au sein du nationalisme péroniste, en singeant le vocabulaire militaire. A la fin des années 1960, les principaux groupes de guérilla sont :
. les péronistes de gauche organisés dans :
  • les FAP « Fuerzas Armadas Peronistas » (1968), les Forces armées Péronistes, rebaptisées FAP 17 en 73 et dont un secteur s’intègre au Montoneros et un autre à l’ERP
  • les FAR « Fuerzas Armadas Revolucionaras » (1969) les Forces armées Révolutionnaires guévaristes qui intégreront les Montoneros en 1973 (issus de l’ELN ou de l’Armée de Révolution Nationale, crées en 1967)
  • les « Descamisados » (1966)

  • les guévaristes des FAL ( Fuerzas Armadas de Liberación ) les Forces armées de Libération (FAL, créées en 1968 ) marxistes-léninistes, qui vont se diviser en 1973 en quatre secteurs (FAL-Che, FAL-22, FAL-América en armas, FAL-Inti)
  • les trotskystes du PRT et leur branche militaire l’ERP ( Ejército Revolucionario del Pueblo)
  • les maoïstes du PCR ( Partido Comunista Revolucionar ) et leur branche militaire l’ELN ( Ejército de Liberación Nacional )



Pour finir, précisons qu'en parallèle des groupes spécifiquement militarisés comme ceux cités, se développe une multitude d’organisations politiques de moindre importance,  au sein du péronisme, comme le Mouvement Révolutionnaire du 17 octobre (MR17), le Front Révolutionnaire Péroniste (FRP) ou le Péronisme de Base (PB), etc. 


De 20 à 800.000


Les premiers guérilleros montoneros sont originaires de grandes villes (notamment de Córdoba et Buenos Aires) et issus de classes moyennes « aisées » majoritairement issus des groupes catholiques traditionnalistes. Comme beaucoup des jeunes gens qui prennent les armes vers la fin des années 1960, ils sont poussés par un idéal populaire, nationaliste, socialiste et profondemment attachés à Perón. Avec une devise simple : « Perón o la muerte » et « Viva la Patria ».

Le « cataplasme » Perón

Ce qui semble, à priori, paradoxal pour des jeunes en armes n'ayant pas connu Perón. Tout simplement parce que le peuple argentin, dans son immense majorité était péroniste, il vouait une grande admiration pour Perón et un véritable culte pour son épouse Evita, et tenter une révolution sans la base, le peuple, est, comme le résume le poète et guérillero Juan Gelman : « quand bien même tu bénéficierais de conditions exceptionnelles, tu ne triompheras jamais si tu penses qu’il faut d’abord dépasser les contradictions du champ populaire. Dans ce cas, tu ne commences même pas la lutte. Dans ce cas, tu dis bonne nuit, adieu à la révolution et tu vas te coucher

Mais plus que cela, au-delà de la personnalité même de Perón qui jouera un rôle dans cet engouement des jeunes pour les structures péronistes de résistances, Perón, exilé à Madrid (sous la dictature de Franco, donc) va à cette époque devenir une sorte de remède miracle que chacun considérera à l'aune de ses propres besoins, et qui dans ce sens, deviendra tout à la fois franquiste, fidéliste, marxiste-léniniste ou guévariste.  Il était peu à peu devenu l'incarnation militante d'une multiplicité de mécontents.  Le « cataplasme » Perón n'est donc plus que la projection qu'en font de lui les différents secteurs, voire les différents individus. Dès lors, l'imaginaire péroniste peut être évidemment tiré vers l'extrême gauche ou son contraire. D'ailleurs, dans le péronisme de gauche, ce n'est pas tant la patrie péroniste que la patrie socialiste qui est invoquée; de la même manière, lorsque les Montoneros proclame: « Si Evita viviera sería montonera » (Si Evita vivait, elle serait montonera) ou « A Perón le da el cuero porque es Montonero » (Perón est courageux car il est montonero), ce n'est pas tant pour transformer les montoneros en péronistes que les péronistes en montoneros. De même que le slogan, « El socialismo nacional, como quiere el General » (Le socialisme national comme le veut le Général) est une anticipation bien hasardeuse de la vision sociétale de Perón mais surtout, une manière de cannibaliser le mouvement péroniste.

Actions

La première action - emblématique - des Montoneros se réalise le 29 mai 1970 par l’assassinat du général et ancien dictateur Aramburu qui avait été un des protagonistes du coup d'Etat contre Peron. Ce premier message est symboliquement clair. Suivent notamment, l’occupation d’une journée de la petite ville de garnison de La Calera à 18 Km à l’ouest de Córdoba avec les FAP (1er juillet 1970), l’attaque de banque à Ramos Mejica (banlieue ouest de Buenos Aires, le 1er septembre 1970).

Mais le groupe est rapidement en partie décapité, le 7 septembre 1970, par l’arrestation de la colonne de Buenos Aires, lors d’une tentative d’attaque de banque, dans la petite ville de William Morris,  qui se solde par la mort de plusieurs Montoneros. Mais d'autres poursuivent la lutte : la fin de l’année 1970 se soldant par diverses actions (attaque du jockey club de Córdoba, de bureaux de poste, banques, gares, etc.) ; actions qui se poursuivent en 1971 dont notamment : le désarmement de la police devant l’ambassade d’Allemagne à Buenos Aires (février 1971) ; en soutien aux grèves de Fiat à Córdoba, irruption d’un commando Montonero dans l’usine de El Palomar (banlieue Nord Ouest de Buenos Aires) 38 voitures incendiées (novembre 1971). Et en 1972 : l’assassinat de Robeto Uzal leader du groupe d’extrême droite Nueva Fuerza (lui-même assassin de montoneros), l’enlèvement de Vicenzo Russo, directeur technique de Standard Electric Argentina (ITT) assorti de l’obtention de 1 millions de dollars de rançon (décembre 1972), somme considérable.

Par leurs actions spectaculaires, les Montoneros ne cessent de se renforcer dans les rangs de la guérilla, et malgré la répression, vont devenir, entre 1971 et 1974, la seule force armée péroniste : en 1972, les Descamisados les rejoignent, puis les FAR en octobre 1973, ainsi que les CPL (« Comando Peronisto de Liberación ») issus, en 1973, des FAL, et enfin les 2/3 des FAP en juin 1974. En 1974, on compte 100 000 membres, dont 3 500 à 5 000 cadres militaires. 

Sur quoi repose le succès des Montoneros ?  Sur une idéologie simpliste qui leur a permis de «phagocyter » les autres groupes péronistes et d'obtenir un accord rapide : au-delà des divergences idéologico-politiques, trois points sont mis en avant : contre la dictature militaire, pour le retour de Perón et la justice sociale. Le tout cimenté par une approche nationaliste solide contre l'impérialisme des puissances économiques étrangères. Le problème essentiel n'était pas tant de diverger et de s'opposer sur les possibilités politiques offertes après la victoire, mais bien d'unir toutes les forces disponibles pour obtenir une victoire rapide contre une dictature martyrisant le peuple, bafouant les libertés. 


Seuls resteront à l’écart du processus d’unification combattante avec les Montoneros, les trotskystes et les maoïstes de l’ERP et de l’ELN. Mais indépendamment de leurs divergences politiques, ses groupes armés s’associent lors  d"actions communes, dont notamment les assassinats du général Juan Carlos Sánchez, du DG de Fiat-Concord, Oberdan Sallustro, enlevé par l’ERP, du directeur des prisons, ancien chef de la police de Córdoba, Ricardo Sanmartino et l'attaque du commissariat à Tucumán. 


La Juventud Peronista


Les Monteneros peuvent également prendre exemple sur leurs aînés de l'organisation Juventud Peronista (Jeunesse Péroniste), fondée en 1955 par Gustavo Rearte, pour s'opposer à la dictature militaire ayant renversé Peron. En 1960, la Juventud Peronista organise la première action armée urbaine, signée  Ejército Peronista de Liberación Nacional : l'attaque d'un poste de l'armée, Rearte en tête de l'opération, qui leur offre deux canons mitrailleurs, des uniformes et des munitions. Mais la répression et les mesures prises par la dictature limiteront leurs activités : les arrestations, les tortures s’enchaînent ; et les premières disparitions de militants : en 1962, l'ouvrier Felipe Vallese disparaît à jamais. Peron de son exil espagnol, approuve le mouvement et les encourage à poursuivre la lutte armée dans une lettre adressée à l'un des leaders :  " Il est essentiel que nos jeunes comprennent qu'ils doivent garder à l'esprit la lutte et la préparation de l'organisation:  la coexistence pacifique entre les classes opprimées et les oppresseurs est impossible.[...]".  


A leur pragmatisme idéologie souple, le succès des Montoneros est également le résultat de leur infiltration dans la Juventud Peronista  qui leur a permis d’en prendre le contrôle.  Cette organisation était composée principalement par des jeunes étudiants ou professionnels des établissements d'enseignement secondaire ou universitaire. Elle était l'expression d'une jeunesse intellectuelle avec un sens prononcé de l'avant-garde, mobilisée sous l'influence de phénomènes internationaux comme la Révolution cubaine, l'intervention au Vietnam, Mai 68, et nationaux contre, en général, l'autoritarisme et la fermeture du système politique. Incroyablement, l'adhésion au Péronisme de gauche était en Argentine l'unique forme d'incorporation et d'identification à l'anti-impérialisme. La mobilisation des Juventud Peronista sera plus forte dans les classes moyennes que dans les classes ouvrières. Malgré une organisation dédiée au monde du travail, la Juventud Trabajadora Peronista, les liens seront faibles, notamment du fait, que ces jeunes ne disposent guère de formation politique sérieuse et surtout l’hostilité des syndicats qui empêchera, au début tout du moins, la formation de cellules de la  Juventud Trabajadora Peronista.

Un membre des Montoneros accéda à sa direction en 1972 : ainsi ils contrôlaient les nominations des différents responsables de la la Juventud Peronista qui étaient non élus par la base, mais nommés par la direction... Ceci permit la sélection de ceux qui seraient intégrés éventuellement aux Montoneros et le contrôle du conglomérat que représentait la jeunesse péroniste. A cette époque, le seul ciment théorique des militants des la Juventud Peronista sont les liens qui se créent lors les manifestations de masse ou des actions pour la campagne électorale. Dans la seconde partie de l’année 1972, sous l'impulsion des Montoneros, la Juventud Peronista se réorganise et recrute massivement, des jeunes, des étudiants, des membres de la petite bourgeoisie radicalisée. 


L’organisation s’est dotée, en juillet, d’une structure nationale, les « Jeunesses Péronistes Régionales », afin de transformer les adhésions politiques en une véritable force mobilisatrice. Grâce aux Juventud Peronista Régionales, les Montoneros ont atteint en peu de temps une large prédominance dans la vie du péronisme. En novembre, la Juventud Peronista est l’organisme qui possède le plus grand pouvoir de mobilisation au sein du parti et les Montoneros se posent en héros de la lutte contre le régime, pour le pouvoir populaire. L’influence de la la Juventud Peronista était telle qu’elle pouvait mobiliser, lors des meetings et des manifestations, entre 5.000 à 100.000 personnes. Les jeunes péronistes réalisent régulièrement des réunions politiques ou des manifestations de quartier et centrent leur discours politique sur la mobilisation, l’affrontement à la dictature, le soutien à la guérilla. Perón, depuis son exil, utilise et « appuie » les jeunes guérilleros, conscient que pour gagner, il a besoin des énergies de la jeunesse. L’organisation des Juventud Peronista reposait sur les :
  • JP regionales : travail politique général sur la base territoriale,
  • JUP, « Juventud Universitaria Peronista » : parmi les étudiants et les jeunes employés de l’université,
  • JTP, « Juventud Trabajadora Peronista » :  parmi les ouvriers,
  • UES, « Unión de Estudiantes Secundarios » :  parmi les lycéens,
  • AE, « Agrupación Evita de la Rama Femenina » :  parmi les femmes,
  • MIP, « Movimiento de Inquilinos Peronistas » : parmi les locataires des foyers et hôtels,
  • MVP, « Movimiento de Villeros Peronistas » :  parmi les habitants des bidonvilles.

Les villas miseria

L’origine des villas miseria à Buenos Aires est la conséquence des migrations des populations pauvres rurales et de l’immigration des mêmes des pays limitrophes, qui ont eu lieu vers la moitié du 20e siècle. Le phénomène se poursuit en tant que solution résidentielle dans les années cinquante et soixante. Pendant les années de croissance et de développement industriel, les villas miseria furent tolérés parce qu’elles constituaient un réservoir de main d’oeuvre pouvant être convoquée de façon permanente ou ponctuelle, et parce que cela permettait de contrôler le niveau des salaires de la population effectivement occupée.




A Buenos Aires, une distinction doit être faite quand à la qualité, pour ne pas dire la typo-morphologie des villas miseria. Les Barrios de Emergencia constituent l’archétype du bidonville latino-américain. Ensembles anarchiques de constructions précaires, ils sont le fruit d'une occupation spontanée irrégulière. Ils ont été construits sur des terrains usurpés, privés ou publics. Ils sont insérés, tels des « poches » au sein de zones urbanisées traditionnelles, mettant ainsi en évidence les contrastes en termes de qualité de vie et d’habitat au sein d’une municipalité. N’ayant fait l’objet d’aucune planification, ils ne présentent pas de véritable trame urbaine. A défaut de rues, le quartier est parcouru par un ensemble de pasillos, « couloirs » tortueux ou ruelles très étroites en terre, qui permettent de passer d’une zone à l’autre.

L’habitat y est extrêmement précaire, construit avec des matériaux de récupération. Installés le plus souvent dans un environnement dégradé (décharge, zones inondables, proximité d’un cours d’eau faisant fonction d’égout à ciel ouvert), les habitants de ces quartiers vivent dans des conditions sanitaires généralement très mauvaises. Mais, il serait possible ici de préciser les spécificités correspondant à leur ancienneté, les plus anciennes étant le plus souvent situés dans les zones particulières inhabitables. Au contraire de certains Barrios de Emergencia, plus anciens, qui bénéficient d'un emplacement idéal dans un quartier de centre ville. Dans ce cas,  les constructions sont consolidées par l'utilisation de matériaux « en dur », mais cette catégorie est très rare, du fait des incendies fréquents qui ravagent en quelques heures des centaines d'habitations. Ces vieux bidonvilles "consolidés" bénéficient le plus souvent d'un équipement sanitaire construit par les autorités ou bien financés par une organisation charitable. Il était fréquent de trouver une chapelle construite par les habitants sous l'office d'un prêtre. De même d'y trouver des commerces. Mais la principale caractéristique porte davantage sur le branchement illégal sur le réseau d'eau potable et d'électricité : pratique qui à perduré pendant des décennies.

Ainsi, par exemple, la mythique Villa 31 à Buenos Aires, qui existe toujours, située en centre ville derrière la station de trains de Retiro, faisant face au quartier de Recoleta, où habitent les populations parmi les plus aisées de la ville, et où se trouvent la plupart des ambassades et autres bâtiments luxueux. A l'origine, les constructions provisoires avaient été planifiées par le gouvernement dans les années 30 pour offrir un logement bon marché aux nouveaux travailleurs immigrés venus d'Europe et employés comme ouvriers portuaires. Censé rester  provisoire, ce "quartier" ouvrier s'établit sur des terrains non-constructibles appartenant à la compagnie nationale des
chemins de fer, le long des voies, et s'étendait sur plusieurs hectares. Mais suite à la crise de 1929, et le début d’une longue série de coups d’état militaires, le chantier du quartier stoppa, et le provisoire devint définitif. Dans les années 1940 arrivèrent des immigrés européens et des ouvriers des chemins de fer. À la fin des années 50, il y avait déjà six quartiers et une coordination qui regroupait les délégués. Au début des années 70, le quartier comptait quelque 16 000 familles, et entre 50 000 et 60 000 habitants. À cette époque, la villa se développe de manière plus ou moins chaotique, sur la base de l’amarrage famille par famille à un espace en permanente redéfinition.


Les villeros

L'Argentine, terre d'asile, pour les déshérités européens à la recherche de la fortune, mais également pour les réfugiés politiques, anarchistes, communistes qui fuyaient le fascisme naissant en Europe [Italie, Espagne, Allemagne]. Nouveaux venus à Buenos Aires, de nombreux vécurent dans les quartiers ouvriers et les villas miseria. Par leur expérience de militant en Europe, ils formeront de nombreuses organisations et sont peut-être à l'origine du Movimiento de Villas y Barrios Carenciados (mouvement des bidonvilles et quartiers nécessiteux), qui tentait de coordonner, non sans difficulté, les quartiers pauvres de la ville. 


Mais nous sommes ici en Argentine, pays de l'immigration et d'une démocratie où la pauvreté urbaine a une place particulière, très différente des conceptions européennes.  Toute l’idéologie péroniste était liée à la notion de travail – dans une perspective corporatiste et syndicale. Le travail était censé être le moteur intégrateur de l’individu, dans les faits comme dans les représentations. Ceux qui ne pouvait être incorporés à l’ensemble du corps social par le travail et les bénéfices sociaux relevaient de la charité traditionnelle, comme celle de la Fondation Eva Perón, où se mêlait clientélisme et culte de la personnalité de Perón et d’Evita... avec leurs obligations. Par des actes ritualisés retentissants, la bien aimée des pauvres, par ses actions charitables et ses nombreuses démonstrations, Eva Perón s’efforçait de donner l’impression que même les plus pauvres faisaient partie de la communauté nationale et participaient d’un projet commun. Un projet qui n’était pas sans rappeler le populisme du début du siècle aux Etats-Unis et les fascismes européens. Quoiqu’il en soit, tant par sa pratique que par son idéologie, le péronisme contribua donc à transformer durablement le rapport de l’Etat aux citoyens et à en modifier la représentation ; la dimension sociale et pratique de cette politique a marqué les rapports des villeros face à l’Etat et au reste de la société.

De fait, imprégnés de cette idéologie, les villeros n’avaient aucune raison de croire qu’ils constituaient un groupe social à part et marginal dans la société. Et s’ils rechignaient à revendiquer une identité particulière, malgré l’insistance ou la pression des « mouvements villeros » (surtout péronistes), c’était avant tout parce qu’à ce moment-là, la représentation qu’ils se faisaient d’eux-mêmes dans la société était cohérente et rationnelle et qu’elle leur donnait les moyens de se positionner utilement et avantageusement. Autant dire que la nature de la villa dépend de la nature des rapports que les villeros entretiennent avec leur environnement social interne et externe. Tant que ces deux aspects coïncident et s’articulent sans conflits ni contradictions, les villeros n’ont pas de raison de penser qu’ils participent d’un système social différent ; ils n’ont donc pas de raison de revendiquer une identité propre, en dépit de leur mode d’existence et de leur habitat. A cette époque, la plus grande majorité des villeros étaient encore intégrés au monde du travail, même si de nombreux villeros s'adonnaient à des activités illégales, le vol, la mendicité, la prostitution, le trafic, le recel. Les femmes travaillaient dans le service domestique, la confection textile et dans le commerce informel, entretenus par l’activité de la classe moyenne,  et le secteur d’embauche (formel ou informel) pour les hommes était celui de la construction, même s’il restait fort précarisé, plus ou moins régulier et mal payé. Mais la grande majorité des villeros entretenaient un lien organique avec les autres classes et les autres secteurs de la ville.

Paradoxalement, persuadés qu’ils y séjourneraient de manière provisoire, les villeros négligèrent pendant longtemps d’investir dans leur villa, ou bien, attendaient patiemment la légalisation de leur propriété avant d'effectuer des travaux de consolidation, d’où leur précarité. L’image qu’ils se faisaient de leur habitat avait pour pendant une représentation du monde essentiellement tournée vers le futur et fondée sur une idée de progrès social ouvert. Jusque dans les années soixante-dix,  ils purent croire qu’ils faisaient partie du tout social national, y compris du point de vue politique. Bien qu’habitant leur villa miseria, ils avaient la certitude qu’ils en sortiraient et qu’ils résideraient un jour dans un quartier regular (normal)  mais de classe moyenne. Ceci explique pourquoi la « Résistance péroniste » comptait un grand nombre de villeros, en grande partie ouvriers. Contrairement aux occupations collectives de sol par des migrants paysans que l’on pouvait observer au même moment dans toutes les métropoles d’Amérique latine, les villeros portègnes, n’étaient pas pressés de s’organiser en communautés ni de promouvoir des formes de solidarité : vivre dans les villas restait pour eux une situation transitoire ; « les invasions » restaient peu organisées et la rotation migratoire importante, surtout entre la fin des années cinquante et la première moitié des années soixante ; si bien que l’instauration de rapports solidaires de type communautaire autonome resta essentiellement lettre morte : pourquoi s’organiser, si la communauté principale est celle des compagnons de l’usine, voire de la nation ?

Le péronisme étatique avait créé une forme d’Etat-providence qui avait permis de changer la nature du rapport des pauvres à l’Etat. Quand bien même le nouvel Etat-providence péroniste conservait certaines formes de rapports clientélistes (au sens du rapport patron-client), leur institutionnalisation au travers d’une fondation comme celle d’Eva Perón, et le discours explicite de Perón quant à l’obligation de l’Etat d’assurer la redistribution de biens garantissant la reproduction du capital de vie, permettait de consolider un lien plus ou moins organique entre les plus pauvres et l’Etat.




Zones Subversives

Réservoir potentiel d'électeurs pour Perón, les villas miseria étaient, au contraire, pour les gouvernements anti-Perón, autant de foyers susceptibles de troubler l'ordre public, voire même de contribuer directement ou indirectement à la naissance de mouvements subversifs. D'autant plus que des associations de quartiers aux revendications de plus en plus vives, soutenues par des organisations charitables, appuyées par des politiciens péronistes ou non, encadrées par des militants de la gauche extra-parlementaire prenaient de plus en plus d'ampleur. En outre, les cercles philantropiques et catholiques progressistes exigeaient au nom de la justice et de la paix sociale, des mesures politiques pouvant effectivement améliorer le sort des populations. L'exemple de l'Abbé Pierre en France en 1954 faisait peu après des émules en Argentine, dont le prêtre Carlos Mujica à Buenos Aires.

En 1956, le gouvernement décide alors de la création de la Comisión Nacional de la Vivienda (CNV), dont la politique est l'éradication des bidonvilles [asentamientos precarios] comme “solución al problema” ; repris par le gouvernement de Frondizi (1958-1962) qui instaure le PEVE, le Plan de erradicación de Villas de Emergencia. Le gouvernement d'Arturo Illia (1963-1966) engage une politique de construction massive de logements sociaux, destinée davantage aux classes moyennes.

Ainsi dans le cas de l'Argentine, cette alternance au pouvoir de gouvernements militaires et gouvernements constitutionnels, et la politique inhérente aux villas miseria, n’a cessé d’osciller entre deux pôles : d’une part, des plans centralisés et autoritaires d’éradication pure et simple des quartiers et, d’autre part, des programmes d’amélioration in situ, ouvrant la voie à des revendications portées par des associations de quartier. Cependant, il convient de noter l’effort assistancialiste des autorités, analysé par O. Yujnovsky, comme une stratégie de continuité par rapport aux politiques péronistes dans un souci d’évitement du conflit social. Pratiquement, les solutions mises en place consistaient soit à la construction d'équipements publics de première nécessité au coeur même des villas miseria : des bains et des sanitaires publics, des dispensaires, etc., soit à la construction de logements sociaux permettant le relogement des familles. 


Au contraire, la stratégie d’éradication des taudis et de relogement comprenait, le plus généralement, une étape de logements provisoires de transit (Núcleos Habitacionales Transitorio) dans lesquels les familles ne devaient rester que quelques mois, le temps que se termine la construction des logements sociaux. Ces cités de transits qui étaient composées de logements de 13 m² par famille, sont devenues, pour la plupart, des logements définitifs du fait de la demande toujours plus croissante, des alternances politiques et des retards et changements dans les constructions initialement prévues. Ce qui a fait que cette politique a davantage contribué au déplacement plutôt qu'à l'éradication des villas miseria. D'autre part, pendant les dictatures les plus difficiles, ou bien selon l'emplacement et l'intérêt suscité auprès des spéculateurs pour le foncier occupé par certaines villas miseria, les opérations de démolition consistaient plus simplement, à ne pas s'occuper du relogement des habitants qui étaient livrés à eux-mêmes. 


Ce principe fut à l'oeuvre durant la dictature de Juan Carlos Onganía (1966-1970). Le “Plan de erradicación de las villas de emergencia de la Capital Federal y del Gran Buenos Aires" prévoyait la déportation forcée - par l'armée - des villeros dans des Núcleos Habitacionales Transitorios, villages de préfabriqués, sans équipements et éloignés du centre ville. Pour prévenir le retour des expulsés vers les villas miseria, l'armée procédera à leur destruction au bulldozer. 


D'autre part, comme en Europe, de nombreuses opérations de grands ensembles d'habitat social, se construisent destinées à la classe ouvrière, le plus souvent éloignées du centre ville, mais proches des nouvelles industries. De même, le secteur privé bénéficiera de larges avantages pour construire de tels ensembles. Dans ces quartiers, conçus pour la plupart avec un maximum d'économie, les habitants se constituent rapidement en comités de quartier afin d'exiger les services publics, dont notamment des écoles en nombre, la collecte des ordures, l'amélioration de la desserte en transport public, etc. Ce sont souvent des ouvriers syndicalisés y résidant, ou d'anciens villeros  qui mènent la lutte, en organisant pétitions, manifestations, édition de tract, de journaux, etc. 


Buenos Aires | 1962-1968 | Conjunto Villa del Parque | 800 logements


Buenos-aires | Conjunto Urbano Soldati | 3200 logements | 1972





Les Montoneros 
et les Villas Miseria


Peu de témoignages évoquent le processus d'implantation des Monteneros et des autres organisations politiques radicales au sein des quartiers pauvres ; certains se contredisent même. Mais il est possible d'avancer l'idée, que les mouvements radicaux évitaient soigneusement ces lieux, propices à la délation, généreusement récompensée par les forces de police. Certains auteurs assurent que les villas présentaient certains avantages pour y entreposer des tracts, des armes et des explosifs, tout autant qu'un mortel danger pour ce qui concerne le recrutement et la propagande. Les Monteneros étaient davantage en sécurité, selon le témoignage de l'un d'entre eux, dans les quartiers résidentiels bourgeois et même dans les universités, plutôt qu'en ces lieux surveillés par la police et ses espions délateurs. 


Selon certains auteurs, les Monteneros n'y avaient guère d'implantation durable et stable, avant la participation des militants des organisations de la Juventud Peronista, qui à partir de 1972, investissent en nombre et activement les quartiers pauvres et les villas miseria de l'Argentine par des actions destinées à politiser les villeros puis à organiser des appuis logistiques aux opérations du mouvement. 

Il serait présomptueux d'imaginer que les Montoneros avaient d'emblée toute la sympathie et la confiance des habitants des villas miseria. De nombreux obstacles s'élévaient et de nombreux concurrents plaidaient en ces lieux de misère, chacun pour leur idéologie. En premier lieu, pour les villas récentes, le plus souvent habitées d'immigrés, l'obstacle majeur était le peu de porosité des habitants les plus pauvres, sans culture, le plus souvent illettrés, sous l'emprise d'une foi catholique traditionnelle, aux choses abstraites et lointaines de la politique révolutionnaire. Les besoins vitaux et immédiats des habitants dépassaient largement le cadre des préoccupations idéologiques des révolutionnaires.

A l'inverse, pour les plus anciennes, les villas miseria étaient, comme la Villa 31 à Buenos Aires, organisées en Comités et en associations. Une coordination regroupait même toutes les villas miserias de la ville qui luttaient pour des titres de propriété de la terre, l'amélioration des quartiers, pour le droit au logement. Cette coordination, le Movimiento de Villas y Barrios Carenciados (mouvement des bidonvilles et quartiers nécessiteux), était née lors de l’apparition des premières grandes villas miseria, dans les années 30 et 40, après les grandes vagues migratoires internes. Puis la Federación de Villas y Barrios de Emergencia se constitue en 1958 ; plutôt favorable au Parti communiste, mais traversée par de nombreux courants, cette organisation s’est souvent trouvé coude-à-coude avec le péronisme de gauche, les communautés ecclésiales de base, parfois directement influencées par la théologie de la libération des Padres, ou encore des structures syndicales classistes, qui ont parfois laissé place à de véritables zones autonomes. Dans les années 1950, par exemple, la UMA (Unión de Mujeres Argentinas) liée au Partido Comunista, s'implanta dans certains bidonvilles. De même, les syndicats ouvriers seront actifs dans d'autres, comme le Syndicat du Port [Sindicato del puerto] au sein de la Villa 31 de Retiro, car nombre de dockers y vivaient.  


Les Montoneros se concevaient au côté des autres organisations,  comme le « bras armé » du peuple engagé dans une lutte de libération nationale contre l’impérialisme et l’oligarchie. La stratégie des Montoneros dans les quartiers pauvres des grandes villes du pays s’inscrivent dans le cadre d’une « guerre intégrale». Ayant établi qu’en Argentine la lutte allait être urbaine et qu’il fallait donc avoir une bonne implantation dans les quartiers populaires, avec l’objectif clair de retrouver la démocratie sans aucune forme de concession, cette « guerre intégrale » s’appuie sur ce que Perón appelait « les formations spéciales », instruments créés dans le cadre de la stratégie d’arrivée au pouvoir. 

Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo 

Le principal concurrent et allié - pour un temps - était le monde catholique progressiste qui parsemait autant d'organisations charitables traditionnelles conservatrices que de prêtres péronistes dont ceux du Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo [Mouvement des prêtres pour le tiers-monde]. Pour ces derniers, les plus actifs et engagés, certains prêchaient dans des villas. Non seulement ils y célébraient des messes mais un certain nombre commença à vivre avec les plus pauvres, dont Rodolfo Ricciardelli depuis 1973 dans la Villa Bajo Flores. Les chapelles précaires étaient construites par la communauté, sur la base du travail collectif, de la même manière qu’ils construisaient leurs maisons. De nombreux Padres du Movimiento, dont le célèbre Mugica,  étaient péroniste, appuyaient les luttes sociales et défendaient le rêve que les travailleurs prennent le pouvoir pour construire un monde nouveau démocratique... et non socialiste. 


Le Padre Mujica

Ils avaient de la sympathie pour les Montoneros, tout en condamnant la violence de la guerilla et préférant la voie légale parlementaire. Ce qui marque tout l'ambiguité de leur relation. Car en effet, profondément aussi antilibérale qu'anticommuniste leur doctrine identifiait les pauvres avec le catholicisme et le péronisme. Leur idéologie était de rejoindre les opprimés, d'arriver à une insertion populaire ( la ida al pueblo) d'aller vers le peuple, allant jusqu'à des formules romantiques du type « le Peuple ne se trompe pas » et de produire un changement profond des structures considérées comme injustes. Une grande partie du Mouvement des Prêtres pour le Tiers Monde et plusieurs
groupes chrétiens formés dans les mouvements d'action catholique spécialisée ont incarné ces conceptions. Ses militants façonnés politiquement par la matrice du nationalisme populaire et du socialisme national et par le refus de la théologie de la Libération latino-américaine qualifiée de marxiste et européenne ont lutté partir de conceptions intransigeantes, ont adopté des attitudes ambiguës vis-à-vis de la violence doutant de la démocratie refusant la modernité et compte tenu de leur formation intégrale fusionnant des projets religieux des mouvements politiques partisans. L'influence des Padres des villas était immense, aussi importante que celle des révolutionnaires et nul ne sait jusqu'à quel point leur discours réformiste a atteint l'esprit des habitants des quartiers pauvres. Ils ont certainement réussis à pénétrer de larges secteurs populaires particulièrement dans les quartiers et les bidonvilles ; d'autant plus qu'ils pouvaient  "rétribuer" la foi des plus croyants par certains avantages en nature, affirment certains.

La force de persuasion politique des Montoneros, s'appuyant sur des concepts simplistes, leur adaptabilité pour s'accorder avec d'autres organisations, leur renommée pour des actions guerrières auxquelles certains villeros étaient sensibles, qui la pratiquaient pour d'autres usages, l’absence de réelle hiérarchie et la prise de décision en assemblée générale seront d'autant d'éléments contribuant à leur succès au sein des quartiers pauvres. Certains soulignent à ce sujet,  l'attrait - relatif - des jeunes villeros pour les armes, les actions courageuses contre la police, les faits d'armes valeureux contre les forces de l'armée, et ils évoquent la haute dose de machisme typiquement argentin, ainsi que la fierté légendaire et maladive des Porteños [habitants de Buenos Aires].


Les Montoneros 
et le premier gouvernement péroniste


Sous la pression des guérillas, des grèves ouvrières et plus largement, d'un mécontentement qui touche l'ensemble des classes sociales du pays,  le mythe de l'ordre, seul véritable argumentaire du dictateur Ongania, s'effondre de mois en mois, et après plusieurs révolutions de palais, le général Alejandro Lanusse décide du processus de démocratisation - progressif -, tout en essayant de sauver le prestige de l'uniforme : c'est le « Grand Accord National », annoncé le 1er mai 1971, qui aboutit à la levée de l'interdiction des partis politiques et, finalement, après d'ardues négociations, aux élections de mars 1973. Toutefois, cette ouverture de la vie politique coïncide avec une répression accrue, la plupart des opposants politiques radicaux étant ainsi soit mystérieusement disparus ou assassinés, soit incarcérés,  tandis que la spectaculaire évasion de la prison de haute sécurité de Rawson, en août 1972, se solde par le massacre de Trelew, considéré aujourd'hui comme un des actes fondateurs du terrorisme d'Etat argentin.

Ainsi après deux années de transition mouvementées, l’élection à la présidentielle du candidat désigné de Perón - non autorisé par les militaires à se présenter aux élections -, Hector Cámpora, suscite l’espérance de tout un pays. Tout commence bien : le 25 mai 1973, jour de l’investiture de Cámpora, une immense manifestation d’un million de personnes parade devant la Casa Rosada [le palais présidentiel rose à Buenos Aires]. Outre les péronistes officiels, toutes les fractions soumises à la clandestinité de l’extrême gauche armée y sont présentes, de l’ERP aux Montoneros. Bien plus, à la tribune, Cámpora est entouré de Osvaldo Dorticos (président cubain) et de Salvador Allende (son homologue chilien) symboles de la caution stalinienne et social-démocrate de ce président de « gauche ». Mais tout ceci n’est ni du goût de l’aile droite des péronistes ni même de celui de Perón.

Cámpora qui doit en partie son élection aux Montoneros leur offre, en guise de remerciement, l’amnistie pour les emprisonnés politiques depuis 1966 : 371 prisonniers politiques, dont de nombreux ont déjà été libérés par l'action populaire. Outre deux ministères, les Montoneros obtiennent également 50 postes dans les gouvernements provinciaux ou municipaux. A un niveau secondaire, mais tout aussi important, les principaux protagonistes des années de lutte contre les dictatures successives peuvent à présent occuper des fonctions de responsabilité dans les administrations locales, et notamment les institutions en charge de l'urbanisme et de l'habitat social. De même, un nouveau recteur de l’université de Buenos Aires est nommé : Rodolfo Puiggrós (ex stalinien passé au Péronisme en 1945) qui décide de rétablir les libertés supprimées en 1966 et ouvre l’Université sur l’extérieur (le nombre d’étudiants passe de 80 000 en 1973 à 237 000 en 1975 !). A Córdoba ou Rosario, des nouveaux recteurs de «gauche » sont nommés et abolissent tout ce qui a été mis en place par le dictateur militaire Ongania. Les universités redeviennent un foyer d’agitation et servent aussi de lieux de recrutement pour les organisations de la gauche péroniste.

Cela étant, les affrontements entre les courants péronistes de gauche et de droite, traduisant une lutte pour la définition politique et idéologique du mouvement fondé par Perón se radicalisent. Perón qui a besoin, en vue d'une probable prochaine nouvelle élection, de l'ensemble des électeurs des différents courants qui forment son mouvement, temporise ; encourageant les uns et les autres à poursuivre leurs actions.


Le Frente Villero de Liberación Nacional

Dans l'agitation et l'effervescence pré-électorale, les villeros de plusieurs quartiers pauvres décident de s'organiser par eux-mêmes, et se forment alors de nombreuses associations, des comités de quartier, certains sous l'égide de mouvements politiques, d'autres avec l'aide des padres, mais la plupart d'entre elles, se déclarent, avec prudence, péronistes dans leur essence, laissant ainsi une grande marge d'appréciation de leur conviction politique. Cette prudence politique peut être jugée par la véritable foi qu'exprimaient les villeros à Peron, défenseurs des opprimés.  

En février 1973, contre la Federación de Villas y Barrios de Emergencia, représentant le parti communiste - moribond -,  se constitue le  Frente Villero de Liberación Nacional (FVLN) qui, dans une certaine mesure, avait pour but de protéger les villas miseria de la trop grande dépendance d'un groupe ou d'un courant ou d'une organisation politique se réclamant du péronisme. Pressés de prendre position et de définir leur position politique, durant la campagne électorale, leurs représentants nommèrent simplement  Perón, président honoraire. Les principales revendications inscrites dans le statut de sa constitution [17 février 1973] étaient  :
I) L'amélioration des conditions de vie au sein des villas miseria et des cités de transit et la résolution des besoins les plus urgents, avec la participation des habitants ;
2) L'expropriation des terres occupées par les villeros et l'obtention d'un titre de propriété ;
3) La suspension de toutes les expulsions ;
4) L'abrogation de la loi 17 605 ;
5) La construction de logements "durables" dans les mêmes lieux ou à proximité immédiate...
6) ... dont les loyers ne dépassent pas 10 % du salaire et les charges 5 %. 
7) Pas de discrimination entre célibataires, mariés, concubins, argentins ou immigrés.

Le Frente Villero de Liberación Nacional connut rapidement un grand succès :  aux premiers représentants des dix comités de quartier des trois plus grands bidonvilles de la ville,  viendront progressivement ceux d'autres villas. Les prêtres devaient leur apporter un soutien important, et selon les journalistes ils sont les véritables initiateurs.  Le Frente Villero de Liberación Nacional organisa les 19 et 20 mai 1973, son premier congrès, les représentants étaient exclusivement villeros, les représentants d'organisations politiques étant simplement invités en qualité d'observateurs. Les débats s'organisent en cinq groupes de travail qui posent les  problèmes à propos du logement, de l'éducation, de la santé, et de l'emploi. Le Front exprima en premier lieu l'importance d'établir un dialogue entre les institutions de l'Etat et les représentants des villeros.  

Une demande acceptée par le maire militaire de Buenos Aires,  qui d'une part reconnaît le Frente Villero de Liberación Nacional en tant que représentant des habitants des villas miseria de Buenos Aires, et d'autre part, l'invite à participer à la Commission municipale du Logement [Comisión Municipal de la Vivienda] en charge des projets concernant les bidonvilles. Après les élections de mars 1973, une "Oficina de Villas" - Bureau des Villas miseria - est organisé au sein de la Commission.  De plus, est accordé au Frente un crédit exceptionnel de 500 millions de pesos destiné à financer des réalisations urgentes, considérées comme prioritaires par le Frente. 


Le Movimiento Víllero Peronista

Peu de temps avant l'élection présidentielle de mars 1973, les organisations politiques peuvent agir en toute liberté et pour certaines sortir de la clandestinité ou bien constituer des organismes de façade. L'objectif principal pour les organisations péronistes - de droite comme de gauche - est de gagner les élections devant permettre le retour de Perón , la victoire n'étant pas assurée.

Pour les Monteneros, et d'autres organisations politiques péronistes de gauche, ce seront ainsi les jeunes de la Juventud Peronista qui auront à charge d'organiser les quartiers pauvres des villes. Ce mouvement de l'université vers le monde ouvrier et vers les quartiers défavorisés se retrouve dans de nombreux pays à la même époque, sous l'influence des philosophes, sociologues,  d'universitaires de la Nouvelle Gauche européenne, qui s'efforçaient de relier le savoir au faire, la théorie et sa mise en pratique. Dès le milieu des années 1960, le bidonville pour les universitaires était devenu une zone d'étude, pour la sociologie (Margulis, 1968, Sebreli, 1964), ou faisait l'objet d'essais politiques (Rattier, 1971). Les cinéastes occuperont le terrain, dans une approche plus politisée et les films clandestins seront interdits : La hora de los Hornos (1968) et Los hiros de Fierro (1972) de Solanas et Los traideros (1973) de Raymond Gleyzer - réalisateur "disparu" en 1976. Dans le domaine des arts, les villas miseria occupaient un rôle central dans le travail de l'avant-garde "Tucumán Arde" et des affiches de Ricardo Carpani. 

Ricardo Carpani

La villa miseria était devenue la zona caliente - zone chaude - du "Secret Argentine" ;  l'espace symbolique du sous-prolétariat exploité par le capitalisme et d'où, selon la gauche révolutionnaire, pourrait s'allumer le feu de la révolution. Cette ouverture vers la pauvreté urbaine, qui à l'époque était universellement reconnue par l'ensemble de la Nouvelle Gauche, et la volonté d'agir, décidèrent un certain nombre d’étudiants à militer au sein de la Juventud Peronista et d'autres organisations, au  sein des villas miseria, mais aussi des villages pauvres et des usines. Ces jeunes gens vont réanimer les comités de base (Unidad Basica) dans les quartiers pauvres, sous la consigne « gagner la rue pour Perón ». Les mots sont jetés, la rue est au centre de la stratégie de ce mouvement conscient de son pouvoir de mobilisation : c’est un territoire à occuper, afin qu’avec le retour de Perón, ce soit le Peuple qui accède au pouvoir. 

Dans ce cadre, les villas miseria font l'objet d'une attention particulière, et selon Carmen Bertrand, : les semaines qui suivent l'avènement de Cámpora sont marquées par une grande activité militante. Au sein des villas miseria et des quartiers défavorisés, les habitants s'organisent, discutent, se rencontrent cherchent à transformer leur condition de vie ; malgré les clivages des différents groupes, il y a l'espoir qui donne l'action. Des travailleurs sociaux, des psychiatres, des médecins, des architectes, des enseignants, des employés et des ouvriers sont pris dans ce vertige de l'action, pour en finir avec les logements précaires, les gamins de rue, l'illéttrisme, la solitude. 

Des équipes de différentes disciplines se forment, dénommées Equipos Politico-tecnicos, et organisent l'aide au sein des villas miseria : la faculté de médecine implante des dispensaires et offre des consultations gratuites,  les étudiants en architectes et architectes proposent leur aide technique pour la construction de maisons ou pour la conception de plans "alternatifs" d'organisation urbaine.  


Alors que le Ministerio de Bienestar Social était dirigé par la droite péroniste, l'Université de Buenos Aires sera confiée à  Rodolfo Puiggrós représentant le courant politico-culturel de la gauche péroniste. Il engagera l'Université de Buenos Aires à renforcer les liens, ou à les créer, entre le monde universitaire et  la société afin de servir au mieux les intérêts du peuple ;  la Faculté d'architecture et d'urbanisme,  engage alors des programmes d'étude et d'aide sur le terrain, favorisant l'articulation effective entre les universitaires et le monde des bidonvilles. 

De ce foisonnement au sein des quartiers pauvres, se constitua une nouvelle organisation : le Movimiento Villero Peronista,  créé le 17 mai 1973, avant le retour de Peron. Contrairement au Frente Villero de Liberación Nacional, ce mouvement affiche clairement ses positions politiques à gauche et se définit comme un groupe politique rassemblant les habitants des bidonvilles, et devant participer à l'effort du gouvernement péroniste de reconstruction nationale. 

Les actions des militants et des cadres politiques de la Juventud Peronista agissant au sein des quartiers pauvres pour leur amélioration, auront permis un large recrutement accéléré de villeros. Les campagnes d'alphabétisation des adultes, l'installation de dispensaires permettant des campagnes de vaccination, la fourniture gratuite de médicaments, la distribution gratuite de lait, les camps de loisirs pour les enfants villeros, les équipes de travail chargées de creuser des fossés, du pavage des rues, les conseils juridiques et les actions des architectes bénévoles, etc.,  assuraient aux villeros une aide directe et une entraide inestimable,  et ils seront nombreux à rejoindre le mouvement. 


Nous l'avons évoqué, la concurrence avec le Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo [Mouvement des prêtres pour le tiers-monde] était particulièrement rude. Les Montoneros devaient faire face à ces actes de rétribution - sinon spirituels mais matériels - auxquels étaient sensibles les plus pauvres. Mais à la différence des Padres, le principe même d'organisation du Movimiento Villero Peronista, n'était en aucun cas de l'assistanat social, et son objectif était plutôt d'impulser au sein des quartiers pauvres, un modèle d'auto-gestion et d'auto-organisation, thématiques essentielles à cette époque pour la Nouvelle Gauche, que l'on retrouve simultanément dans d'autres pays du monde. De même, pour les Montoneros, les dirigeants du Movimiento Villero Peronista, ces actions d'aide et au-delà, la question des quartiers pauvres devait être considérée comme une partie d'un projet politique global d'essence socialiste qui, d'une certaine manière, devait s'opposer aux dérives de la droite péroniste. En somme, une sorte de propagande par le fait, destinée à prouver au guide suprême,  Perón, de la justesse de leurs propositions et plus que cela, de l'approbation des classes sociales ouvrière, précaire et marginalisée, principal soutien électoral, faut-il le rappeler de  Perón

Le Movimiento Villero Peronista se posera bientôt comme le principal adversaire, la principale force s'opposant aux directives autoritaires du Ministère des Affaires sociales. 


Le gouvernement municipal de Buenos Aires 
et les villas miseria


A Buenos Aires, l'organisme municipal responsable du problème des bidonvilles, était la Commission municipale du Logement [Comisión Municipal de la Vivienda]. Une institution créée en 1958 qui sous les dictatures avait la charge de mettre en œuvre les procédés et les méthodes d'éradication des villas miseria et autres quartiers pauvres de la capitale.

Mais les jeunes techniciens qui composaient le personnel de cette commission, rejoindront dès le début des années 1970, comme d'autres jeunes fonctionnaires, les organisations politiques pour le retour à la démocratie ; mouvement qui s'amplifia largement après l'annonce d'élections présidentielles. De même, le maire-intendant de la junte militaire, cherchant à sinon transformer mais à améliorer son image, exigea de la Comisión Municipal de la Vivienda, un projet urbano-architectural pour l'amélioration d'une villa miseria, devant être mené, dans sa conception comme dans sa réalisation, dans les plus brefs délais ; un projet "pilote" à court terme s'opposant au traditionnel plan de relogement dans des cités d'urgence promises à une rapide dégradation. La Comisión Municipal de la Vivienda décida alors de la construction de maisons à proximité immédiate de la petite villa miseria n° 7, et en concertation avec les villeros à toutes les étapes du projet. Ce projet expérimental, Plan Piloto de Realojamiento de Villa 7,  mené au sein d'une institution ayant servi les militaires dans leur projet abjecte d'éradication des villas miseria, permit aux ingénieurs fonctionnaires une première rencontre - concrète - avec les villeros et deviendra une sorte de modèle. De même, nous l'avons évoqué, l' "Oficina de Villas" - le Bureau des Villas miseria - est organisé au sein de la Commission.  


Realojamiento de Villa 7 | 1972

D'autre part, les faibles investissements du gouvernement en faveur de l'habitat social, faisaient clairement apparaître que la réhabilitation d'îlots, de logements dégradés, voire de maisons précaires, était économiquement mieux adaptée. D'autant plus qu'un nombre important de citoyens même salariés, ne pouvaient accéder à des crédits bancaires, ni même aux aides de l'Etat, leur permettant l'accession à la propriété,  trop riches ou trop pauvres selon les organismes.  Ces caractéristiques grossièrement énoncés, le changement politique qui s'annonçait, contribuèrent à accorder à la réhabilitation de quartiers une place importante dans la conception des projets d'urbanisme menés par cette commission municipale. Dans ce cadre, la réhabilitation des bidonvilles, plutôt que leur éradication-déportation, pouvait améliorer dans un temps court, les conditions de vie des villeros et, au-delà, d’accéder à une de leurs principales revendications d'être relogé dans le même lieu. 



Le gouvernement 
et les villas miseria


Le Plan triennal du premier gouvernement péroniste assigna à la politique du logement un rôle stratégique dans le processus de la reprise économique. Le ministère des Affaires sociales, Ministerio de Bienestar Social, avait en charge, entre autres,  le logement social, et le titulaire de ce portefeuille sera, José López Rega, un représentant d'un des groupes politiques de la droite "dure" du Mouvement péroniste, membre de la Loge P2, grand protecteur de l’extrême droite,  dirigeant de l'organisation para-légale, la tristement célèbre AAA (« Allianza Anticommunista Argentina »), qui jouera plus tard un rôle primordial pour le retour des militaires au pouvoir. Un premier signe inquiétant de Perón - qui désigna ou approuva la nomination des ministres depuis son exil - contre les tendances de la gauche de son parti. 

Pour le gouvernement, le plan dédié au domaine de l'habitat social était la construction massive de maisons et de logements collectifs, d'encourager les investissements privés afin de relancer ce secteur économique,  afin de générer directement un nombre important de nouveaux emplois. La politique générale suivie par les gouvernements péronistes, dans le cadre du Plan Triennal de 1973-1976 visait à satisfaire les classes populaires qui constituait la base électorale du mouvement, et assigne au domaine de l'habitat populaire un rôle stratégique : 20% des dépenses publiques ont été allouées pendant cette période à la construction de logements sociaux et à la mise en place d’une aide pour l’accès à la propriété individuelle, une loi sur le contrôle des loyers a été adoptée, de même qu’une baisse générale des crédits de l’immobilier. 

Le Ministerio de Bienestar Social pouvait disposer pour mener à bien ses objectifs de l'engagement de la Banque centrale d'Argentine ; son ministre engagea à la mi-1973, une vaste campagne de publicité informant les argentins : “ Nous allons construire 500 000 logements" et “Un toit pour tout le monde dans le pays de tous”. Juan Carlos Basile, sous-secrétaire d'Etat au logement et au développement urbain, sera chargé de mettre en place cet ambitieux programme de logement, défini par trois plans :
  • Le plan Alborada: destiné aux personnes vivant en hôtel, en pensions, dans des logements insalubres, et plus particulièrement dans les villas miseria, et à tous ceux qui ne pouvaient pas trouver un logement. Sont également inclus dans ce plan, les immigrés des zones frontalières. L'objectif de ce plan est la construction de logement définitif, en unités collectives ou communautaires.
  • Le plan Eva Peron : destiné davantage aux classes moyennes et propose des prêts individuels pour la construction de maisons familiales sur un terrain d'une supercifie minimum de 200 mètres carrés ou plus.
  • Le plan 17 Octobre dédié aux syndicats, coopératives, associations à but non lucratif, mutuelles, aux ministères, etc., afin qu'ils s'engagent dans la construction de logements pour leurs membres.

La population des bidonvilles sera intégrée dans le plan Alborada qui prévoyait la construction de 188,700 logements ; sous-entendant l'éradication définitive des villas miseria. La construction de nouveaux quartiers de logements sociaux, en périphérie, représentait l'ultime solution pour l'amélioration des conditions de vie des plus précaires et des villeros. 

La rupture

Cette annonce du Ministère provoqua évidemment les premières dissensions avec les organisations villeras, et notamment avec le Movimiento Villero Peronista ; car en effet, alors que tous les efforts portaient sur la concertation, entre les différentes parties, le Ministère décida de ce plan sans avoir consulté les différentes administrations locales et moins encore les organisations villeras. Pour ces dernières, le ministère avait totalement ignoré les plus récentes expériences faites au sein notamment  de la Comisión Municipal de la Vivienda de Buenos Aires, et cette annonce incongrue - malgré les promesses d'un investissement considérable - marquait l'autoritarisme réactionnaire du ministre en personne.

Ainsi, le Frente Villero de Liberación Nacional (FVLN) qui s'était jusqu'à présent réfugié dans un péronisme apolitique fusionna avec le Movimiento Villero Peronista, afin de former un front unique et puissant face à ce nouvel adversaire. 

De même, en juillet 1973, malgré des conflits internes au sein de l'institution municipale, sera pris un engagement destiné à assurer de façon définitive la participation des organisations sociales villeras, maintenant regroupées dans le Movimiento Villero Peronista. LComisión Municipal de la Vivienda de Buenos Aires, organisa avec des rencontres avec les membres villeros du Movimiento et des représentants des administrations responsables pour les différents problèmes abordés, des séances régulières de travail portant sur des sujets précis (réseaux d'eau, d'évacuation des eaux usées, voirie, alimentation en électricité, équipements publics, réhabilitation des logements, etc.). Cette politique de reconnaissance de la légitimité du peuple - et plus particulièrement des villeros -, était ouvertement à l'opposé, l'exact contraire de celle du Ministerio de Bienestar Social. 

Les solutions architecturales destinées aux villas de emergencia proposées par les architectes, sociologues de la Nouvelle Gauche, reprises en partie par les responsables de lComisión Municipal de la Vivienda de Buenos Aires, prennent pour principe la fin des expulsions, l’amélioration in situ, et une concertation avec les habitants. L’idée générale étant de faire des villas des centres d’habitations modernes, avec tous les équipements nécessaires. Dans cette perspective, ils  préconisaient la construction de petits édifices de type monoblocks sur le lieu-même des villas, qui devaient permettre une amélioration des conditions de vie des habitants et une réponse satisfaisante aux revendications des organisations villeras, tout en évitant la lourdeur des opérations de déconstruction/reconstruction sur d'autres sites. 

La crise économique de 1973



La politique économique mise en place par le gouvernement ne propose pas une transformation radicale des bases du capitalisme argentin. Elle est fondée notamment sur un « pacte social » [Pacto Social], concertation entre les travailleurs (représentés par la CGT) et les entrepreneurs (de la CGE), qui, après une hausse des salaires, stipule le gel des salaires et la suspension des conventions collectives pendants deux ans. Le pacte social incluait aussi le contrôle de prix et l’engagement de la part de l’Etat de maintien du pouvoir d’achat des salaires. 


A partir de mai, on recense quelque 176 grèves assorties d’occupations d’usines par les ouvriers. En juillet 1973, les ouvriers de l’usine de pâtes Tampieri de San Francisco (à l’est de la province de Córdoba) occupent l’usine pour exiger le paiement des arriérés de salaires. Le 30, une grève générale de toute la ville est suivie d’une manifestation de 10 000 personnes (dans une ville de 40 000 habitants !) ; les manifestants attaquent et saccagent la maison des patrons, attaquent une armurerie et s’affrontent à la police (un ouvrier est tué). Les patrons cèdent. Bien plus, l’agitation n’a pas seulement impliqué les travailleurs des villes. Les paysans et ouvriers agricoles de la filière cotonnière de la région du Chaco se battent pour le partage des terres, des augmentations de salaires, des protections sociales et la dignité. Ils créent des ligues agricoles par villages, puis regroupées au niveau provincial. Elles adoptent des moyens de lutte efficaces, menaçant de laisser pourrir les récoltes. Les péronistes de gauche, comme Osvaldo Lovey, et les catholiques de gauche, comme le prêtre paysan Rafael Yaccuzzi, en sont les principaux animateurs. Le mouvement était très populaire et reçoit le soutien, outre des salariés des villes de la région, de l’archevêque de Resistencia, Italo Di Stéfano.


Un acteur que personne n'attendait, allait briser toutes les prévisions, les analyses et les rêves de l'Argentine, des pays du monde entier, non producteur de pétrole : la crise d'octobre 1973. En Argentine, les conditions économiques se sont rapidement détériorées et les acteurs principaux du pacte social ont montré une faible volonté de respecter leurs engagements. Le pacte social est perçu par les salariés comme un piège : le blocage des salaires fonctionnait bien, mais les prix renchérissaient toujours. Dès janvier 1974, une nouvelle vague de grèves se répand dans tout le pays. De mars à juin, une deuxième vague d’agitations secoue les usines avec, pour seule revendication, des nouvelles augmentations de salaires. Les comités de grève dénoncent de plus en plus ouvertement le gouvernement, et pas seulement à Córdoba.

Sur le plan politique, les Montoneros, la JP et plus largement la gauche péroniste sont dans l’impasse. Leur politique de participation et de défense du gouvernement les oblige à se couper du mouvement social sans pour autant bénéficier de renvoi d’ascenseur de Perón. Ce renoncement à s’affronter au Lider se traduit également par le soutien au pacte social de Cámpora, au nom de l’anti-impérialisme. En conséquence, lors de la vague des occupations d’usine du printemps 1973, la JTP, appliquant les consignes à la lettre, se retira du mouvement, ce qui eût pour effet de distendre des liens déjà ténus avec la classe ouvrière. Les premières scissions au sein des Montoneros s'affirment à la fin 1973, les vieux montoneros de la première époque critiquent l’absence de liens avec la classe ouvrière, le suivisme par rapport à l’idéologie et aux besoins de la petite bourgeoisie (tendance animée par Luis Losada et Luis Rodeiro, vieux montoneros de la première époque). D'autres, les plus nombreux réaffirment la loyauté indéfectible à l’égard de Perón (tendance animée par Jorge Obeid).


Les Montoneros et Peron

Le 20 juin 1973, Perón fait son retour en Argentine en compagnie de sa nouvelle épouse Maria Estela Martínez de Perón, dite Isabel Perón. Un million de personnes se pressent à l’aéroport pour les y accueillir. Cependant, une rixe inopportune entre individus de la droite du parti et Montoneros se produit. L’extrême droite péroniste attaque une colonne de Montoneros qui s’approchait de la tribune et ouvre le feu à la mitraillette : officiellement on dénombre 13 victimes et entre 365 et 380 blessés, sans compter les dizaines de militants torturés dans les chambres de l'Hôtel International de l'aéroport, « qui fonctionna comme un véritable centre de détention et de torture illégal. » Ils expliqueront leur action en propageant la rumeur que les Montoneros avaient programmé un attentat contre Perón. A cela, les groupes politiques péronistes de gauche et d'extrême gauche les plus perspicaces ont évidemment compris que malgré le crédit dont ils jouissent auprès de la population, ils doivent cette popularité à leur fidélité à Perón. Ne pouvant faire cavalier seul, l’appui au candidat du peuple reste inévitable. 


Dès son retour, Perón presse Cámpora de démissionner. Le 23 octobre, Perón est réélu avec 60 % des voix.  Dès lors, Perón n'a plus guère besoin des Montoneros, devenus omniprésents et plus que cela, d'un socialisme intransigeant qu'il réprouve. Les Montoneros qui avaient obtenu des postes dans les gouvernements provinciaux ou municipaux furent progressivement éliminés dès le retour de Perón par des méthodes allant de la démission forcée, la suspension, la menace, à l'assassinat. 


Les villas miseria seront au coeur de ce contexte politique voyant s'affronter les péronistes de droite et les Monteneros, et bénéficiant d'une certaine mansuétude de Perón . Elles dépendent en effet, de ministères dirigés par des péronistes de droite, d'administrations locales sous contrôle de Monteneros et de leurs organisations actives dans les bidonvilles. Des budgets exceptionnels sont accordés au domaine de l'habitat, pour l'amélioration des conditions de vie au sein des villas miseria, mais les décisions  prises sont généralement autoritaires et n'offrent guère d'attentions aux revendications des villeros... considérés tout à la fois comme le principal soutien de Perón mais davantage proches du péronisme de gauche et des Monteneros. L'arrivée du gouvernement péroniste a été célébrée par les habitants des villas miseria de toute l'Argentine comme le début d'une nouvelle étape. Mais les attentes et les revendications des villeros faites au secteur social du nouveau gouvernement péroniste, ont été marqué par des frustrations successives. L'articulation des organisations villeras avec la ligne politique de la Juventud Peronista - la Jeunesse Péroniste - et sa confrontation inévitable avec les secteurs les plus réactionnaires du mouvement péroniste - installés au ministère des Affaires sociales -, a conduit, une fois de plus, les villeros, à faire l'objet d'un traitement discriminatoire et autoritaire par les institutions de l'Etat.

Pourtant, pendant la seconde campagne électorale d'octobre 1973, où participait  Perón, le Movimiento Villero Peronista déploya une grande activité de propagande en sa faveur et assura une forte  mobilisation politique qui a contribué à son élection. Il tiendra son premier congrès national dans la ville de Santa Fe, le 20 et 21 octobre 1973. Puis en décembre 1973, l'Université de Buenos Aires organisa le premier Congrès national du logement populaire, organisé par la Faculté d'Architecture et Urbanisme. Le but de ce congrès était d'instituer ou de renforcer le dialogue entre les organismes gouvernementaux, les universités, les entreprises et les associations de quartier oeuvrant dans le domaine du logement.  Tous exprimaient leur soutien à l'annonce de la construction de 500.000 logements, mais les intervenants poseront clairement leur opposition à la politique d'éradication des villas miseria et critiqueront ouvertement l'autoritarisme des mesures du Ministère des Affaires sociales, représentant les intérêts les plus réactionnaires admis dans l'appareil d'État.

En ce début de l'année 1974, malgré les signes évidents d'une formidable épuration politique au sein de la gauche péroniste, les Monteneros demandaient encore au nouveau gouvernement : 
1) la reconnaissance officielle du  Movimiento Villero Peronista comme une organisation politique des habitants des quartiers pauvres ;
2) la constitution de groupes de concertation entre administrés et fonctionnaires, au niveau national, provincial ou municipal, et en particulier leur création au sein même du ministère des Affaires sociales, de sorte que les villeros puissent exercer un contrôle sur les projets et les directives du Ministère ;
3) une entrevue avec Peron. 

Seule la dernière demande sera exhaussée : le 23 Janvier 1974, les représentants du Conseil de la Villa 31 et du  Movimiento Villero Peronista  le rencontrent, et après avoir exprimé son opinion sur les problèmes généraux de la planification actuelle (la croissance de Buenos Aires, la pollution, la circulation, les espaces verts, etc), il déclara que les villas devaient être éradiquées : Notre désir est d'éradiquer totalement les bidonvilles, en particulier pour nos enfants, parce qu'ils sont dangereux. C'est de là que les épidémies surgissent, du manque de services et d'hygiène, [...]. 

Les premières sanctions débutent dès les premiers mois de 1974 : certains fonctionnaires proches de la gauche péroniste,  de ministères et d'administrations, dont notamment au sein de la Comisión Municipal de la Vivienda de Buenos Aires, sont démissionné, et une grève du personnel, accompagnée d'une grève de la faim, permettront leur réintégration, mais dans d'autres services, ou dans d'autres villes du pays. 

L'éradication commence alors certainement décidée par le nouveau président,  Perón en personne: le 24 janvier 1974 les députés Montoneros démissionnent pour protester contre la réforme du code pénal, suite à l’ultimatum de Perón leur adjurant de se soumettre ou de se démettre. Le 11 mars 1974, les Montoneros tiennent meeting au stade Atlanta de Buenos Aires devant 50 000 personnes. Les orateurs, Galimberti et Firmenich, avancent la théorie de l’encerclement du gouvernement « populaire » par les traîtres ; il faut donc défendre le dit gouvernement mais en même temps supprimer le pacte social qui opprime les travailleurs. 

Le 25 Mars, les militants du Movimiento Villero Peronista et des milliers de villeros manifestent contre le Ministère des Affaires sociales sur la célèbre  Plaza de Mayo. La police ouvre le feu, sans sommation : Alberto Chejolán est tué. La rupture est consumée, le peu d'espoir des villeros envers Peron prend fin définitivement. Dès lors, commence une politique de harcèlement lancée par les forces répressives contre les militants les plus actifs du Movimiento Villero Peronista, de la Jeunesse Péroniste, des villeros...

Assassinat d'Alberto Chejolán 

Le gouvernement interdit, le 11 avril 1974, le journal « El Descamisado ». Le 1er mai 1974, se tient à Buenos Aires, Plaza de Mayo, l’un des derniers rassemblements de Perón. Leur présence n’est pas souhaitée, mais la gauche péroniste et les Montoneros sont là derrière la jeunesse péroniste. Les Montoneros acclamèrent le Lider et la défunte Eva. Ils demandaient à Perón « Qué pasa, qué pasa, qué pasa general ? Está lleno de gorilas el gobierno popular ! » ce qui énerva évidemment Perón qui prononça, perdant tout self-control, le discours que l’on sait, contre les « infiltrés, les imberbes et les imbéciles ». Dépités les Montoneros quittèrent la place. En retour, celui-ci les traita d’« imberbes, nés de la dernière pluie », ne valant pas « les syndicalistes qui depuis vingt ans, sans concession, maintiennent le drapeau du Péronisme ». Leur rêve brisé, quelque 60 000 participants au meeting officiel plient bagage avec les Montoneros. 


Pire encore, le lendemain 2 mai, Perón, entouré de 1 000 hommes de troupe, accueillait le général Pinochet sur l’aéroport de Morón. Tout un symbole. Puis le père Carlos Mujica est assassiné le 11 mai ; encore un autre symbole, voire une provocation.

Certains Montoneros reprennent l’offensive, le 14 juin 1974, en assassinant, à Buenos Aires, le docteur Arturo Mor Roig, ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Lanusse.

Retour à la guérilla

Perón meurt le 1er juillet. Avec l’aide occulte de López Rega, et en l’absence d’autre solution politique de rechange, sa deuxième femme lui succède. L’état de siège est immédiatement proclamé. Aux cérémonies pour la mort de Perón, les principaux dirigeants Montoneros et  la Juventud Peronista  rendirent hommage à celui qui « avait toujours défendu le peuple ». La CGT décrète trois jours de grève en signe de deuil.

Photo : Sara Facio. En la Villa Miseria (de la serie Funerales del Presidente Perón)


Le 31 juillet l'assassinat en plein centre de Buenos Aires, du député péroniste de gauche Rodolfo Ortega Peña marque, en quelque sorte le début des hostilités entre les péronistes de gauche et l'extrème droite commandée par López Rega par l'entremise de l'organisation AAA (« Allianza Anticommunista Argentina »). Le message était clair : tout ce qui ne s’inscrit pas dans l’orthodoxie péroniste sera éliminé. En ce mois de septembre 1974, les victimes du Triple A se comptent par dizaines. Certaines semaines il ne se passe pas un seul jour sans que des personnalités ou des anonymes soient enlevés, pas un jour sans que des corps soient retrouvés rendus méconnaissables par les impacts de balles voire, parfois, dynamités. La Triple A aurait ainsi liquidé 1500 personnes entre juillet 1974 et fin 1975 – soit près de trois morts quotidiens. Une sorte d'antichambre de la dictature qui se profile.

En réaction, le 6 septembre 1974, les Montoneros passent à la clandestinité après avoir créé une vitrine légale, le « Partido Auténtico » (PA) et rejoignent les trotskystes de l’ERP (Ejército Revolucionario del Pueblo) qui avait été déclaré hors la loi en 1973 à l'arrivée de  Perón


L'Ejército Revolucionario del Pueblo avait continué ses activités dont parmi les plus spectaculaires : l’attaque l’hôpital central de l’armée, le 6 septembre 1973 ; l’attaque de la garnison du 10e régiment de cavalerie à Azul (225 km de Buenos Aires), le 20 janvier 1974. Cette action servira à Perón pour destituer Oscar Bidegain gouverneur de la province de Buenos Aires et sympathisant Montoneros, sous prétexte de collusion avec le « terrorisme » ; l’attaque de la fabrique d’armes de Villa Maria (province de Córdoba) et de la garnison des parachutistes de Catamarca (16 morts et 19 arrestations), le 11 août 1974. Les actions terroristes des Montoneros reprennent : le 19 septembre 1974, ils enlèvent et assassinent Alberto Bosch, directeur des « Molinos de Rio de La Plata » ; en novembre 1974, le chef de la police fédérale (et sa femme) Alberto Villar sont tués dans l’explosion de son bateau. Les groupes armés intensifient les représailles contre la droite péroniste et les membres du gouvernement. 


Pour l’année 1975, on recense 500 opérations au crédit des Montoneros ce qui permet d’estimer leurs effectifs militaires, à ce moment, à environ 8 000 cadres militaires. Parmi celles-ci, on peut noter, le 26 février, par l’enlèvement puis l’élimination du consul américain à Córdoba, John P. Egan. Pendant ce temps le Triple A agit ouvertement : les enlèvements et tueries de salariés se poursuivent en 1975, notamment à Córdoba. Tandis que les forces para-policières agissent contre les guérilleros, le gouvernement n’en oublie pas que son principal adversaire reste la classe ouvrière. Car en effet, après la mort de Lider, l’avant-garde ouvrière relève la tête. S’opère un début de rupture avec le Péronisme aidé par le fait que la CGT se range clairement du côté du gouvernement et s’oppose aux grèves. Pour cela, le 27 septembre 1974, la loi anti-subversion est votée qui punit de trois ans de prison les leaders identifiés des grèves déclarées illégales. C’est une aubaine pour la CGT qui va pouvoir se débarrasser aisément des militants combatifs. Ceci est prolongé par la proclamation de l’Etat de siège, le 6 novembre 1974. 


Début 1975, les Montoneros sont déclarés groupement illégal. Désireux de maintenir leur vitrine légale, les Montoneros accélèrent la structuration du « Partido Autentico », le 11 mars 1975. Son journal est « El Auténtico ». Il s’agit de rassembler les restes de la Gauche péroniste. Après un échec aux élections provinciales de Misiones (le PA ne recueillent que 5 % des voix), apparaît la tentative de rallier Cámpora, exilé au Mexique, capable selon les Montoneros de fédérer les déçus du Péronisme sans Perón.

L’agitation ouvrière en 1975 est intense et se radicalise. Mais ici aussi, un affrontement, une véritable guerre fraticide pour le droit de représentation syndicale, contre l’intégration de la CGT à l’appareil d’Etat et son éloignement toujours plus grand de la réalité ouvrière. Mai et juin 1975 voient fleurir une vague de grèves sauvages pour les salaires dans toute l'Argentine notamment à Buenos Aires, où les usines GM, Ford et Mercedes sont occupées avec prise en otage des cadres. Presque partout, les grévistes exigent la démission des syndicalistes « vendus » au gouvernement, mais cessent d’intégrer les structures syndicales pour constituer des Comités de base, moins sensibles à la répression. Des Comités de base autonomes sur le modèle des luttes ouvrières italiennes des années 1969. 


Entre-temps, la conjoncture économique internationale se détériore rapidement par les effets de long terme de la crise du pétrole. Les exportations –surtout celles de marchandises agricoles - reculent violemment. La production industrielle plie, entraînant une hausse significative du chômage et de l’inflation. Le nouveau ministre de l’économie, Celestino Rodrígo, décide un paquet de mesures et ne juge pas utile de consulter les dirigeants confédéraux avant l’adoption de son plan pourtant conséquent : dévaluation de 66 % du peso, augmentation de 175 % du prix des combustibles, de 200 % du prix de l’essence, de 75 % des tarifs de l’électricité et d’autres services publics, et d'une limitation des augmentations de salaires à 38 %. Les syndicats qui s'étaient jusqu'à présent pliés aux volontés du gouvernement, et notamment la CGT péroniste, commencent, enfin, à réagir et la confédération syndicale appelle à une grève générale de 48 heures, les 7 et 8 juillet. 


Le gouvernement cède mais le mouvement n’ira pas plus loin. Il connaîtra une déliquescence accélérée à partir de novembre 1975, marquée malgré tout par des grèves à Córdoba chez Renault, Ford, Thompson Ramco et Fiat. Car en effet, la forte inflation et les licenciements de masse obscurcissaient l’horizon quotidien des salariés, les assassinats perpétrés par le Triple A et d'autres groupes de l'extrême droite agissent sur les consciences, plus que les probables sanctions de licenciements définitifs, la répression policière oblige les meneurs à la clandestinité, tandis que les arrestations décapitent l’expression publique organisée. Ainsi par exemple, le 24 novembre 1975, après 42 jours de grève des mineurs de Sierra Grande, les mines et les villages sont occupés par l’armée qui procèdent à 300 arrestations et les patrons à 400 licenciements.

Pourtant, les militants d’extrême gauche pensent que cette insensée et incroyable dégradation des conditions de travail, de salaire, de vie de la classe ouvrière comme de la classe moyenne, est la dernière marche avant la révolution. Mais les Montoneros sont complètement isolés politiquement, coupés du mouvement réel, et déjà, avant que le coup d’état ne révèle leur faiblesse pratique, sur le déclin : en 1976, des milliers sont déjà emprisonnés. 


Les mouvements villeros de résistance

Les activités des organisations de masse et des mouvements sociaux d’envergure des Montoneros au sein des villas miseria et des quartiers ouvriers seront maintenues jusqu’au moment du retour à la clandestinité après la rupture avec le gouvernement de Perón. Dès lors, la politique de répression s’accentue contre les guérilleros et contre le mouvement social de manière générale :  la police fédérale  se renforce et s’entraîne à tuer : tous les jours, 2 ou 3 délinquants au minimum sont abattus au cours «d’affrontements » avec la police. Les attaques armées des policiers contres les villas miserias deviennent systématiques.» Il était périlleux pour un militant, un sympathisant, pour les travailleurs sociaux, de s'afficher dans les villas miseria car ils constituaient des cibles idéales pour le Triple A qui avait étendu son champ d'action à toute personne -péroniste ou non- susceptible d'appartenir à la gauche. Ce principe simple s'étendait également aux écclésiastiques et les Padre des villas, engagés auprès des pauvres. Le 11 mai 1974, Mugica fut le premier prêtre assassiné du pays, à Buenos Aires. D'autres suivront ou seront, par intimidation, forcés à renoncer à leurs activités dans les villas. En parallèle, les militants politiques et des droits de l’homme sont aussi peu à peu éliminés : en six mois ce sont plus de 20 avocats défendant les droits de l’homme, journalistes ou dirigeants politiques radicaux qui sont assassinés.

Le retour du mouvement montonero à la clandestinité et le début des représailles contre ses militants conduisent les habitants à se méfier d’eux, par peur des représailles. Cela étant, en vue de la recompostion d'un parti politique, les montoneros reprendront, à nouveau, des actions de propagande destinées à créer des foyers de rébellion urbaine.  La créativité et la communication spectaculaire des Montoneros s'exprimèrent de manière éclatante en février 1975 par l’enlèvement des frères Born, richissismes négociants en blé. Une rançon de 60 millions de dollars est exigée par l’organisation péroniste armée ainsi que la fourniture, pour 3,5 millions de dollars de nourriture et de biens de première nécessité pour les habitants des bidonvilles de Buenos Aires. 

Après l’enlèvement des frères Born qui rapporta 60 millions de dollars, financièrement riches, mieux armés, les Montoneros devinrent plus ambitieux : ils attaquent l’usine d’armement Halcón, à Banfield (banlieue de Buenos Aires) et récupèrent (avec la complicité du directeur, un de leurs sympathisants), des mitrailleuses, fusils, etc. Ils décident la création d’ateliers de fabrication d’armes (une trentaine répartie dans tout le pays, dont la production, qualitativement et quantitativement rivalisera avec celle des arsenaux de l’Armée).

Armes artisanales fabriquées par les Montoneros




La dictature de Videla


Le personnel politique étant discrédité ou impuissant, les fractions péronistes s’entredéchirant, le 25 mars 1976, l’armée renverse le gouvernement sans attendre les élections. Le lieutenant général Jorge Rafael Videla, assisté de l’amiral Emilio Eduardo Massera (marine) et du brigadier général Orlando Ramón Agosti (armée de l’air), prend le pouvoir et commence une guerre d'épuration, nommé baptisé du doux euphémisme de « Processus de Réorganisation Nationale », puis sera tout simplement désigné comme el Proceso, le « processus ». Peu avant et après le coup d’état, les dirigeants Montoneros s’exilent. La répression s’abat. 


Cela étant, le nombre d'assassinats, les 4 000 prisonniers politiques prouvent que le processus répressif tant contre la classe ouvrière que contre la petite-bourgeoisie radicalisée, ou même la suspension progressive des libertés démocratiques, était largement entamé et que l’arrivée de l’armée au pouvoir ne va que prolonger et systématiser, à une échelle industrielle, ce qui existait depuis trois ans.

Les premières mesures sont prises rapidement (dès le 25 mars) : dissolution de tous les organes élus (loi 21.258), saisie des fonds syndicaux et nomination de militaires à la tête des syndicats (loi 21.263), déclaration de l’illégalité des grèves (loi 21.261), autorisation des licenciements massifs pour raison de « sécurité » (loi 21.260), mise hors la loi des partis d’extrême gauche (sauf le PCA) (loi 21.269), etc. L’armée retourne littéralement le pays : épuration de la presse, des universités, du spectacle et, surtout, arrestations, tortures et assassinats systématiques des militants ou sympathisants des groupes d’extrême gauche ou des militants syndicaux. Les principaux dirigeants péronistes (politiques et syndicaux) sont emprisonnés ou s’exilent. Une deuxième série de mesures sort le 29 mars : autorisation de licenciements massifs dans les organismes de l’Etat pour « raison de service » (loi 21.274), mise en place de dispositifs d’urgence dans les universités (loi 21.276), suppression des subventions aux partis politiques (loi 21.277), suppression du statut des enseignants (loi 21.278). Mais la répression n’arrête pas l’activité populaire, d'autant moins que la situation économique est bientôt catastrophique : pouvoir d'achat diminué par deux entre mars 1976 et le
milieu de l'année 1978 ou manque criant de logements. Par ailleurs, la junte n’a fait aucun cadeau à la bureaucratie syndicale, qui l‘avait pourtant soutenue dans un premier temps : les grands syndicats sont mis sous tutelle (intervenidos) les cadres et les dirigeants de la CGT (pourtant de droite) sont emprisonnés et certains « disparaissent » -après, pour certain d'entre eux, avoir tenter de mener la lutte. 


Mais cela ne suffit pas à la junte qui va dissoudre la centrale. Pour autant, l’organisation semi-clandestine et encline à l’action directe qui s’est développée et renforcée dans les bases syndicales tout au long des 20 dernières années reprend de la vigueur grâce, notamment, à un secteur combatif, la CGT-R (pour « en Résistance »). Ainsi, malgré la dictature, des grèves – courageuses - éclatent : 361 ont lieu entre avril 1976 et décembre 1980. Notamment le 15 avril 1976, la grève chez GM contre la diminution des pauses. Malgré l’intervention de l’armée et l’arrestation d’ouvriers (finalement libérés), la grève est victorieuse. Comme le 8 septembre 1976, la grève dans l’automobile ( Ford, GM et Chrysler) contre les baisses de salaires, les licenciements et la semaine de trois jours qui conduisirent à l’occupation par l’armée de l’usine Ford de Buenos Aires et la création de la loi 21 400 punissant de un à dix ans d’emprisonnement l’incitation à la grève. Où encore, le 23 novembre, la grève des 4 000 ouvriers de l’usine Fiat d’El Palomar pour les salaires et les améliorations des conditions de travail, grève victorieuse. Ou aussi, en septembre puis octobre 1976 et janvier 1977, la grève des ouvriers de l’électricité contre l’augmentation de la semaine de 36 à 42 heures qui se traduit par l’arrestation de plus de 100 ouvriers, lors d’une manifestation en plein centre de Buenos Aires, et l’enlèvement du leader syndical Oscar Smith, le 11 septembre.


Egalement, en novembre 1977, la grève victorieuse des cheminots pour les salaires puis la grève générale du 27 avril 1979 à Buenos Aires et dans sa banlieue, quand 70 % des ouvriers entrèrent en lutte.

Parallèlement à ces grèves, dès 1976, les actions se sabotage deviennent une arme d'une efficacité redoutable : en octobre 76, dans les ports, la moyenne des chargements se divise par cinq, fin 1976 Renault annonce une chute de sa production de 85%, 25% des voitures fabriqués par General Motors sont endommagées, dans les frigorifiques, des tonnes de viande destinées à
l’exportation seront perdues cause de frigos systématiquement crevés, etc. Le 5 octobre 1976, un conflit éclate entre le syndicat Luz y Fuerza et le pouvoir, contre le licenciement de 260 ouvriers. Ce conflit s’étend dans tous le pays et implique plus de 36 000 travailleurs de l’énergie. Une grève générale sera décrétée le 8 octobre, en commun avec l’Entreprise nationale des télécommunications (ENTEL) qui va « rendre muet 38 000 téléphone de la Capitale Fédérale.» Le 29 janvier 1977, tous les transformateurs de l’agglomération de Batán (Mar del Plata) vont être sabotés. Les jours suivants des incendies seront provoqués sur les plates-formes de La Plata, Quilmes, Bernal, Ranelagh, San Antonio de Padua, etc. 


Enfin, les ouvriers pouvaient également, comme les militaires, utiliser des armes psychologiques, de la plus haute stratégie : « (…) à la fin de 1976, l’armée se rendit sur le site d’une usine Peugeot qui était en grève. En arrivant, les militaires se retrouvèrent en face de 5000 ouvriers les accueillant au cri de « Argentine ! Argentine ! » puis de l’hymne national. Devant une telle démonstration de patriotisme, l’officier dirigeant la troupe se mit à hésiter entre régler le conflit ou le réprimer, moments de doute qui furent utilisés par les ouvriers pour ouvrir le dialogue avec les soldats sur leurs conditions de vie et demander la libération de six de leurs compagnons, qu’ils obtinrent. »

A ces exemples, on voit donc que le 24 mars 1976 ne constitue pas une frontière infranchissable entre deux époques bien distinctes, l’une où tout aurait été merveilleux, l’autre un véritable enfer. Comme nous l’avons vu plus haut, la répression avait largement commencé avant l’arrivée au pouvoir des militaires ; comme nous venons de le voir, les luttes ouvrières continuent, certes avec plus de difficultés quand elles émergent, sous une des plus féroces dictatures.

Les Montoneros face au Proceso

Les Montoneros, comme le Parti Communiste allemand en 1933 qui souhaitait la venue au pouvoir des nazis comme préalable à la révolution, pensaient que le coup d’état militaire radicaliserait les « masses » argentines, tout en pensant exploiter les divergences au sein des militaires. En avril 1976, ils se transforment en « Partido Montonero ». 


L’été 1976 voit se développer une nouvelle offensive montonera. Le bilan de 1976 est de 400 opérations des Montoneros qui ont tué 300 patrons et membres de la police ou de l’armée. Quelques exemples : le 18 juin 1976, le chef de la police fédérale, le Général Cesáero Cardozo, meurt victime d’un attentat à l’explosif à son domicile ; le 2 juillet 1976, le restaurant du quartier général de la Police fédérale à Buenos Aires est explosé : 30 morts 60 blessés ; le 12 septembre 1976, un bus transportant des policiers est explosé à l’aide d’une voiture piégée :11 policiers et deux passants tués ; le 9 novembre 1976, explosion du quartier général de la police de La Plata : 1 mort et 11 blessés.

Mais, la nouvelle dictature de Videla était toute autre que les précèdentes. Les forces policières et para-policières de la dictature ont l’initiative et ne s'embarrassent et ne se gênent plus : c’est à présent l’époque des massacres en série, des détenus extraits des prisons et retrouvés assassinés, des prêtres assassinés en église, des disparitions, etc. Plusieurs dirigeants Montoneros en prison sont assassinés (Dardo Cabo, Hugo Vaca Narvaja, etc.) après avoir été torturés sauvagement. Ce fut, pour les Montoneros, une première erreur d'appréciation par surtout, leur structure même qui ne résista pas aux dénonciations obtenues sous la torture. Car en effet, l'organisation montonera n'était pas cloisonnée ou scindée en cellules autonomes [ système inhérent aux groupes terroristes clandestins comme les Brigades Rouges en Italie ] et leurs membres connaissaient parfaitement les noms, les adresses, les fonctions de chacun. La démoralisation également fait que les militants parlent rapidement et donnent d’autres membres.

« Sans les Montoneros, l’armée n’aurait pas démantelé les Montoneros », comme le déclarèrent de nombreux militaires. Les militants avaient comme consigne de tenir jusqu’à la mort, indépendamment de l’utilité d’une telle attitude pour protéger ceux qui étaient encore au dehors ; ceci au nom du mythe du sacrifice pour la cause. Mais cela ne résistait pas à la réalité que vivaient ceux qui étaient arrêtés. Au-delà du courage individuel, l’arrestation agissait comme révélateur de la décomposition préalable de l’organisation et de ses militants. D'autre part, dans les premiers mois, ce qui caractérise les Montoneros, c’est leur incapacité à comprendre le fonctionnement et l’organisation de l’adversaire : les méthodes « illégales » des militaires : enlèvements, prisons et camps de détention clandestins, tortures systématiques et surtout leur isolement complet du reste de la société. Lors des enlèvements et des arrestations, aucune limite n’est posée à l’utilisation de moyens militaires (jusqu’au char) ou à la destruction des maisons. A cela s'ajoute encore que l’ensemble des médias contrôlés par la police ne relayait plus les événements ou seulement ceux (en cas de mort d’innocents) défavorables aux Montoneros. Privés ainsi d’écho, les actions des Montoneros tournent à vide et cela les pousse à en faire toujours plus dans le spectaculaire en espérant sinon de réveiller les masses, du moins d’avoir l’écho des médias. De même pour l'ensemble des groupes armés : l’ERP ( Ejército Revolucionario del Pueblo ) est décapitée, le 19 juillet 1976, par l'arrestation de Mario Roberto Santucho, José Benito Urteaga et Domingo Menna ; les militaires récupèrent un document avec les noms de la quasi totalité des guérilleros : une grave erreur impardonnable. La déroute de l’ERP suit quelques temps après : les guérilleros ont pratiquement tous été éliminé, il y aura peu de survivants [dans les années 2000, les archives de l'Etat ont révélé l'existence d'une taupe, un militant "retourné" au sein de ce groupe qui aurait permis l'arrestation des leaders...]. 

L'ensemble des anciens dirigeants des FAR (Fuerzas Armadas Revolucionaras) trouvèrent la mort pendant les années 1976/77. Ainsi, dès les premiers mois de la dictature, les arrestations s'opèrent et s'enchaînent par milliers, les uns dénonçant les autres, sous la torture et la menace d'exécution de leur famille entière. Peut être pour ces raisons et un certain consensus autour du nouveau régime d'en finir au plus vite avec la « subversion », les deux premières années de la dictature seront les plus violentes. On évalue de 8000 à 20 000 le nombre de « disparitions » entre 1976 et 1978, sur un total estimé par le bataillon 601 (renseignement militaire) à 22 000 disparitions. Sous ces coups de boutoir, l’organisation Montonero toujours plus isolée vacille. 


Passé l'effet de surprise, les Montoneros s'adapteront aux nouvelles méthodes de la dictature, mais en accumulant les erreurs stratégiques. 1978 marque leur irrémédiable perte. Elle commence par le massacre de 200 prisonniers montoneros à la prison de Villa Devoto (Buenos Aires) sous prétexte d’une émeute. Plusieurs offensives sont lancées en juin et octobre 1978 et se soldent par un échec complet et une centaine de morts supplémentaires. L’organisation intérieure est décapitée, les leaders en exil. S’ouvre une période de scissions et ruptures. La grève générale du 27 avril 1979 lors de laquelle 70 % des ouvriers de Buenos Aires et du Grand Buenos Aires se mettent en grève réveillent l’enthousiasme des Montoneros qui se mettent à penser à un nouveau Córdobazo à l’échelle de l’Argentine et espèrent enflammer les ouvriers. Ils décident alors de mener la campagne de contre-offensive de 1979 qui va se révéler encore plus désastreuse que les précédentes. Les chefs revenus se font cueillir ainsi que les militants de base : des milliers furent arrêtés,  des centaines se font tuer. C’est un fiasco complet qui révèle l’aveuglement total de la direction des Montoneros à se remettre en cause et le suivisme tout aussi aveugle des militants de base. Il n’y a de toute façon plus d’issue ni redressement possible : l’organisation coupée de la réalité ne peut que dévorer ses propres membres. Après quatre années de dictature, les Montoneros et les groupes terroristes de la gauche disparaissent ou tentent de survivre par des actions sporadiques et isolées qui n'ont plus aucun sens.

Au bout de quatre ans, les généraux ont éradiqué les guérillas.




Les Militaires
et les villas miseria

En matière de politique urbaine, le principe était simple : il s’agissait de passer « du chaos à l’ordre.» Les grands changements s'appliquent davantage aux réformes de la législation. L’ensemble du secteur a donc subi de profonds changements sous l’impulsion de mesures telles que la libéralisation des loyers pour la capitale, de la nouvelle régulation de la subdivision, de l’occupation et de l’équipement des terrains pour la province de Buenos Aires (loi n°8912 de 1977), provoquant une hausse générale des prix sur le marché du logement et pérennisant les situations d’exclusion de nombreuses personnes, bien loin des préoccupations hygiénistes et de bien être social des discours officiels.

Militaires à la recherche d'armes, crédit photo : archivo clarín, 1979


La politique des militaires à l’égard des villas de emergencia est simple : selon eux, ils sont des foyers péronistes et autres d'insurrection, des concentrations d'ouvriers syndiqués, des refuges pour les étrangers illégaux mais aussi pour la pègre ; la complexité qui caractérisait les politiques mises en oeuvre jusqu'à présent se simplifia grandement : éradication totale et systématique et expulsion des populations indésirables hors des centres villes. La dictature ne va pas simplement s’attaquer à leurs opinions et organisations politiques, mais elle va tenter de les rayer géographiquement des quartiers entiers en s'en prenant également à leur résidences.

Contrairement aux précédentes politiques d’éradication de ces quartiers, les méthodes d’expulsion des populations pendant la période du Proceso ont été d’une violence extrême, sans aucune garantie de relogement. La plupart des personnes expulsées ont donc reformé des villas de emergencia dans des municipalités périphériques de Buenos Aires et ont parfois dû subir plusieurs expulsions consécutives. Il est possible de retrouver les mêmes méthodes dans l'Italie fasciste de Mussolini. Les bidonvilles de Rome et des grandes villes italiennes avaient été rasés contraignant ses habitants à s'établir dans la grande périphérie.



L’intendant de la ville de Buenos Aires, le brigadier général Osvaldo Cacciatore, résume parfaitement le principe : « Buenos Aires n’est pas pour n’importe qui mais pour qui la mérite. Il nous faut une meilleure ville pour les meilleurs gens ». Après les premiers mois de la dictature qui avaient permis de vider ces zones de leurs organisations contestataires, une sorte de status quo s'opéra. Car en effet, si les villas abritaient un nombre important de péronistes, de révolutionnaires, de délinquants, elles étaient également le refuge pour une main d'oeuvre bon marché, malléable, appréciée par les industriels et notamment dans le secteur de la construction.

De plus, l'Argentine avait été désignée pour organiser un événement mondial exceptionnel : la coupe du monde de football de 1978. Les autorités de Buenos Aires, la capitale, supposée devenir une vitrine pour le pays, placée sous les feux des milliers de journalistes du monde entier, a fait l’objet de nombreux projets élitistes destinés à son embellissement et à la modernisation de ses infrastructures, notamment par la construction d’autoroutes et d’espaces de stationnements, la voiture privée devenant le référentiel en matière de transport. L'objectif est donc de récupérer les terrains de familles dont au final peu d’entre elles se révélaient être militantes. A n'importe quel moment, les maisons visitées (allanamientos) et les pressions psychologiques ont lentement tissé une toile dans le but avoué de vider ces zones de libre installation.





En vue de la coupe du monde du football de 1978, la villa 31 réputée pour être un foyer d'organisations péronistes et surtout, qui s'érigeait en plein centre de Buenos Aires, face aux tours d'hôtels prestigieux d'où l'on pouvait l'admirer, allait connaître un sort particulier. Ainsi les 60.000 habitants de la Villa 31 devront faire face à la haine des militaires qui arrivaient de nuit, obligeaient des familles entières à monter dans des camions avec le peu de biens qu’elles possédaient, et les laissaient à l’extérieur de la ville, perdues dans des endroits qu’elles ne connaissaient pas. Les étrangers étaient déplacés jusqu’à la frontière. Puis les bulldozers démolissaient les habitations pour laisser la terre rasée. Selon le témoignage de Beto, de la villa 21, (La Fuerza Histórica de los villeros, Juan Gutierrez) : «(…) d’abord, pour intimider les gens, ils postaient des gendarmes aidés de la police montée ; puis ils faisaient venir des travailleurs de la Municipalité avec pour mission de démonter les maisons ; par exemple, une bande de vingt types attendaient que l’homme soit parti au travail pour retourner la maison alors qu’il n’y avait que la femme et les enfants. En plus, ils te tapaient et te laissaient avec tout au milieu de la rue ; ils te disaient « démerde-toi si tu peux » et s’en allaient. » En à peine trois ans, en 1979, il ne restait plus que 46 familles, entre 180 et 200 habitants. Les autres soixante mille avaient été expulsés, avec d’autres dizaines de milliers des autres villas.
Source : Oscar OZLAK
Les témoignages des villeros à propos des militaires peut se résumer à Hijos de puta, sans aucune réserve car chaque famille a perdu un de ses membres ou un ami proche, un voisin, une connaissance. Cela étant, selon les universitaires Pierre-Yves Jacopin et Nathalie Puex : « Du point de vue des villeros, la villa est en crise depuis le retour de la démocratie ; ils expriment souvent ouvertement leurs regrets du régime militaire. En dépit des exactions, des brutalités, des descentes de policiers ou de militaires et des diverses formes de répression dont Villa Juanito était régulièrement l’objet, ils pensent que les militaires mettaient de l’ordre là où il fallait. Ils font allusion aux violences quotidiennes d’aujourd’hui, dues principalement aux trafics de drogues, qui donnent aux villas vues de l’extérieur, l’aspect de zones sans foi ni loi, dangereuses et menaçant toute la société. Aussi, paradoxalement, se remémorent-ils la dictature comme une période faste, d’accès et d’intégration au marché de l’emploi. Pour les villeros la véritable première crise est celle de l’hyperinflation, non seulement en raison de la dissolution de la valeur de l’argent et en fin de compte de la souveraineté monétaire, mais surtout parce que pour la première fois ils ont connu la faim. Ils ont perdu leur « dignité », obligés qu’ils étaient de faire n’importe quoi pour survivre.» Selon leur étude, pendant les premiers temps de la dictature : «(…) les villeros peuvent croire que leur intégration laborale va perdurer – même si elle commence sérieusement à se dégrader. Si les syndicats les plus opposés à la dictature sont persécutés et dissous, les autres passent des accords avec le régime, qui cherche à développer sa base ouvrière et à renforcer son appui populaire. C’est notamment le cas du syndicat de la construction dont beaucoup d’hommes de Villa ... dépendent. Soutenu par les dépenses d’infrastructures et de constructions publiques et privées, le bâtiment n’entrera en crise qu’avec les premières secousses inflationnaires des années quatre-vingt. En libéralisant le secteur du logement, les militaires favorisent le marché immobilier, tout en supprimant toutefois les dispositions légales garantissant l’accès au logement des plus pauvres. Mais à ce moment-là, les habitants de Villa ... ne peuvent imaginer les conséquences du changement de nature du modèle de société qui est en train de se mettre en place : ils ont du travail et mangent à leur faim. Le dimanche c’est la fête : dans tous les pasillos : « on faisait l’asado » (viande grillée en abondance) et malgré les razzias musclées des militaires, « on était bien et heureux ».

Notons simplement pour la bonne compréhension de ces propos, que leur étude est datée de 2002, époque de l'après effondrement de l'économie du pays, les villas connaissent alors une terrible surpopulation affectant en particulier tous les liens de solidarité qui existaient, l'insécurité est à son comble.


Mis à part des méthodes inhumaines destinées à « nettoyer » les quartiers pauvres, les réformes concernant les loyers, la période du Proceso a été caractérisée en ce qui concerne l'habitat social, par l’expérimentation de nombreux projets de quartiers de type grands ensembles : les grandes conjuntos, sur le modèle français (alors que le gouvernement français interdisait depuis peu ce type d'urbanisation et d'habitat), conçus pour fonctionner comme des villes autosuffisantes à haute densité de population et qui devinrent rapidement des espaces désarticulés du reste de la ville, fortement stigmatisés et prématurément détériorés. Certains de ces grands ensembles devenaient progressivement des sortes de villas verticales, des « barrios armados ».

Les Padres

L'éradication des villas et la répression militaire isolèrent complètement les villas miseria. Le Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo [Mouvement des prêtres pour le tiers-monde] fut fragilisé en raison de différends internes et cessa de fonctionner en 1976, avec l’instauration de la dictature. Cela étant, ce seront effectivement des prêtres qui mèneront un courageux combat en faveur des villeros. Rodolfo Ricciardelli, un des fondateurs du Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo, vivait depuis 1973 dans la Villa 1-11-14 ou Bajo Flores et il résista aux bulldozers de la dictature depuis la paroisse Maria Madre del Pueblo, où ils construisirent en outre une cantine et un jardin d’enfants, malgré la disparition de cinq catéchistes. L’expulsion compulsive de la Villa 31, fut stoppée en 1979 par un recours en justice présenté par les « curés des villas ». D’après le livre Église et dictature de Emilio Mignone, le régime militaire a poursuivi plus de soixante prêtres et évêques : vingt-et-un furent assassinés et disparus, parmi lesquels l’évêque de La Rioja, Enrique Angelelli ; dix furent soumis à des longues années de prisons ; onze autres furent arrêtés, torturés et expulsés du pays ; plus de vingt durent s’exiler.

Asentamientos

Un nouveau mouvement catholique apolitique apparaît en 1976 : les communautés ecclésiales de base (CEBS) qui ont commencé à se former dans le diocèse de Quilmes. Une des principales actions de ces communautés répond à la nécessité de venir en aide aux expulsés des villas de la Capitale, les aider à se loger, non plus dans les centre-villes désormais interdits, mais dans la périphérie, en réaction à la réduction drastique des opportunités de logement pour une grande partie des classes populaires (populations exclues du marché privé). C'est ainsi que naît la pratiques d’occupation spontanée de terrains (asentamientos) dans le Grand Buenos Aires. C.Cravino définit les asentamientos comme : « l’occupation illégale (préalablement organisée ou spontanée, parfois organisée par des fonctionnaires ou des acteurs politiques locaux) de terres publiques ou privées, qui adopte les formes urbanistiques alentour en ce qui concerne la division et la taille des lots ». Les procédés collectifs d’« invasion » de terres ont été, la plupart du temps, préparés par un leader qui choisissait le terrain, attribuait préalablement les lots à des familles (parfois par centaines) et organisait l’installation massive, en une nuit, des habitants sur leur parcelle (abris initialement constitués de quatre poteaux plantés dans la terre et couverts d’un toit). Les premières s'étalent entre septembre et novembre 1981, dans les villes d'Almirante Brown et Quilmes. Elles concernent 4500 familles (soit 20 000 personnes) et 211 hectares. « Il s'agit d'un « sujet social » différents de celui qui a construit les villas auparavant. Les occupations sont massives, organisées et planifiées. Les terrains privilégiés sont des terrains fiscaux. Les occupations se font de nuit et en été de manière à diminuer l'intensité du conflit et mieux résister à la pression/ répression. Chaque famille occupe un lot de terre, le tracé des rues est fait en commun (et dans la continuité du tracé urbain) et des espaces libres sont laissés pour installer les équipements communautaires. Il est évident que tout ceci pu être accompli grâce à une organisation sociale préalable, immergée dans la vie quotidienne et non clandestine comme l'étaient les communautés de base.» Religieuses, les CEBS sont avant tout démocratiques, pratiquent l'assembléisme et élisent des délégués révocables : « la vitalité des Communautés Ecclésiales de base se devait à l’action qu’elles développaient, alors qu’elles étaient complètement immergées dans la vie sociale, économique, politique et culturelle.


ÉPILOGUE

En conséquence de l’échec de la campagne des Malouines, Galtieri est remplacé par Bignone qui promet des élections et le retour à la démocratie. Le 30 octobre 1983, le candidat radical Raul Alfonsin est élu triomphalement. Derrière des mots durs contre les quelque 3 000 militaires tortionnaires, il choisit une politique conciliante de pardon, de réconciliation et d’oubli. Seuls sont condamnés, lors du « procès du siècle » en août 1985, les généraux Videla et Viola, puis, en 1986, le général Camps. La même année, Alfonsin proclame l’amnistie. Ce qui n’a pas empêché des anciens montoneros de rester en prison ou d’être contraints à l’exil, jusqu’à l’élection de Menem, voire même d’être assassinés comme deux dirigeants montoneros Raúl Yäger (assassiné le 30 avril 1983) ou encore Eduardo Pereyra Rossi (assassiné le 14 mai 1983).  La Commission nationale sur la disparition de personnes (CONADEP) fait état de 9.089 disparitions sur la base de disparitions dénoncées, et estime le nombre de tués à 30.000 ; d'autres instituts avancent le chiffre de plus d'un million de personnes exilées. 

Les Montoneros ne font pas, en France, l'objet d'une attention particulière ; les organisations de la gauche radicale leur reprochant, bien sûr, leur doctrine péroniste, sorte de réformisme social-démocrate catholique progressiste, teinté d'un marxisme latino-américain guévariste et castriste,  de leur relation avec  Perón, de leur participation à un gouvernement où siégeaient des ministres de l'extrême-droite, puis leur stratégie de lutte armée quasi-désespérée, ayant fragilisé le mouvement ouvrier plus porteur d'espoir, et ayant ouvert de larges portes pour la répression militaire, etc...  La plupart des auteurs s'accordent sur le fait de leurs erreurs magistrales d'appréciation de la situation politique au retour de Perón en 1973, marqué par le massacre d'Ezeiza ; un communiqué du PRT [Parti révolutionnaire des Travailleurs (Trotskyste)] déclarait ainsi : " Les organisations armées FAR et Montoneros, et une partie de la Tendance Péroniste Révolutionnaire, ont commis une erreur grave, très importante et portant tort au camp populaire, en particulier depuis le 25 mai : croire aveuglement à Perón et fonder toute sa politique sur cette confiance."
Certains leur reproche également cette sorte de pragmatisme idéologique souple, sachant s'adapter aux visions des autres organisations plutôt qu'érigeant un dogme, cette volonté d'ouverture, de concilier dans un même mouvement les forces subversives en action, et contestataires, et ce, au détriment d'une vision politique claire, et d'une stratégie politique concise. 


Les critiques sévères, nombreuses et sans doute justifiées, ne doivent cependant pas masquer leur étonnante capacité à mobiliser et à unir - par ce même pragmatisme idéologique - ce qui pouvait paraître inconciliable : le monde universitaire, le monde intellectuel et les plus pauvres, les jeunes et les plus âgés, à s'allier avec des mouvements armés de diverses tendances, et justement associer savoir et faire, dans les universités, dans les usines, comme dans les villas miseria, de savoir manier autant la plume que l'explosif.

yul akors
&
La Stella Rossa

[Larges] Extraits de :

ARGENTINE
DEVELOPPEMENT DU CAPITALISME ET LUTTE DES CLASSES
PERONISME ET CLASSISME DEPASSER L’ARGENTINAZO
MOUVEMENT COMMUNISTE
Document de travail n°5 
Deuxième édition revue et augmentée, juin 2003

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