BERQUE | Ville-Campagne

Proposition Nogovoyages | 2009 *


Les trois sources de la ville-campagne et ce à quoi elle aboutit

conférence d’Augustin BERQUE
2005
Fin de la distinction ville/campagne
et perte du lieu

L’extension toujours plus poussée de l’habitat non agricole dans les campagnes est sans doute le trait le plus remarquable de l’évolution du peuplement dans les pays riches. Ce phénomène 1, qui semble voué à se répandre avec la progression des niveaux de vie, a reçu des noms divers selon que les auteurs insistent sur tel ou tel de ses aspects : fin des villes, rurbain, périurbain, métropolisation, exurbanisation, edge city puis edgeless city, campagnes urbaines, ville-pays, ville territoire, città diffusa, ville émergente, ville-campagne, ville franchisée, etc. Lié à l’usage massif de l’automobile, il s’est d’abord manifesté aux États-Unis, et c’est l’urbaniste américain Melvin Webber qui, en 1964, a été le premier à le souligner, dans un article qui pose explicitement la question du lieu (place) : « The urban place and the non-place urban realm » ; sa thèse étant que la ville de naguère, bien circonscrite et distincte des campagnes, a laissé place à une « communauté sans base territoriale », qu’il baptise « domaine urbain » (urban realm) 2.
Proposition Nogovoyages | 2009 *
Le plus souvent, ce phénomène est analysé en relation directe avec un autre aspect majeur de l’évolution des modes de vie dans les pays riches : l’augmentation de la mobilité, qui est permise par le progrès des moyens de transport en général, mais principalement par la diffusion de l’automobile individuelle. Nombreux sont les auteurs qui à ce propos ont évoqué le nomadisme. Le premier à faire ce rapprochement fut sans doute le philosophe Georges-Hubert de Radkowski, également vers le début des années soixante 3. C’est là une image qui chez de nombreux auteurs – à l’instar de Radkowski lui-même, qui n’était ni ethnologue ni géographe – conduit à négliger les réalités propres du nomadisme traditionnel pour n’en retenir que l’aspect le plus manifeste, à savoir justement la mobilité. Cependant, parlant de « fausse monnaie » à propos des lieux de l’habitat contemporain par contraste avec ceux de la sédentarité traditionnelle, Radkowski en avait stigmatisé une altération essentielle : une perte d’authenticité que l’article de Webber, de son côté, mettait en évidence dans son titre même avec le terme de non-place (non-lieu), lequel devait ultérieurement connaître une remarquable faveur dans les milieux d’architectes et d’urbanistes 4.

Webber, toutefois, se plaçait d’un point de vue fonctionnel, à savoir que les « domaines urbains » dont il parle se définissent par le rapport entre les types d’emploi des gens et leur lieu de résidence. Il remarquait que, grâce aux moyens de communication contemporains (tant pour les biens et les personnes que pour les messages), une occupation de type urbain n’assigne plus à une résidence en ville. Il y a donc à la fois distension et transformation du rapport habitat/travail : on peut non seulement résider dans des banlieues de plus en plus lointaines, mais tant l’habitat que le travail obéissent à des logiques nouvelles, qui ne sont plus liées à l’ancienne distinction ville/campagne. Cela devait engendrer, notons-le, un phénomène ambivalent, et en apparence contradictoire : d’un côté l’étalement urbain (en anglais urban sprawl), voire une suburbanisation généralisée, de l’autre la possibilité de mener une vie de type urbain dans un milieu resté rural en apparence ; c’est-à-dire proprement ce que j’appelle la ville-campagne. Cela dit, l’analyse de Webber ne touchait pas aux questions d’architecture ou de paysage, ni d’anthropologie et encore moins d’ontologie ; elle se bornait pour l’essentiel à l’idée qu’il fallait désormais penser les structures urbaines en termes de champs fonctionnels plutôt qu’en termes de lieux. En ce sens, on peut dire qu’elle restait dans l’optique du fonctionnalisme « u-topique » ou « atopique » (comme on l’a souvent qualifié) qui a dominé le mouvement moderne en architecture et en urbanisme, sans le remettre en cause.

Radkowski de son côté anticipait une véritable remise en cause de ce fonctionnalisme, car chez lui le lieu n’est pas considéré du seul point de vue de l’emplacement d’un objet ou d’une fonction ; il prend un sens ontologique. Le « nomadisme » n’est dès lors pas seulement une question de mobilité ou de communication ; il touche à la nature même de l’habitation humaine, et, partant, à celle du fait architectural dans son rapport avec le site. Pour Radkowski, dans ledit « nomadisme », l’habitation est déconnectée du site ; elle n’est pas fondée. Il y a donc seulement « parallélisme », et non pas lien véritable, entre l’espace social et « l’étendue vitale » : le premier ne fait que se projeter sur la seconde, sans s’y identifier. Cette vue paraît aujourd’hui fort approximative (pour ne pas dire complètement fausse) en ce qui concerne les sociétés nomades au sens propre, où il est avéré que la concrétude et le sens des lieux ne le cèdent en rien à ceux des sociétés sédentaires 5. Elle éclaire en revanche un trait décisif de l’habitat contemporain dans les pays riches ; à savoir qu’effectivement, la modernité a entraîné dans les lieux de l’écoumène (i.e. la relation de l’humanité à l’étendue terrestre) un changement d’ordre à la fois géographique et ontologique – ontogéographique, donc : un changement de l’être des lieux.

Radkowski, à vrai dire, n’est pas le premier à avoir pensé ce changement. Il se situe à cet égard dans le sillage de la pensée de Heidegger, qui dès Être et temps (1927) avait établi qu’un lieu dans le « pur espace » (reiner Raum) seul pris en compte par la pensée moderne n’est qu’une Stelle, l’« emplacement » abstrait d’un simple objet, sans incidence ontologique sur la chose, à la différence de la « place » (Platz) qui est la sienne propre dans la « contrée » (Gegend) de l’existence concrète. Au début des années cinquante, Heidegger devait préciser ces vues, notamment dans sa conférence Bâtir, habiter, penser (Bauen, wohnen, denken)6, qui est restée célèbre à juste titre : elle bouleversait en effet les présupposés qui avaient fondé les certitudes du mouvement moderne en architecture et en urbanisme, celles du fonctionnalisme d’un Le Corbusier par exemple. Elle retournait complètement le rapport entre le lieu et l’espace, entre l’architecture et le site : celui-ci n’était plus la Stelle d’un objet quelconque dans un espace préexistant, neutre et universel, c’était un Ort, un lieu authentique à partir duquel, au contraire, irradiait un espace singulier, propre à une certaine chose dans la concrétude de sa contrée (l’exemple choisi par Heidegger était celui du vieux pont de Heidelberg).

Mais comment se fait-il donc que la modernité conduise à cette perte d’authenticité des lieux, et ainsi à la sérialisation, partout sur la planète, d’espaces de plus en plus banals, où s’estompe en particulier l’ancienne distinction des villes et des campagnes ?


L’Arcadie et le Kunlun

Si, dans des pays tels que ceux d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et au Japon, c’est dans la seconde moitié du XXe siècle que s’est défaite l’ancienne distinction des villes et des campagnes, le phénomène a des origines fort anciennes. Les différences de coût foncier ou la mobilité, que l’on considère généralement comme ses causes principales 7, n’en sont en réalité que des facteurs occasionnels, car la motivation première des citadins qui choisissent de résider, voire de travailler hors de la ville, relève d’un courant d’idées – d’un « bassin sémantique », selon l’expression de Gilbert Durand 8 - vieux de plusieurs millénaires, qui aussi bien en Orient qu’en Occident a idéalisé la campagne par rapport à la ville 9. L’histoire de l’Europe chrétienne, et plus tard celle de sa descendance américaine, s’est déroulée sous l’empire de symboles qui, déjà dans la Bible (Genèse, 4, 11-17), font de Caïn, le constructeur de villes, celui qui d’abord a été maudit par Dieu et chassé de la campagne fertile. Cette vision a tout particulièrement imprégné l’idéologie des Pères fondateurs de la nation américaine, pour lesquels la ville était lieu de perdition morale, et dont les héritiers, comme Thomas Jefferson, le principal auteur de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis (1776), associèrent l’identité américaine à une démocratie nourrie des valeurs du monde rural 10.

Cependant, la malédiction qui frappe les villes dans la vision chrétienne reste vague et lointaine si on la compare à certains motifs issus de la mythologie gréco-romaine et qui, eux, font en revanche de la campagne un séjour idéal, concrètement illustré par la longue mais toujours présente histoire des jardins, de la peinture et de la poésie. Cette idéalisation remonte au moins jusqu’à Hésiode, dont Les Travaux et les jours (début du VIIe siècle av. J.-C.) sont, après l’Iliade et l’Odyssée, l’un des plus anciens monuments de la littérature grecque. Hésiode était originaire d’Ascra en Béotie, région dont le nom est resté jusqu’aujourd’hui synonyme de ruralité. Si Les Travaux et les jours sont comme ce titre l’indique placés sous le signe du travail de la terre, garant de la vie morale, ils relatent aussi le mythe de l’âge d’or :

Χρύσεον μεν πρώτιστα γένος (…) D’or fut la race première (…)
καρπόν δ’’έφερε ζείδώρος ’άρουρα la terre donneuse de blé portait fruit
αυτομάτη πολλόν τε καί ’άφθονον d’elle-même, en nombre et à satiété (109-118).

mythe qui rejoint celui de l’Éden dans la tradition biblique : l’image d’un état antérieur au travail. Il est curieux que cette image soit associée à la campagne, si l’on songe que celle-ci a été par excellence, dans l’histoire de toutes les grandes civilisations, le lieu du labeur le plus pénible (ce dont les langues latines gardent la trace : travailler, c’est « labourer », laborare)… C’est que, justement, les paysans ne sont pas ceux qui ont construit cette image ; elle est le fait des gens de la ville, qui par définition ne travaillent pas la terre, mais pour qui les paysans la travaillent. Pour un riche Romain, la campagne était le lieu de l’otium, le loisir, et la ville le lieu de sa négation, le negotium, c’est-à-dire les affaires ; et même si le loisir pouvait être studieux, il était consacré aux lettres : otium litterarum (Cicéron, Tusculanes, 5, 105), et n’avait donc rien à voir avec le labor, cette affaire d’esclaves ou de paysans illettrés. Or ce sont les lettres latines, telles les Bucoliques ou les Géorgiques de Virgile (70-19 av. J.-C.), qui ont construit, et légué à l’Europe des temps modernes, l’image idéalisée de la campagne. Cet idéal élaboré par la littérature est donc un idéal urbain : c’est la ville qui a produit cette image de la campagne, quand bien même c’est au détriment de la ville qu’elle a idéalisé la campagne au point de s’en cacher le travail des paysans :
O fortunatos nimium, sua si bona norint
agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis,
fundit humo facilem victum justissima tellus 11.

Cette logique se rattache à celle de la distinction. L’on y voit en effet une élite se distinguer à la fois de la plèbe urbaine (par ses propriétés terriennes, qui lui permettent l’otium), et du peuple des campagnes, dont le travail y est forclos (locked out) : rejeté hors du monde, i.e. dans l’immonde 12. Elle a traversé l’histoire. Bourdieu l’a bien saisie, en particulier, justement, à propos du paysage rural 13, qui dans cette logique n’est qu’un spectacle pour les gens du monde, et non ce qu’il est en réalité : le lieu de l’immonde labeur des paysans.

Cette logique est aujourd’hui plus que jamais active (c’est, entre autres, l’un des moteurs du tourisme), mais en Europe, elle est au moins aussi ancienne que l’affirmation d’une culture proprement urbaine à Athènes. En vérité, doublant la campagne, Athènes a même symboliquement revendiqué une alliance privilégiée avec Pan, le dieu des bergers d’Arcadie, autrement dit avec la nature, ce dont pourtant elle était l’inverse : l’artificialité même, l’œuvre humaine par excellence. En effet, pour remercier Pan de les avoir aidés lors de la bataille de Marathon (490 av. J.-C.) 14, les Athéniens transportèrent sa statue de son sanctuaire arcadien jusqu’au cœur de leur propre ville, pour l’y honorer dans une grotte au pied de l’Acropole ; et c’est à partir de ce moment là, justement grâce au rayonnement de la ville d’Athènes, que Pan devint un « lieu commun » 15 à l’usage de la Grèce entière, avant que l’Arcadie ne symbolisât en Europe, pour la suite des siècles, la campagne idéale entre toutes : celle du mythe de la pastorale, dont les motifs, bien plus tard, devaient par exemple inspirer le décor rustique du Petit Trianon de Versailles (aménagé par Jacques-Ange Gabriel au début des années 1760), où la reine Marie-Antoinette jouait à la bergère.

Si toutefois le mythe arcadien a si bien inspiré les jardins du XVIII e siècle en Europe, avant d’inspirer l’urbanisme du siècle suivant et y nourrir la veine de la cité-jardin, veine qui à son tour a dominé la pensée urbanistique au XXe siècle dans le monde entier, c’est en se croisant avec une inspiration venue d’Asie orientale par le truchement des Jésuites. C’est ce croisement, dans l’Europe des Lumières, dont garde trace l’expression « style anglo-chinois » dans l’art des jardins. Alors en effet les Jésuites se sont trouvés dans une position charnière : d’un côté, ils ont fait connaître en Europe les merveilles des jardins chinois, dont le style, d’une irrégularité paysagère, était aux antipodes de celui, géométrique, des jardins à la française. De l’autre, ils n’ont si bien pu le faire que parce qu’ils jouissaient à cette époque des faveurs de l’empereur de Chine, lequel appréciait leurs connaissances scientifiques et techniques, et employa notamment celles-ci dans certains aménagements de l’emblématique Yuanmingyuan, le « Jardin de la clarté parfaite » 16. C’est justement ce Yuanmingyuan que devait faire connaître la fameuse lettre du Père Jean-Denis Attiret sur les jardins chinois, publiée en 1743 et traduite en anglais dès 1749 17. Attiret parlait en connaissance de cause, car il était peintre officiel de l’empereur Qian Long (r. 1736-1796). Que les Jésuites aient été employés en particulier aux aménagements hydrauliques du Yuanmingyuan est révélateur. Les jeux d’eau sont un trait essentiel des jardins en Chine, comme les eaux en général le sont du paysage, lequel se dit en chinois shanshui, « monts et eaux ». Cette cosmologie est dominée par une dissymétrie qui place à l’Occident aussi bien la source des fleuves que celle du souffle vital, le qi ; car le monde chinois est « haut à l’ouest bas à l’est » (xi gao dong di). C’est vers le couchant qu’il faut donc chercher la montagne cosmique, le Kunlun, dont le nom est de même racine que Huntun, le Chaos primordial, et d’où s’écoulent aussi bien le Fleuve Jaune que le souffle vital 18. Ce thème, dont l’histoire se perd dans la nuit des temps – il rejoint le mythe sumérien de l’Œuf cosmique, origine du monde –, a dominé en particulier l’art des jardins, à travers la doctrine de l’immortalité qui s’y exprime par mille motifs, tels ceux de la montagne cosmique ou de la « Source aux fleurs de pêcher » (Taohuayuan). Tous ces motifs convergent vers l’Indifférencié primordial : la source de la vie éternelle, au Kunlun.


Le monde insoutenable de Cyborg

Certes, les Jésuites ne croyaient pas à cette immortalité-là ; mais les expressions paysagères qu’ils en ont transmises à l’Europe y sont curieusement entrées en synergie avec les prémices de la sensibilité romantique, laquelle, commençant par l’Angleterre, devait rejeter les formes géométriques du jardin à la française, et, au-delà, conduire à l’abandon de celles de la ville classique. En effet, le siècle des Lumières est aussi celui où est entrée en crise la spatialité de la ville classique – celle héritée notamment du De re aedificatoria d’Alberti (Leon Battista Alberti, 1404-1472), publié en 1475 19. L’architecte hollandais Wallis de Vries a excellemment souligné la convergence des premières expressions de cette crise – par exemple dans le Champ de Mars (Campo Marzio, 1762) de Piranèse (Giovanni Battista Piranesi, 1720-1778) – avec la spatialité paysagère, non plus géométrique, dont était porteur le modèle des jardins chinois. Il a également montré comment, dans cette crise, se sont dégagées les prémices de ce que, à la suite de l’historien Manfredo Tafuri 20, il nomme « défaite de l’architecture devant la métropole 21 » (entendons par « métropole » le phénomène appelé aux États-Unis metropolitanization, autrement dit la ville-campagne). Piranèse, en effet, ne se soucie pas d’unifier l’ordre construit par l’architecture en forma urbis, forme intégrée de la ville comme telle : il montre un Champ de Mars chaotique, où chaque bâtiment est à soi-même son propre référent, avec son propre monde intérieur déconnecté de toute forme commune ; l’agent unifiant n’étant donc plus l’architecture, mais la nature, qui envahit une ville désintégrée en formes individuelles : Piranesi not only affirms his famous principle « tumulte dans l’ensemble, ordre dans le détail » but also creates escapes from the tumultuous city. He intensifies the order in individual buildings, causing them to fragment into multiplicities with interior horizons. Simultaneously, he extensifies the city, inviting nature to invade it. (…) In a way, the Campo Marzio prefigured the territory city of Randstad 22.

Un phénomène analogue s’exprime à la même époque dans les jardins, avec la vogue des « fabriques », c’est-à-dire des constructions de fantaisie mimant l’antiquité ou l’architecture de pays lointains, en particulier de Chine ; ce en quoi l’on peut lire aussi une influence des jardins chinois, qui sont semés de « pavillons » (ting, lou etc.). Le trait commun à ces formes hétérogènes, c’est leur isolement dans le paysage. Elle tiennent en cela de la tradition de l’ermitage, phénomène anti-urbain qui s’est développé en Chine justement à partir de l’époque où, sous les Six-Dynasties (IIIe -VIe siècles), des poètes tels que Xie Lingyun (385-433) y inventèrent la notion de paysage (shanshui), et que les lettres et les arts (tout particulièrement la peinture de paysage, shanshuihua) n’ont cessé d’y cultiver 23. Ce phénomène, toutefois, devait prendre un sens nouveau lorsque, dans l’Europe des Lumières, il entra en synergie avec l’émergence de l’individualisme moderne : alors en effet, ces formes isolées dans le paysage devinrent le symbole du sujet individuel dégagé de la gangue communautaire 24 ; autrement dit, pour reprendre la formule de Tönnies, du passage de « communauté » (Gemeinschaft) à « société » (Gesellschaft) 25.

Il y a là un changement ontologique, celui-là même que Heidegger a stigmatisé par le terme de « démondanisation » (Entweltlichung). Je préfère dire décosmisation ; car ce qui se décompose à partir de ce moment, c’est la capacité d’intégrer la réalité en un kosmos, c’est-à-dire un ordre général où puissent correspondre le monde intérieur du sujet, le monde extérieur de l’objet, et par suite coïncider le Bien, le Beau et le Vrai 26. Avec l’individualisme moderne se perd en particulier, en termes d’architecture, la volonté d’intégrer les formes individuelles en une forme commune. À l’inverse même, le mouvement moderne revendiquera la rupture avec les formes environnantes, et l’isolement des bâtiments dans des « espaces verts » qui n’ont plus rien à voir avec la composition urbaine, cette capacité d’intégration que soutenaient aussi bien les traditions vernaculaires que l’adage albertien « la cité est une très grande maison, et (…) la maison elle-même est une toute petite cité 27 ».

Cette décomposition de la forme urbaine sous l’effet de l’individualisme moderne s’accompagne d’une série de symptômes analogues dans tous les domaines de l’activité humaine. De manière générale, on peut parler à cet égard d’une décomposition du capital social, entendue au sens de substitution de l’individuel à ce qui était un bien commun. Cette tendance aura été, avec le fordisme, particulièrement marquée dans ce qui touche à la mobilité des personnes : l’usage individuel de l’automobile, dans la ville-campagne, s’étant substitué à l’usage des transports en commun, dans la forma urbis 28. Ainsi s’est mise en branle, au XXe siècle et tout particulièrement aux États-Unis, une véritable machine à décomposer la ville : une machine à sprawl, dans l’alliance de l’individualisme automobile et de l’individualisme pavillonnaire. Après le mythe arcadien et le pavillon isolé dans le paysage à la chinoise, la troisième source de la ville-campagne, et celle qui aujourd’hui tend à s’imposer dans le monde entier, ce n’est autre que l’American way of life.

À la suite d’Antoine Picon 29, j’ai employé à ce sujet la figure de Cyborg. Il y a pour cela, dans mon esprit, d’autres raisons que le seul développement de la cybernétique dans le monde contemporain. La question est proprement ontologique. Elle touche à la structure même de l’être humain dans son rapport à l’environnement terrestre. L’individualisme moderne, dont nous venons d’évoquer quelques unes des multiples manifestations, forclôt radicalement cette structure existentielle 30. Il se fonde en effet, en dernier recours, dans le dualisme cartésien, qui confère au sujet un statut transcendantal, ontologiquement distinct de ce qui l’entoure. Ce dualisme est lointainement issu, à la fois, de la métaphysique platonicienne et de la logique aristotélicienne de l’identité (A n’est pas non-A), laquelle s’oppose à la métaphore (où A devient non-A). La logique de l’identité n’admet donc pas le devenir, où A devient autre (i.e. non-A) ; elle n’admet que l’itération du même, ce qui est l’essence de la mécanicité, où les mêmes causes produisent invariablement les mêmes effets. En ce sens, le mécanicisme moderne (cartésien en particulier) se fonde sur le principe d’identité, ce dont l’expression paradigmatique est le moteur à piston. Le fonctionnalisme du mouvement moderne en architecture et en urbanisme exprimait directement ce mécanicisme, et cela – faut-il le rappeler ? – à lettre même dans la phraséologie d’un Le Corbusier.

Or la réalité humaine suppose à la fois l’identité (les choses sont ce qu’elles sont) et la métaphore (les choses sont ce qu’elles sont pour nous, à commencer par un nom, qui est un prédicat de la chose qu’il nomme et non pas la substance de cette chose ; autrement dit, une métaphore). Ce rapport peut se résumer par la formule r = S/P, où r est la réalité, S le sujet logique (ce dont il s’agit) et P le prédicat (c’est-à-dire les termes dans lesquels on saisit S), et qui se lit : S en tant que P. Par exemple : l’objet « table » (S) est saisi en tant que mot « table », ou en tant que « chose pour manger », ou en tant que « chose pour écrire », etc. ; c’est-à-dire en tant qu’une série d’usages, qui ne sont autres que des prédicats (P). La réalité de la table ne peut se réduire à la substance de l’objet « table » ; elle suppose tout aussi nécessairement cette série de prédicats. Sinon, les tables n’existeraient même pas : on n’en fabriquerait jamais. Or le mécanicisme moderne, issu de la révolution scientifique du XVIIe siècle, fait abstraction de P ; il absolutise S en tant que le Réel, existant en soi, indépendamment de l’existence humaine ; ce qui n’est autre que le statut de l’objet dans le dualisme cartésien.

C’est là que se fonde la décosmisation moderne ; car dès lors, la réalité devient étrangère à notre existence. Elle devient un pur système d’objets ; et le développement de ces systèmes d’objets, pour eux-mêmes, devient la raison directrice de l’évolution du monde, quoi qu’il en coûte au sentiment humain, et quoi qu’il en soit de l’existence humaine. Par exemple, comme l’exprima en substance un président de la République français 31, il faut détruire la forme urbaine pour un meilleur rendement du système de l’automobile, quoi qu’il en soit du lien existentiel de l’être des gens à cette forme.

Ce monde où les systèmes d’objets dictent mécaniquement leur loi, c’est le monde de Cyborg : un être mécanisé par son monde mécanique. Or il est fondé sur une abstraction ; laquelle, supprimant P pour absolutiser S, est radicalement fausse. En effet, non seulement l’existence humaine entraîne que S est nécessairement prédiqué (par les sens, par la pensée, par les mots, par l’action), mais ce principe vaut également pour la biosphère ; car tout être vivant, nécessairement, prédique – interprète – son environnement dans les termes qui lui sont propres 32. Ainsi, l’abstraction du monde de Cyborg est non seulement adverse à l’existence humaine, qu’elle prive arbitrairement de son lieu ontologique – i.e. de son milieu –, mais elle l’est aussi au principe même de la vie dans la biosphère. Il est donc clair que ce monde est insoutenable. L’écologie, du reste, a déjà amplement prouvé qu’il n’est pas durable 33 ; mais il ne s’agit pas que d’écologie : ce qui est en jeu n’est pas que la survie biologique de notre espèce avec les autres, mais bien notre capacité à déployer un monde humain – un monde qui soit encore un kosmos, et pas seulement cet univers abstrait, décomposé en une juxtaposition d’individus et d’objets individuels, qu’est le monde de Cyborg 34.

Ainsi la ville-campagne n’est pas seulement une « communauté sans base territoriale », comme, il y a quarante ans, la figura Webber ; c’est une entité qui, d’abord, est de moins en moins sociale, et qui, écologiquement, tend à détruire le fondement terrestre de l’existence humaine. Littéralement, comme l’a vu Radkowski, l’habitation humaine n’y est plus fondée ; ni dans l’écoumène, ni dans la biosphère. Voilà bien ce qui est en jeu dans le travail des architectes et des urbanistes, aujourd’hui même et partout sur la Terre.


Augustin BERQUE
janvier 2005





* Nous avons illustré le texte de Berque avec les propositions de :
Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon, 2009
http://nogovoyages.com/reburbia.html
Ces propositions ont été envoyées au concours d'idées "Reburbia - A Suburban Design Competition", dont le but était de "réinventer la suburb" (lire: le modèle américain de la suburb).



NOTES


1 Bien décrit notamment dans Geneviève DUBOIS-TAINE et Yves CHALAS (dir.) La Ville émergente, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997. Je parle pour ma part de « ville-campagne » pour souligner que, d’une part, c’est la distinction entre ville et campagne qui tend à se brouiller, et que d’autre part il s’agit d’un phénomène essentiellement urbain, mais qui mime la ruralité : dans la ville-campagne, l’urbain est vécu sous les espèces de la campagne.
2 Traduction française : L’Urbain sans lieu ni bornes, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1996.
3 Dans une série de textes – à partir de « Nous, les nomades », publié en 1963 – qui ont été récemment regroupés dans son livre posthume Vers le nomadisme. Anthropologie de l’habiter, Paris, Presses universitaires de France, 2002.
4 Particulièrement en français, à la faveur du jeu de mots permis par le sens juridique de non-lieu. Le terme a été repris notamment par Marc AUGÉ, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.
5 Entre mille exemples, on pourra lire à ce sujet Edmond BERNUS, « Perception du temps et de l’espace par les Touareg nomades sahéliens », p. 41-50 dans Paul CLAVAL et SINGARAVELOU (dir.) Ethnogéographies, Paris, l’Harmattan, 1995 ; ou plus clairement encore Sylvie POIRIER, Les Jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le désert occidental australien, Münster, LIT Verlag, 1996. À la décharge de Radkowski, précisons qu’à l’époque où il écrivait les textes en question, l’idée que le social se « projette » sur le spatial régnait dans les sciences sociales françaises, particulièrement en anthropologie et en sociologie ; vision dont Henri LEFEBVRE devait combattre le simplisme dans La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.
6 Prononcée à Darmstadt le 5 août 1951, cette conférence historique a été reprise dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193.
7 Pour une revue des idées courantes à ce sujet, v. Michel BONNET et Dominique DESJEUX (dir.), Les Territoires de la mobilité, Paris, Presses universitaires de France, 2000.
8 Gilbert DURAND, Introduction à la mythodologie, Paris, Albin Michel, 1996, p. 85.
9 V. les textes rassemblés pour le colloque Les Trois sources de la ville-campagne, Centre culturel international de Cerisy-la-Salle ; actes sous la direction d’Augustin BERQUE, Philippe BONNIN et Cynthia GHORRA-GOBIN, Paris, Belin.
10 Sur ce thème, v. Cynthia GHORRA-GOBIN, La Ville américaine : espace et société, Paris, Nathan, 1998. Le ruralisme de Jefferson était en partie inspiré par la physiocratie, doctrine économique qui voyait dans l’agriculture la source essentielle des richesses.

11 « Trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur ! pour qui d’elle-même, loin des luttes fratricides, la très juste Terre épand au sol une nourriture facile. » VIRGILE, Géorgiques, II, 458-460.
12 Sur ce thème en général, v. mon article « La forclusion du travail médial », L’Espace géographique, XXXIV, 2005, n°1 (sous presse).
13 « C’est ainsi que la représentation bourgeoise du monde (…) nous livre sous une forme objectivée la vérité du rapport bourgeois au monde naturel et social qui, comme le regard distant du promeneur ou du touriste, produit le paysage comme paysage, c’est-à-dire comme décor, paysage sans paysans, culture sans cultivateurs, structure structurée sans travail structurant, finalité sans fin, œuvre d’art ». Pierre BOURDIEU, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n° 17-18, 2-5, p. 3-4.
14 Pour ce qui suit, v. Philippe BORGEAUD, Recherches sur le dieu Pan, Genève, Droz, 1979 ; et les commentaires faits à ce sujet par Nicole LORAUX, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, 1996, p. 64 sqq. : « Un Arcadien à Athènes ».
15 Borgeaud, op. cit., p. 18.
16 Aménagé à partir de 1709 pendant plusieurs décennies, le Yuanmingyuan fut un sommet de l’art des jardins en Chine. Les Jésuites y participèrent notamment à la construction de machines hydrauliques. V. à ce sujet TAKEDA Yoshitaka, « Enmeien no funsui to eien kikan gensô » (Les fontaines du Yuanmingyuan et le fantasme de la machine perpétuelle), p. 119-124 in, du même auteur, Tôgenkyô no kikaigaku (Mécanique de la Source aux fleurs de pêcher), Tokyo, Sakuhinsha, 1995. Triste symbole, ce même Yuanmingyuan, qui fut un trait d’union décisif entre la Chine et l’Europe au XVIIIe siècle, devait être mis à sac par les troupes anglo-françaises au cours de la seconde guerre de l’opium, en 1860.
17 Recueillie dans Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites, 1702-1776, Paris, Garnier-Flammarion, 1979. V. à ce sujet Wu Juanyu, « L’image de la Chine et son influence dans l’art des jardins paysagers au XVIIIe siècle », dans Les trois sources de la ville-campagne, op. cit., à paraître.
18 Sur ce thème, v. Takeda, op. cit. ; ainsi que Rolf STEIN, Le Monde en petit. Jardins en miniature et habitations dans la pensée religieuse d’Extrême Orient, Paris, Flammarion, 1987.
19 Ce texte fondateur a récemment été retraduit en français : Leon Battista ALBERTI, L’Art d’édifier, Paris, Seuil, 2004.
20 Manfredo TAFURI, Progetto e utopia. Architettura e sviluppo capitalistico, Bari, Laterza, 1973 ; La Sfera e il labirinto, Turin, Einaudi, 1980.
21 Gijs WALLIS DE VRIES, « The Chinese connection : Piranesi and Chambers », in (dirigé par le même) The Global City and the Territory, Eindhoven, Eindhoven University of Technology, 2001, p. 12 ; dans ce même volume, mon propre article « On the Chinese origins of Cyborg's hermitage in the absolute market », p. 26-32.
22 Id., p. 17 et 20. Randstad est, on le sait, la « bordure » (rand) urbanisée des Pays-Bas, sur la côte de la mer du Nord. On notera que l’anglais edge city est l’homologue exact du néerlandais randstad.
23 V. à ce sujet mon article « La cité naturelle. De l'ermitage paysager en Chine médiévale à l'e-urbanization post-fordienne », p. 71-84 dans Yolaine ESCANDE et Jean-Marie SCHAEFFER (dir.) L'Esthétique : Europe, Chine et ailleurs, Paris, You-Feng, 2003 ; et plus généralement mon ouvrage Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995.
24 Phénomène datable du XVIIIe siècle, comme l’a montré en particulier Louis DUMONT, « La genèse chrétienne de l’individualisme moderne », Le Débat, 1981, n° 16, p. 124-146.
25 Ce n’est pas le lieu ici de démontrer comment des formes architecturales peuvent exprimer une structure ontologique ; renvoyons à ce sujet à La Production de l’espace d’Henri Lefebvre (op. cit.), ainsi qu’à mon ouvrage (en collaboration avec l’architecte Maurice Sauzet) Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004.
26 Rappelons que le terme grec kosmos, tout comme le latin mundus, signifie à la fois le monde, l’ordre et l’ornement. Sur le rôle de l’architecture dans cette cosmicité, v. Didier LAROQUE, Le Temple. L'ordre de la terre et du ciel. Essai sur l'architecture, Paris, Bayard, 2002.
27 Alberti, op. cit., p. 79.
28 V. à ce sujet mon article « L'habitat insoutenable. Recherche sur l'histoire de la désurbanité », l'Espace géographique, XXXI (2002), 3, 241-251.
29 Antoine PICON, La Ville territoire des cyborgs, Besançon, Éditions de l’Imprimeur, 1998.
30 Ce qui touche à ce que Heidegger nomma Dasein, Watsuji fûdosei, Merleau-Ponty corporéité, Nishida basho, Leroi-Gourhan corps social, etc. : tous concepts incompatibles avec le dualisme moderne. Sur ces concepts et leur lien avec ma propre conception de la structure terrestre de l’existence humaine, v. mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
31 Il s’agit d’une déclaration célèbre du Président Georges Pompidou, mort en 1974 au cours de son mandat, selon laquelle il fallait adapter Paris à l’automobile.
32 Comme entre autres, depuis les travaux pionniers de Jakob von Uexküll, l’a montré l’éthologie : chaque espèce vivante construit son propre monde, qui est non seulement irréductible à un univers d’objets, mais irréductible aussi à une simple affaire de subjectivité ; car c’est le principe même du fonctionnement de la biosphère, c’est-à-dire de la relation générale de toutes les espèces entre elles et avec le substrat physico-chimique de la vie, i.e. la planète. Autrement dit, la formule r = S/P ne vaut pas seulement pour la réalité humaine, au niveau ontologique de l’écoumène (la relation de l’humanité à l’étendue terrestre), mais pour la réalité de toutes les espèces vivantes, au niveau ontologique de la biosphère. Ce qui distingue ces deux niveaux, c’est que l’humain a déployé des systèmes techniques et symboliques sans commune mesure avec ceux du reste du monde vivant ; lesquels systèmes se combinent avec les écosystèmes pour former ce que j’appelle notre corps médial, autrement dit notre milieu (i.e. un système éco-techno-symbolique), qui est le complément nécessaire de notre corps individuel. Cela signifie que, à l’inverse exact des présupposés de l’individualisme moderne (ceux en particulier de l’individualisme méthodologique), l’être humain n’est tel – et cela de plus en plus – que dans cette complémentarité, que j’appelle médiance (i.e. le couplage dynamique individu/milieu). Sur cette question, v. mon livre Écoumène, op. cit. ; et plus particulièrement « La forclusion du travail médial », art. cit.
33 En termes d’empreinte écologique, notre monde consomme déjà 1/3 de plus que la capacité de renouvellement du capital des ressources de la planète. En d’autres termes, il faudrait 1,3 Terre pour que notre monde subsiste sur le long terme. C’est là une moyenne qui cache d’intenses disparités : si nous vivions tous comme des Californiens, ce n’est pas 1,3 planète qu’il nous faudrait, mais une bonne douzaine. Or dans la logique du système actuel, toute l’humanité tend idéalement vers le modèle de consommation californien, où fonctionne à plein rendement le couple automobile/pavillon (i.e. la machine à sprawl, surconsommatrice de ressources terrestres). Sur ce thème, v. Mathis WACKERNAGEL et William REES, Notre empreinte écologique, Montréal, Éditions Écosociété, 1999 (Our ecological footprint, 1996).
34 Les questions rapidement survolées dans cet article sont plus argumentées dans Écoumène, op. cit. Plus particulièrement, sur le rapport de Cyborg
à la nature, v. mon article « Le paysage de Cyborg », Quintana, 2003, p. 109-127. 

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