Abdelmalek SAYAD | Le foyer des sans-famille





Photo | Claude DITYVON

Abdelmalek SAYAD
Le foyer des sans-famille*
Actes de la recherche en sciences sociales.
1980


S'il est vrai que la raison essentielle de l'émigration réside dans la recherche du travail et que c'est aussi le travail qui peut, seul, justifier la présence de l'immigré, ce dernier se trouve dans une situation différente de celle de l'ouvrier indigène. Alors que celui qui est né dans le pays, est censé y avoir une résidence, l'immigré, venu d'un autre pays, demande à être logé immédiatement, dès son arrivée ou tout du moins dès son embauche.

Travail et logement, liés dans une relation de mutuelle dépendance, constituent, pourrait-on dire, les deux éléments qui définissent le statut de l'immigré : l'immigré n'a d'«existence» (officielle) que dans la mesure où il a un logement et un employeur ; pour pouvoir se loger et, plus largement, séjourner en France, il faut travailler et pour pouvoir travailler, il faut être logé (c'est-à-dire autorisé à séjourner en France) (1). 


Ce n'est donc pas seulement la politique patronale qui lie le logement de l'ouvrier immigré à son travail, c'est, d'une certaine manière, la condition même de l'immigré qui est tout entière déterminée par la relation étroite entre le travail (la raison du séjour de l'immigré) et le logement (ou le séjour qui est subordonné au travail) ; mais, la situation qui caractérise de la sorte l'immigré ne peut qu'encourager le patronat à intégrer dans sa politique globale l'obligation d'avoir à loger des travailleurs venus spécialement de l'étranger, donc par définition sans logement. Cela suffit, sans doute, à marquer les limites de l'autonomie qu'on est porté à accorder, en raison des caractéristiques qu'il a en propre, au logement des travailleurs immigrés, cas particulier, qui a lui aussi son histoire, de la politique du logement ouvrier.

Ce qui fait, sans doute, la spécificité du logement des travailleurs immigrés, c'est qu'il trahit la représentation qu'on se fait de la condition d'immigré. A la manière d'un test projectif, le logement de l'immigré, véritable projection des catégories par lesquelles on définit l'immigré et par lesquelles on délimite son espace social, révèle l'idée que l'on se fait de l'immigré et qui contribue à faire l'immigré. Le logement de l'immigré ne peut être que ce qu'est l'immigré : un logement exceptionnel comme est «exceptionnelle» la présence de l'immigré ; un logement d'urgence pour situation d'urgence ; un logement provisoire — doublement provisoire, parce que les occupants n'y logent que provisoirement et parce qu'il est lui-même une réponse à une situation tenue pour être provisoire — pour un résident provisoire, car c'est ainsi qu'on imagine toujours l'immigré ; un logement économique, sobre (pour ne pas dire sommaire) pour un occupant qui ne dispose pas de grands revenus et qui, de plus, s'astreint de lui-même à des économies ; un logement pauvre et un logement de pauvre pour un occupant réputé pauvre (2) ; un logement «éducatif» pour un occupant étranger qui, compte tenu de ses origines (l'immigré est toujours originaire d'un pays pauvre, sous-développé, «sauvage», du Tiers-Monde, etc.) et de ses caractéristiques sociales (l'immigré est souvent un homme de la campagne, un ancien paysan, un homme d'une économie et d'une société qu'on dit traditionnelles ; il est généralement analphabète, etc.), est justiciable d'une action «éducative».

Toutes ces caractéristiques, liées entre elles, ont fini en s'accumulant par déterminer la spécificité du «logement pour immigrés». Produit, pour une part, de la perception qu'on a de l'immigré, la condition de l'immigré (ses conditions de travail, ses conditions de vie, ses conditions de logement, etc.) détermine, à son tour, la représentation qu'on se fait de tout son environnement, de tout ce qui le concerne, c'est-à-dire de tout ce qui peut lui convenir.

Un exemple de cette opération «circulaire» qui réconforte ses promoteurs en leur permettant de «découvrir» dans la réalité ce qu'ils y avaient introduit sans le savoir : se proposant de créer à Trith-Saint -Léger un «centre d'hébergement» pour ses travailleurs nord -africains, l'entreprise métallurgique Usinor-Valenciennes, réputée pour le paternalisme de ses dirigeants et qui puisait son inspiration dans l'enseignement social de l'AMANA (Secrétariat social de Valenciennes et Études sociales nord-africaines, ancêtres de Hommes et migrations), entreprit en 1950 une enquête préalable sur l'«aspect particulier de la situation des Nord -Africains en France» ; cette enquête, qui devait présider à la conception de l'habitat adopté pour ces ouvriers, concluait par cette série de caractéristiques qu'on allait toutes retrouver projetées dans la construction, l'organisation et le fonctionnement du centre d'hébergement :
1°) «les Nord -Africains en France sont, en général, célibataires ou vivant comme tels» ;
2°) «ils sont souvent manoeuvres ordinaires : ils touchent donc de bons salaires» (sous-entendu, des salaires de bons ouvriers stables) ;
3°) «ils désirent envoyer le plus d'argent possible en Afrique du Nord, il leur est alors difficile de consacrer des sommes importantes au logement et à la nourriture».

Cf. ESNA, Etudes sur le logement des ouvriers nord-africains dans une entreprise importante du Nord de la France, Cahiers nord-africains, 11-12, janv-fév. 1951, pp. 37-40 (cité par Jacques Eloy, Pratique et discours social, ronéo, p. 282).

Ce n'est donc pas sans raison que le logement des immigrés et plus particulièrement le logement qu'on leur destine en propre, comme les «foyers pour travailleurs immigrés», espace souvent spécialement conçu et réalisé à leur intention, doit nombre de ses caractéristiques tant sociales que physiques à la représentation qu'on se fait des" immigrés et, implicitement, à la philosophie sociale qui inspire cette représentation ou qui en est solidaire. Par lui-même, par son implantation, par son architecture, par la disposition interne de son espace, le foyer se trahit comme une résidence particulière, ayant une fonction particulière qui n'est pas seulement de loger, et destinée à des résidents particuliers.

Logement provisoire 
pour travailleurs «provisoires»

L'immigré ne peut être logé qu'en urgence. C'est certainement en raison de cette «urgence», plus qu'en raison de quelque autre contrainte technique (prix, absence de législation en la matière, normes et conditions imposées par les règles de financement du logement social, etc.), que les seules formes de logement mises à la disposition des ouvriers immigrés, d'ailleurs presque toujours contre le paiement d'un loyer, par les patrons et souvent aussi par les associations propriétaires des foyers, furent — et restent encore dans bien des cas — des locaux de fortune : hangars, entrepôts, bâtiments d'usine, voire des usines entières, désaffectés et sommairement aménagés (cuisine, dortoirs, douches, etc.), baraquements de chantier.

Il aura fallu que surviennent de nombreux accidents mortels (incendies, asphyxies dues à des systèmes de chauffage défectueux) pour qu'on en vienne à remédier au scandale que constituent ces «foyers» qualifiés souvent de «foyers-taudis». C'est la formule des logements familiaux de type HLM (3) qui fut adoptée, en raison, semble-t-il, des modalités de financement qui lui sont propres, et peut-être aussi avec l'arrière-pensée que la situation familiale des immigrés pourrait un jour ou l'autre se normaliser et leur famille les rejoindre. Ces appartements furent réaménagés de manière à pouvoir y faire vivre «en une famille(artificielle), 6, 9 ou 10 hommes sans famille» : on se contenta de diviser les pièces des «F 6 familiaux» au moyen des fameuses cloisons devenues un objet de litige, puisque «fragiles et minces, elles laissent passer le bruit, la lumière, les odeurs», et que, constituées souvent -de matière inflammable «elles ne sont pas conformes aux règles de sécurité en raison des grands risques d'inflammation qu'elles comportent». Ainsi, pour les promoteurs des foyers, les «chambres individuelles de 4,5 m² » résultant des transformations apportées aux pièces et aux normes des HLM ont, elles-mêmes, une histoire : après les «resserrements», vinrent les «desserrements», puis de nouveaux «resserrements», si bien qu'il est admis aujourd'hui que la seule solution de rechange aux «chambres individuelles de 4,5 m2 » est celle qui conduit, «compte-tenu (bien sûr) des ressources (minimes) des résidents», aux «chambres collectives plus spacieuses» (4).

Résident provisoire par définition (5), l'immigré n'a à être logé que provisoirement ; travailleur pauvre, il n'a à être logé que pauvrement. Cependant, lors même que le caractère de l'immigré et de son immigration n'est qu'une illusion collectivement entretenue, il permet à tous de s'accommoder du logement précaire, dégradé et dégradant, qu'on assigne à l'immigré. C'est dire à quel point la dissimulation (i.e. l'illusion du provisoire) qui est au principe même de la perpétuation de l'immigration est, ici, nécessaire. Et quand l'immigration cesse, de fait, d'être provisoire alors que le logement le demeure, c'est encore l'illusion du provisoire qui permet de masquer le scandale d'un logement à jamais provisoire.

S'il est un logement qui répond bien à cette définition, logement à titre provisoire pour des hommes eux-mêmes «provisoires» et surtout «sans famille», c'est par excellence l'hôtel. Mais le «foyer pour travailleurs immigrés» n'est pas un hôtel comme les autres. «Hôtel-foyer», il s'identifie avec l'hôtel par certaines de ses caractéristiques, mais il échappe par certaines autres à la logique stricte de l'hôtel et parfois enfreint même cette logique (6). «Hôtel», le foyer peut aussi, en regard de certains de ses aspects, recevoir d'autres dénominations : «meublé», «centre d'hébergement», «foyer-dortoir», «foyer-hôtel», «foyer-appartement», «foyet-logement» ou, mieux «logement- foyer» (7), autant de définitions qui privilégiant chacune un aspect ou une fonction particulière, s'accordent toutes pour refuser au foyer la qualité d'un vrai logement de caractère locatif et au résident la qualité d'un vrai locataire.

Si le foyer se présente comme un logement sans définition juridique précise, comme un logement «spécifique» n'entrant dans aucune des catégories habituelles (8), c'est sans doute parce qu'il est conforme au statut ambigu de l'immigré actuel qui n'est ni un résident vraiment permanent, ni un résident vraiment passager dont le temps de séjour est compté (qu'il lui soit compté ou qu'il le compte lui-même) ; ni un homme marié, chef de famille et vivant avec sa famille, ni un homme réellement sans famille. D'infinies précautions sont prises pour que rien dans le vocabulaire utilisé pour désigner le foyer, le résident, la nature juridique du lien qui unit ce dernier à l'organisme qui le loge, n'incline à identifier le «foyer» avec un vrai logement, le résident avec un vrai locataire et le contrat sur lequel se fonde implicitement l'occupation de la chambre avec un bail ou un contrat de location. Le terme de «résident» s'est substitué à celui de «locataire» ; le «loyer» est qualifié, tantôt de «redevance» (même s'il est reconnu, comme l'affirme la Sonacotra qu'une part de cette redevance correspond à l' «équivalent du loyer», une autre aux «charges communes», la troisième aux «prestations de type individuel»), tantôt de «prestations» (ADATARELLI), de «participation aux frais de gestion» (Sonacotra, Maison du travailleur étranger) ou tout simplement «aux frais d'hébergement» (AFTAM), etc. ; le contrat est assimilé à un engagement «d'adhésion à un règlement intérieur» ou, au mieux, à un «contrat de résidence», à «un titre d'occupation écrit et signé». On accorde à l'immigré l' «équivalent d'un contrat de location» mais jamais un contrat de location, des «droits équivalents à ceux d'un locataire» mais jamais le statut de locataire : «si le statut de locataire, dit la Sonacotra, paraît impossible pour les résidents des foyers-hôtels, des garanties équivalentes leur sont apportées par le nouveau règlement intérieur» (Sonacotra, Dossier 4 : le point sur les foyers, p. 19).

L'ambiguïté dans laquelle on maintient à dessein le statut du «travailleur-immigré-résident-de-foyer», l'incertitude juridique dont on entoure le mode d'occupation de la chambre que le résident habite dans le foyer, autorisent toute une série d'interprétations, tournant toutes et toujours à l'avantage de l'organisme gestionnaire du foyer. Les manipulations auxquelles se prêtent les définitions juridiques du foyer comme logement sui generis finissent par imposer aux résidents, sans contrepartie aucune puisque la qualité de locataires ne leur est pas reconnue, les obligations cumulées communes, d'une part, à presque tous les locataires, les locataires d'appartements (par exemple, l'obligation d'un loyer généralement mensuel et payé d'avance, parfois d'un dépôt servant de caution, le respect de toutes les clauses figurant dans un règlement de location, etc.), les locataires de meublés et garnis (sauvegarde de l'équipement et du mobilier), les locataires de chambres d'hôtel (interdiction de modifier l'agencement des lieux et la disposition du mobilier, interdiction de préparer les repas dans les chambres, de brancher des appareils électriques, etc.) et, d'autre part, aux membres des collectivités hébergées ou «internées» (respect des clauses plutôt disciplinaires figurant dans le règlement intérieur). Inversement, ces mêmes manipulations permettent aux responsables des foyers (organismes constructeurs ou propriétaires des foyers, associations qui assurent la gestion des foyers, responsables des foyers chargés de cette gestion, etc.) de s'octroyer unilatéralement d'une part, tous les droits de tout propriétaire ou administrateur qui donnerait un logement quel qu'il soit en location, à savoir les droits, très étendus, des gérants d'hôtels, les droits des loueurs de meublés dispensés de l'obligation de maintenir leurs locataires dans les lieux jusqu'à décision de justice, etc., d'autre part, les droits reconnus aussi à toute institution hébergeant, souvent à d'autres fins que le simple logement, une collectivité.

A l'indétermination juridique de la nature des «foyers pour travailleurs immigrés», qui deviennent ainsi des «logements (juridiquement) à part» auxquels il n'est décidément pas facile de donner un nom, correspond en fait la situation, elle aussi indéterminée et sans statut précis, des immigrés, «sujets à part» (ce ne sont pas des citoyens). Le statut (ou l'absence de statut) du logement pour immigrés, le statut des résidents dans ces logements, ne sont-ils pas déterminés, en dernière analyse, par la qualité d'étrangers de ces résidents ? Il n'aurait pas été nécessaire de prévoir par exemple des dispositions spéciales (elles font l'objet d'un projet de loi) pour assurer «la reconnaissance institutionnelle et organisée de l'expression collective (des résidents» et pour «organiser cette représentation collective au moyen de comités de résidents ou de conseils de mai son» (9), si, en raison de leur qualité d'étrangers (i.e. de non-Français), il n'était pas interdit aux résidents des foyers de se constituer en association de défense, à l'instar de tous les autres co-locataires ou co-propriétaires (de nationalité française) d'un immeuble collectif. Faut-il instituer maintenant pour l'immigré, après l'avoir privé d'un «droit ordinaire», un droit presque «extraordinaire» qui ne manquera pas d'apparaître comme un «sur-droit» ?

Les immigrés et à leur suite, plus largement, tous les résidents de tous les foyers (foyers de jeunes travailleurs, foyers de personnes handicapées, d'étudiants, foyers de personnes âgées, etc.) deviendraient ainsi, de tous les locataires de leur logement, les seuls à détenir le droit de se faire représenter par des comités élus. Si la revendication, tenue pour essentielle par les résidents des foyers, de la reconnaissance de leur statut de locataire se heurte à une vive opposition et est déclarée irrecevable, c'est sans doute parce que l'enjeu réel est, ici, non pas la simple question de la nature juridique de la relation au logement en foyer, mais la condition même de l'immigré.


Un hôtel pas comme les autres

En tant qu'il est un hôtel - cela dans le meilleur des cas, car il est encore des foyers qui ne sont que des dortoirs -, le foyer est «légitimement» amputé d'une partie des fonctions sociales qu'assure ordinairement le logement, même s'il faut, par la suite, les réintroduire après coup et de manière artificielle. Réduit à n'avoir de fonction que celle de gîte, il se désigne ainsi comme le logement adapté à des hommes eux-mêmes réduits à leur seule fonction de travailleurs (10). Parce qu'elle n'est rien d'autre (et n'a à être rien d'autre) qu'un lieu de sommeil, la chambre de foyer n'a pas à recevoir autre chose qu'un lit et n'a donc pas à être plus grande qu'elle n'est ; travailleur acharné, occupé la journée entière, parfois la nuit aussi, sur les chantiers et dans les usines, l'immigré n'a, à la limite, besoin de sa chambre que pour y dormir et rien d'autre. Que lui importe, par conséquent, que sa chambre soit spacieuse puisque, éternel voyageur sans bagage, il n'a rien à y déposer - si ce n'est sa fatigue de travailleur -, n'a rien pour la meubler — si ce n'est son inséparable valise (son seul compagnon des allers-retours cycliques qui font de lui un perpétuel résident provisoire) - ? Nomade nouvelle manière, un «immigré avec des meubles» reste difficilement pensable. Ni son statut (il vit seul et, en théorie, il n'est là que provisoirement et seulement pour travailler), ni ses revenus (faibles et, en théorie, destinés à être économisés plus que dépensés) ne lui permettent de s'entourer de meubles dont il n'a d'ailleurs que faire : «7 m² , c'est peu ; mais pour un travailleur pour dormir, ça suffit» ; «il ne s'agit plus d'hommes, mais seulement de travailleurs et ils ne sont là que pour dormir» (11).

L'idée que l'immigré n'a que sa «valise» pour seul bagage est tellement forte que la mesure de «l'aide au retour», inventée et mise en application par Stoleru pour réduire le nombre des immigrés, n'a pas prévu, en même temps que le billet de retour de l'immigré, une indemnité pour son déménagement, ni même pour un éventuel excédent de bagages ; cette même idée semble tellement partagée que, hormis les intéressés dont les réclamations et les protestations comptent peu et sont peu entendues, il ne s'est pas trouvé une voix pour s'indigner de cette carence particulièrement significative : corps sans biens, l'immigré est renvoyé comme tel. Cette représentation de l'immigré «disponible», que rien n'enracine dans l'immigration, ni objet, ni projet est aussi celle que l'immigré a de lui-même ; ne dit -il pas lui-même dans une de ses chansons satiriques, ironisant sur sa propre condition :
«thabalis-th (une «valisette»)
thakousthim-ts (une «costumette»)
thagamil-ts (une petite «gamelle»)
thafarchita-ts (une fourchette)
thamousa-ts (un couteau, mais un petit couteau ridicule et inoffensif),
Et me voilà sur les routes !»

Le «foyer-hôtel» demande à être occupé comme un hôtel. Telle la chambre de l'hôtel dont la fonction est d'héberger seulement des passagers, la chambre de foyer. d 'immigrés est garnie ; elle est meublée, elle aussi, mais plus modeste menqtu e dans le plus modeste des hôtels, du strict mobilier nécessaire à une personne vivant seule et presque tout le temps dehors : un lit d'une place, bas et souvent rabattable, une penderie -vestiaire, une chaise, plus rarement
une table.

En raison de l'ambiguïté de ses fonctions et de son statut, le foyer s'aligne sur l'hôtel, toutes les fois que cela peut répondre à certaines de ses exigences: ainsi, à la manière de la chambre d'hôtel dont l'occupation se passe de tout contrat de location, puisqu'il est patent que l'hôtel n'héberge que des clients de passage, c'est-à-dire pour un séjour limité, susceptible, certes, d'être prolongé ou renouvelé, mais dont l'unité de compte reste toujours la journée (ou la nuit), le foyer met à la disposition des résidents (on s'interdit de parler de locataires) des chambres ou des lits, sans qu'aucunc ontrat ne soit passé entre le preneur et le bailleur. C'est précisément l'absence de bail ou de contrat explicite de location définissant les droits et les obligations de chacune des parties, qui rapproche le plus le foyer de l'hôtel et la situation du résident dans le foyer de la relation que le client entretient avec l'hôtel et avec l'hôtelier. Même s'il paie par un véritable loyer l'hébergement et les services que lui assure le foyer — qu'il use ou non de ces services —, le résident n'est, à proprement parler, ni un locataire, ni même un sous-locataire (en supposant que l'association gestionnaire du foyer puisse être considérée comme le locataire principal). Locataire, en fait, mais sans contrat de location, locataire de sa chambre (ou de son lit) au mois, mais sur la base d'un prix qu'on s'évertue à calculer ou à rapporter à la journée (12), le résident d'un foyer pas plus que le client d'un hôtel ne peuvent, par exemple, jouir du droit au maintien dans les lieux dans les mêmes conditions que le locataire d'un logement ordinaire. Placé dans la position de l'hôtelier, le responsable du foyer s'autorise souvent de ce fait pour user à l'égard des résidents des droits du gérant de l'hôtel : l'hébergement n'étant acquis que pour la période d'occupation de la chambre déjà réglée à l'avance, le directeur du foyer peut toujours refuser de prolonger cet hébergement, comme il peut prononcer l'expulsion d'un résident.

En contrepartie de la faculté donnée ainsi au logeur, le résident peut, à son tour, quitter le foyer sans être astreint à un long préavis (quelques jours seulement), presque de la même manière qu'un voyageur quitte l'hôtel ; il peut surtout abandonner provisoirement sa chambre, pendant les congés annuels par exemple, et la retrouver plus tard (mais dans la mesure seulement où il y a toujours des places disponibles) sans avoir à payer un loyer pour la réserver durant la période d'absence.

Se prévalant de la dénomination d'«hôtels» quand cette appellation les arrange, les foyers-hôtels se distinguent des hôtels par un grand nombre de caractéristiques. Ils font exception, déjà, en offrant certains services inhabituels de la part d'un hôtel et en se dispensant, par contre, de certains autres pourtant élémentaires et essentiels ; mais ils se distinguent de manière encore plus significative par leur répartition géographique et par leur lieux d'implantation : installés le plus souvent dans les régions à forte concentration industrielle qui sont aussi les régions aux plus fortes concentrations de populations d'immigrés, ils sont localisés presque toujours dans la péri phérie des zones urbaines (13).

Le foyer, une communauté impossible

Différent de l'hôtel et de tout autre logement, le «logement-foyer» se présente sous les apparences d'une communauté. Certes, le fait de partager un même espace et, à l'intérieur de cet espace, les mêmes conditions de logement comme les mêmes conditions de vie (mêmes revenus et mêmes budgets, mêmes repas préparés souvent dans le même temps et le même lieu), la même discipline (celle qu'imposent le même règlement et la même autorité de contrôle), les mêmes activités (tâches domestiques ou activités de loisir) et souvent suivant le même rythme, etc., tout cela ne peut que renforcer le sentiment que les immigrés éprouvent de leur proximité sociale, de leur solidarité, voire de leur communauté de destin. Cependant, même s'ils sont soumis aux mêmes règles — celles qui ordonnent la vie dans les foyers et, plus largement, celles qui distinguent en propre les immigrés —, même s'ils font l'objet du même traitement social, celui qui est réservé, en gros, à tous les immigrés et plus particulièrement à la fraction qui est rassemblée dans les logements collectifs, les résidents des foyers restent des individus épars et distincts. La «communauté» qu'on veut ainsi fonder à l'occasion ou sur la base de l'unité de résidence est en réalité indépendante de cette unité. Simple abstraction ou donnée a priori, la communauté postulée entre les résidents d'un même foyer existe plus, semble-t-il, dans la représentation qu'on se fait des immigrés que dans la réalité sociale qu'ils constituent : elle procède de la perception confuse du monde de l'immigration comme doté d'une cohésion interne, simplement parce qu'il est un monde distinct. C'est, sans aucun doute, la tendance à percevoir les immigrés comme une catégorie homogène qui incite le plus à vouloir, en les regroupant dans le même habitat, les constituer en une communauté intégrée, alors qu'ils ne forment, somme toute, qu'un amalgame d'individus ou de groupes d'individus que sépare, en dépit du statut et de la condition sociale qu'ils partagent, toute une série de différences dans les itinéraires particuliers, dans l'histoire sociale de chaque mouvement national d'émigration, dans leur position au sein de cette histoire, etc.

Au fond, ne s'autorise-t-on pas du préjugé identifiant les uns aux autres tous les immigrés d'une même nationalité, d'une même ethnie ou d'un groupe de nationalités (les Maghrébins, les Africains noirs, etc.), pour faire passer dans la réalité et pour mettre en oeuvre dans la pratique, en toute légitimité et en toute liberté, l'illusion communautaire ? Ainsi, la perception naïve et très ethnocentrique qu'on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire. Il s'y ajoute, dans le cas des immigrés algériens et plus largement marocains et tunisiens, la représentation de la «nature» psychologique «arabe», telle qu'elle est vulgarisée par les «spécialistes» de «la mentalité primitive», de «l'âme et de la psychologie nord-africaines, musulmanes» (anciens officiers des affaires indigènes ou musulmanes, anciens militaires ayant eu sous leur commandement des soldats nord -africains, anciens missionnaires, anciens administrateurs et anciens juges dans les colonies, médecins, psychologues, etc.). Cette «nature» est présentée comme éminemment contradictoire afin, sans doute, de justifier les propos contradictoires qu'on tient sur ces immigrés-là, les réalisations contradictoires qu'on leur propose : «nature» grégaire, qui ne peut supporter l'isolement individualiste, qui ne peut être satisfaite que par la vie en groupe, «patriarcale»,«tribale», etc. — ce qui équivaut, en réalité, à stigmatiser l'absence des qualités «individuelles» ou du sens de l'individu, vertu cardinale du système social dans lequel est engagé l'immigré — mais, en même temps, «nature» individualiste, au mauvais sens du terme, bien sûr, c'est-à-dire «égoïste», dans la mesure où elle n'est capable d'aucun «sacrifice» ni d'aucun détachement par rapport à l'instant et à l'intérêt immédiats (14).

Cette «nature», intrinsèquement contradictoire va, déterminer la forme de l'habitat considérée comme capable de concilier les tendances antagonistes qui portent cette population simultanément vers le «regroupement» et vers l'individualisme» ; elle servira tantôt à justifier les «dortoirs» et les lits accumulés dans la même petite pièce («après tout, ils ont l'habitude de tout partager entre eux, de vivre ensemble, de s'entraider») (15), tout en louant les effets d'individuation dus aux nouvelles conditions de logement, tantôt à dénoncer les quelques manifestations communautaires, parce qu'elles sont contraires à l'esprit et à la lettre du règlement intérieur (mesures de solidarité, hébergement clandestin, etc.) ou, à l'inverse, les comportements revendicatifs jugés trop «individualistes», voire «égoïstes» et «mesquins», uniquement parce qu'on les trouve de peu d'intérêt et parce qu'on les estime disproportionnés par rapport au but visé. La «natuxe» incertaine, irrémédiablement vouée aux contradictions, qu'on prête aux immigrés, jointe à la perception globale qu'on a d'eux comme formant une catégorie homogène, est certainement à l'origine de l'indignation qu'on éprouve quand, par exemple, un désaccord et à plus forte raison une dispute surgissent entre les résidents (très fréquemment de nationalités différentes) ou, plus ordinairement, devant les réactions des immigrés qu'on trouve «trop durs les uns pour les autres» : «ils ne se pardonnent rien» ; « ils ne peuvent même pas s'entendre entre eux (sous-entendu : eux qui sont, pourtant, compatriotes ou de la même condition), il faut que chacun paie pour soi et au centime près ce qu'ils ont consommé en eau et en électricité» (16) ; «ils ne peuvent pas se mettre d'accord, vivre en paix et ne pas se disputer» - la «paix» et l'ordre au sein de la population immigrée sont aussi une des fonctions des foyers, une fonction qui n'est pas toujours facile à réaliser.

Comme si elle était, elle-même, ignorante de ses propres effets et comme si elle n'hésitait pas, au besoin, à les contredire, c'est toute l'institution du logement en foyer qui, prenant prétexte des «traditions communautaires» attribuées aux immigrés, est amenée à faire, quand cela l'arrange, une surenchère sur la solidarité «traditionnelle», au point de vouloir la réimposer. La contradiction est-elle, comme on le postule, dans l'objet luimême, c'est-à-dire dans la nature même de l'immigré ? Ou, au contraire, est -elle une simple projection des conditions sociales qui ont présidé à la constitution de l'objet, c'est-à-dire à la constitution de l'immigré et, plus particulièrement, à la manière dont on en assure la gestion ?

Regroupement d'individus occupant le même espace et participant plus ou moins aux activités que cet espace leur propose (cuisine, salle de télévision, cercle de réunions, cercle-bar, office de prière, terrain ou salle de sports, etc.), le foyer est à l'habitat en hôtels, meublés et garnis, dans lesquels les immigrés se retrouvent et reconstituent des communautés relativement mieux intégrées, ce que, dans un autre champ spatial, le logement de type HLM, lieu de résidence collectif, est au bidonville et même dans certains cas à la cité de transit ou d'urgence — milieux de vie communautaire. De la même manière, les résidents des foyers sont aux immigrés habitant les meublés des quartiers d'immigrés ce que, dans une certaine mesure, les locataires des HLM sont aux occupants des bidonvilles : alors que le foyer (comme la cité des HLM) se peuple selon un processus administratif, ne prenant en compte que les individus (chaque résident est une unité), c'est-à-dire leur situation administrative pour ne pas dire leur seule solvabilité ainsi que les garanties qu'ils peuvent offrir (17), le meublé accueille, selon des mécanismes d'agrégation d'une autre nature, des immigrés se connaissant déjà, originaires d'une même région, appartenant aux mêmes unités sociales et, souvent, unis par des liens de proche parenté. Dans un cas, la communauté entre les résidents du foyer est à créer à partir de l'espace commun et des conditions de vie qu'il impose et elle est appelée à disparaître sitôt que cesse la cohabitation ; dans l'autre cas, la communauté entre les co-locataires occupant un même hôtel ou une série de chambres dans un même meublé préexistait à la cohabitation et, certainement, lui survivra. On peut même dire que c'est cette communauté qui permet la cohabitation, qui la justifie en tout cas au point d'autoriser, par exemple, un père et un fils ou deux frères à partager la même pièce : parce qu'elle est légitimée de la sorte, la promiscuité objective due à l'exiguïté de l'habitat est, ici, niée comme promiscuité pour n'être qu'une proximité rendue licite et, de ce fait, acceptée. A l'inverse, parce qu'elles sont le résultat d'une proximité imposée et parce qu'elles n'ont pas — ou si elles l'avaient eue, elles l'ont perdue — cette intensité des relations fraternelles qui soudaient dans leur quartier ancien, les communautés des immigrés, les relations entre les résidents d'un même foyer sont condamnées, sauf exceptions, à rester superficielles et occasionnelles. Elles font l'objet d'une double dénonciation, en apparence contradictoire : en même temps qu'on se plaint d'être «isolé», c'est-à-dire éloigné de l'atmosphère vivante de l'habitat des vieux quartiers (qu'on continue d'ailleurs à fréquenter), des relations qu'on y a laissées (et qu'on continue à entretenir) ou qu'on peut y faire, on se plaint également, et paradoxalement, de la promiscuité à laquelle oblige le foyer et qui, au fond, n'est, ici, que de la simple proximité vécue comme imposée et comme illégitime parce qu'elle échappe aux règles habituelles d'agrégation (18 ). Aussi n'est-il pas surprenant que pour éviter que le champ de leurs relations ne se rétrécisse et se limite à celui que leur impose le foyer (la collectivité des résidents, circonscrite à l'intérieur du foyer), les résidents retournent dans leur ancien quartier ou aillent dans le quartier des immigrés pour faire leurs achats selon leurs goûts et selon les habitudes qu'ils y ont prises mais, plus sûrement encore, en raison des prix plus avantageux (viande et autres produits alimentaires, vêtements, tissus, etc.), pour y retrouver leurs amis et parents, leurs anciennes activités de loisir, leurs distractions, celles-là mêmes que l'équipement du foyer pourrait pourtant leur offrir.

Le logement en foyer, dans ces conditions, isole les résidents, les uns des autres, à l'intérieur même du foyer, et les isole des autres immigrés, plus qu'il ne contribue à les rapprocher et à les unir. En cela, il s'oppose fortement aux meublés et garnis, le logement traditionnel des immigrés, où tout porte à perpétuer les anciennes solidarités ; alors que les exigences de la vie urbaine, la logique même du travail salarié et de l'économie monétaire tendent à affaiblir ces solidarités, les contraintes qui pèsent sur les immigrés les obligent, au contraire à resserrer les liens de mutuelle assistance qu'ils croient devoir se porter. A la limite, c'est toute une forme originale d'adaptation aux conditions de vie dans l'immigration qui est ainsi rendue possible par la cohabitation qui impose une forme particulière d'indivision : un même toit appelle à la longue une même cuisine et celle-ci, en partie, un même budget.


« Je m'entends bien avec tout le monde (tous les résidents du foyer) ; mais j'arrive, je monte dans ma chambre et je ne sors plus. Si je quitte ma chambre, c'est pour regarder un peu la télévision, juste la télévision et je remonte chez moi (...). Oh non ! Tu ne peux pas regarder la télévision tout le temps, durant toute une heure, pendant toute la soirée. Elle est dans le «café» (l'interviewé continue à désigner du terme elqahwa, café maure, la salle en sous-sol que tous les autres résidents appellent communément «bar» selon la terminologie officielle) il, y a trop de bruits, de chahut ; on y joue aux cartes, aux dominos, on boit, tu ne peux pas être tranquille pour «te faire spectateur». Alors, je passe, je jette un coup d'oeil un petit moment, c'est tout (...). Et puis, il faut boire, je n'aime pas cela (...). Pourquoi ? Cela n'a pas de sens. Un café, je le prends avec toi, avec un ami, avec des amis que j'ai plaisir à retrouver, avec qui j'ai plaisir à bavarder. Là, très bien ; là, d'accord. Nous nous retrouvons dehors, je t'invite, tu m'invites, très bien ; cela fait plaisir. Ici, tu rentres (dans la salle du bar), tu demandes ton café ou ton thé, tu le bois seul comme un «sauvage» (elwahchi. un solitaire), debout, au comptoir ou tu le transportes sur une table dans un coin. Ce café-là, je le bois dans ma chambre ou alors dans la cuisine. Mais tu as vu la cuisine ? Tu as vu comme elle est sale ? Si je pouvais, je n'y mettrais jamais les pieds. Combien de fois, je leur ai dit (expression qui signifie en réalité : «combien de fois, je me suis dit» ou «me suis imaginé leur dire, si je le pouvais») (...). Tu prépares ton repas, ça va ; il vaut mieux encore le faire dans la cuisine que dans la chambre - la chambre restera toujours propre-, mais après cela, il aurait fallu qu'on puisse monter tout dans la
chambre pour manger tranquillement (...). Seul ou avec ses compagnons (de chambre), comme on veut ; je suis seul dans ma chambre, il n'y a qu'un lit. Il est interdit de manger dans la chambre (...). Je voudrais bien t'inviter dans ma chambre, te préparer un café, un «pot» de thé ; nous le prendrions ensemble, mais cela est interdit. Tu viens me voir ici, chez moi -je t'ai donné mon adresse, je t'ai dit que j'habite à tel endroit-, tu es venu, mais je ne suis pas chez moi. Ce n'est pas chez toi, quand quelqu'un arrive à ta porte et tu lui dis : «Viens, nous sortons pour bavarder, pour prendre un café, pour manger». C'est une chose que je ne comprends pas ; cela fait cinq ans que je suis ici (dans le foyer),
je n'ai pas encore compris. Avant ce n'était pas beau, ce n'était pas «luxe», là où j'habitais, mais j'étais chez moi (...). Ici, tu habites mais tu n'es pas chez toi ; personne n'est chez lui, ici ; nous ne sommes pas chez nous («chez toi», «chez lui», «chez nous» : cela désigne, bien sûr, le foyer mais, peut-être, aussi toute la France) (...). Je connais tout le monde, mais avec tout le monde : «Bonjour, ça va, ça va, tant mieux...». Il y en a que je connais depuis très longtemps... Oui, bien avant que nous nous retrouvions ici (dans le foyer), il y en a même du «pays». J'ai eu deux parents qui ont habité ici, ils sont partis maintenant, mais ici, dans le foyer, c'est comme tout le monde. Nous sommes amis, nous sommes du même pays, des frères dehors, quand nous sommes entre nous ; mais ici, quand nous sommes là entre nous, quand nous rentrons, chacun reprend sa place (...). Ah oui, j'ai vu cela : dehors, ce sont des amis, mais ici, ils sont comme tout le monde (...). Le gérant, je n'ai rien à en dire personnellement. Il fai t son travail, je suppose. Je n'ai jamais eu affaire à lui ; ce que je dois, je le paie tout de suite. Nous avons arrêté de payer (les loyers), mais pour moi c'est comme par le passé : l'argent (du loyer) est là (mis de côté). Tu ne vas pas habiter sans payer : un jour ou l'autre, il faudra tout payer : tout se paie, il n'y a que Dieu qui est Eternel ! (...). En vérité, depuis que je suis ici, jamais quelqu'un (de l'administration) n'est entré dans ma chambre en mon absence. Je dis «ma chambre», mais non. Ce n'est pas ma chambre ; ils sont chez eux, ils peuvent entrer autant qu'ils voudront et quand ils voudront. Je paie mais je suis chez eux, le foyer est à eux (...). Ce qu'il y a ici : tu n'es pas chez toi, ni dans le foyer, ni dans ta chambre. Il n'y a rien, même la chose la plus insignifiante, il n'y a rien que tu dises ou que tu fasses sans que le gérant le sache : tu te disputes, tu te mets en colère ou tu t'entends bien avec tel ou tel autre, le gérant est informé ; pour le moindre petit incident, il vient voir, alors cela devient une grande chose. C'est la raison pour laquelle, mieux vaut régler tes affaires dehors. Rentré ici, ta chambre, ton lit et rien de plus ! ».

Un résident du foyer Sonacotra de Romainville : immigré comptant plus de 28 années de travail en France et approchant aujourd'hui de la retraite. Il avait habité, jusqu'à la démolition de l'immeuble, «le café de quelqu'un du pays» comme il dit, probablement une chambre d'un petit hôtel attenant au café que tenait un autre immigré originaire du même village que lui. Il avait rejoint au foyer de Romainville son fils qui y logeait déjà depuis quelque temps (son fils semble être rentré définitivement en Algérie). Mal à l'aise dans l'espace du foyer qu'il «ne peut comprendre» et encore moins maîtriser, il se résigne à en faire un usage minimum, continuant à vivre pour tout le reste hors du foyer.


La cohabitation dans une pièce commune impose un certain nombre de dépenses communes, non seulement celles qui sont liées au logement (le loyer, bien sûr, la consommation d'électricité, de gaz, d'eau, les frais d'entretien de la pièce, etc.), mais aussi celles qui concernent la nourriture. Ainsi, ce ne sont pas seulement les repas préparés en commun, souvent par une même personne (la plus experte, la plus disponible en raison de son emploi du temps, ou à tour de rôle), et les
dépenses entraînées par ces repas, qui sont partagés, c'est souvent l'ensemble du budget qui est commun. Acte premier de la solidarité qui s'impose aux différents groupes d'immigrés — ne dit-on pas du nouvel immigré qu'on accueille qu'«il a fallu l'ajouter à la communauté parce qu'on ne peut le laisser dehors» ? —, la cohabitation impose d'autres solidarités à commencer par l'obligation d'offrir le couvert à la personne à qui on offre le gîte ; c'est souvent aussi que le groupe qui partage la même chambre prend en charge et se partage, en cas de nécessité, le loyer du compagnon défaillant ainsi que tout un ensemble d'aides (prêts d'argent, crédit, services, etc.).

«On ne peut pas manger et laisser (l'autre) regarder (manger)» : cet impératif qui, en temps ordinaire, valait déjà pour les simples relations de voisinage, s'impose avec plus de force lorsqu'il s'agit des relations de cohabitation ; la cohabitation contraint chacun à se soumettre aux mêmes règles de vie et, ici, aux mêmes règles de dépenses. Partager le même espace, le même habitat et, par suite, plus largement, les mêmes conditions de vie, revient à perpétuer, en dépit des transformations qui peuvent se produire dans les autres domaines de l'existence des immigrés, une manière d'être (immigré) caractéristique d'un certain état de l'immigration, c'est-à-dire une certaine représentation que les immigrés ont solidairement d'eux-mêmes, de leurs relations avec leur pays d'origine et avec la société française qu'ils côtoient. De tous les facteurs qui contribuent à assurer l'intégration des groupes d'immigrés, l'habitat est sans doute celui qui agit le plus efficacement, et cela d'autant plus qu'il est plus déficient, plus misérable, plus discriminatoire. La cohabitation dans le même type de logement ou le même quartier, quand ce n'est pas dans la même chambre, ainsi que l'indivision qui lui est liée, constituent la défense majeure contre la dissolution des communautés d'immigrés, contre leur éparpillement, contre l'individuation que favorisent les nouvelles conditions de vie et, corrélativement, contre le relâchement des liens avec le groupe d'origine et, plus largement, avec le pays. Si de nombreux immigrés répugnent toujours, sauf cas de nécessité, à délaisser l'habitat qu'ils partagent avec d'autres compagnons — de même qu'ils s'opposent à ce que d'autres immigrés, notamment les jeunes, quittent cet habitat —, c'est sans doute parce qu'ils ont confusément conscience que la communauté d'habitat est le fondement de la vie communautaire qu'ils parviennent à reconstituer tant bien que mal. En même temps qu'il témoigne de la bonne intégration à cette vie communautaire, ce refus tend, par un effet en retour, à renforcer et à perpétuer, hors du contexte d'origine, l'intégration de ces petites formations en lesquelles les immigrés aiment se retrouver, à la fois par nécessité et par obligation. On comprend de la sorte que se «désolidariser» de l'habitat des immigrés, ne serait-ce qu'en allant résider dans un «foyer pour travailleurs immigrés», c'est, d'une certaine manière, se désolidariser de toute la communauté des immigrés à laquelle on continue d'appartenir.

Aussi, les immigrés résidant dans les foyers, surtout quand ils font de cette résidence l'occasion de prendre des distances avec les autres immigrés du même groupe d'origine, se distinguent -ils (sauf cas contraires à analyser) de ceux qui continuent à vivre dans les garnis ou meublés et les collectivités qu'ils sont amenés à constituer ou, plus exactement, dans lesquelles ils se trouvent pris, se distinguent elles aussi des petites commun autés, infiniment plus soudées et plus intégrées, qui se sont forgées surgía base d'un habitat plus «traditionnel». A cet égard, ce n'est pas sans raison que la représentation des différentes catégories de la population immigrée (établies principalement selon la nationalité et la période d'arrivée en France) parmi l'effectif total des résidents des foyers n'est pas proportionnelle à leur importance globale. A titre d'exemple particulièrement illustratif, on peut comparer sous ce rapport les immigrés algériens et les immigrés originaires d'Afrique noire. Alors qu'ils constituent (après les Portugais) la communauté la plus nombreuse et, surtout, la plus ancienne et alors qu'ils devraient être encouragés à préférer le mode de logement en foyer, puisque l'organisme le plus important de l'institution des «foyers pour travailleurs immigrés» (la Sonacotra) ainsi que le fonds qui sert à financer la construction et la gestion des foyers (le FAS) (19) étaient, à l'origine, destinés exclusivement aux «travailleurs musulmans d'Algérie en France», les immigrés algériens, même s'ils sont majoritaires dans certains foyers (ils fournissaient, en 1979, près de 47% de l'effectif des résidents des foyers de la Sonacotra), y sont relativement peu représentés dans l'ensemble. Sans doute, leurs réticences à l'égard de ce type de logement s'expliquent-elles, en partie, par les possibilités qu'ils peuvent trouver ailleurs, c'est-à-dire auprès des leurs, comptant sur la somme des solidarités qu'ils savent pouvoir mobiliser. A l'inverse, arrivés plus récemment en France, à une époque où il devenait extrêmement difficile, sinon impossible, aux nouveaux venus de «s'approprier» un espace disponible même dans les périmètres concédés aux immigrés, les immigrés d'Afrique noire n'avaient d'autre ressource pour se loger que le foyer : c'est ainsi qu'ils ont pu, dans les cas au moins où ils étaient majoritaires, investir cette structure à la manière d'un espace communautaire, c'est-à-dire avec les dispositions sociales que requiert la vie en communauté (à la manière dont certains autres immigrés, notamment les immigrés algériens, ont investi le logement en hôtels, meublés et garnis).

Fait notable des années 1960, l'immigration en provenance d'Afrique noire (le nombre des immigrés d'Afrique noire est passé de 17 800 en 1962 à 33 000 en 1968 et à 81 850 en 1975) a suscité, dès ses débuts, un certain nombre d'initiatives qui, par la médiation d'associations «philantropiques» constituées à cet effet, telles que l'AFTAM (Association pour la formation technique de base des travailleurs africains et malgaches, fondée en 1962, avant de devenir en 1966, l'Association pour l'accueil et la formation des travailleurs migrants), l'ASSOTRAF (Association pour l'aide aux travailleurs africains), la Soundiata, etc., se sont efforcées de régler le problème immédiat de leur accueil et de leur hébergement en créant et en prenant en gestion des foyers réservés presque exclusivement à leur intention. Ainsi, en raison, d'une part,des différences sociales et culturelles (âge, scolarisation, qualification professionnelle, revenus, origine rurale ou ruraux déjà urbanisés, origine paysanne ou ruraux «dépaysannés», etc.) qui distinguent les immigrés (ou groupes d'immigrés) et déterminent des attitudes différentes à l'égard des différentes formes d'habitat et, d'autre part, des différences dans les processus qui ont conduit ces différentes catégories d'immigrés à résider ensemble dans les mêmes foyers, le mode de logement en foyer opère une distinction en deux groupes. D'un côté ceux qui, parce qu'ils réunissent les conditions économiques et culturelles d'une transformation globale des dispositions économiques (esprit de calcul, émergence de l'individualisme en tous les domaines, autant de dispositions en corrélation avec les exigences inscrites dans le type de logement qu'est le foyer), s'avèrent aptes à faire de l'accès au foyer l'occasion d'une restructuration du système des pratiques qu'on observe, par exemple, dans leur gestion du budget, dans leurs activités de loisir ou encore dans leurs relations avec leurs compatriotes, dans leur attitude à l'égard de leur communauté d'origine et à l'égard de la société française, etc. De l'autre côté, ceux qui, parce qu'ils n'ont ni les moyens culturels ni les dispositions que requiert le logement en foyer, ont le sentiment qu'en emménageant dans le foyer ils ont tout perdu, d'un côté, sans gagner grandchose, de l'autre. Ils ont tout perdu dans la mesure où il leur est interdit de reconstituer sur place l'équilibre économique et social qu'ils avaient réalisé dans leur ancien habitat ; ils n'ont rien gagné, parce qu'ils ne peuvent substituer à l'équilibre perdu un autre équilibre construit sur de nouvelles bases.

Dans le logement traditionnel, dans les meublés et garnis, le système de relations en vigueur entre les différents occupants, voire entre ces derniers et le propriétaire quand il est lui-même immigré (celui qu'on appelle, souvent un peu trop à la légère, un «marchand de sommeil»), constitue, à coup sûr, grâce à la solidarité qu'il met en oeuvre, une garantie de sécurité pour celui des occupants qui ne peut momentanément payer son loyer : la pire et extrême sanction, ici, étant d'être renvoyé, mais renvoyé sans procédure judiciaire, sans poursuite ni sommation d'huissier et souvent sans frais et sans dette — car on ne réclame rien à celui dont l'insolvabilité est connue de tous. Dans le cas du logement en foyer, la règle administrative et comptable, avec l'anonymat et la rationalité abstraite qu'elle postule, ne manque pas de déchaîner, quand elle se met en branle, l'énorme et froide mécanique du procès en non-paiement avec toutes les conséquences morales, sociales et pécuniaires ; ce n'est que maintenant, après un conflit extrêmement long et dur avec les résidents de ses foyers, que la Sonacotra, par exemple, découvre combien est excessive, dans le cas d'ouvriers peu payés et mal assurés de la stabilité de leur emploi, la rigueur que le règlement administratif affiche dans la perception à échéance fixe des redevances mensuelles, et qu'elle songe à atténuer cette rigueur.

De la même manière, contrairement à ce qui est de règle dans l'habitat — exigu jusqu'à la promiscuité— en meublés et garnis, disposer dans le foyer d'une pièce commune à l'étage destinée à servir de cuisine et de salle où prendre les repas (on n'oserait dire «salle à manger»), disposer dans cette pièce de feux individuels (en nombre insuffisant), ne suffit pas à amener les résidents à partager la même cuisine, à la préparer en commun (ensemble ou à tour de rôle) et surtout à partager la partie de leur budget consacrée à la nourriture. Toute l'organisation du foyer (son organisation spatiale et la répartition des activités dans des lieux prédéterminés chacun par un usage particulier) s'oppose à la reconstitution spontanée d'activités véritablement communautaires. C'est pourquoi le foyer se présente pour un grand nombre de ses résidents comme un espace contradictoire : d'un côté, bien qu'il soit commun à tous ses occupants, il ne tolère cependant ni partage ni participation communautaires ; de l'autre côté, lieu géométrique d'activités que les nouvelles conditions de vie et de logement ont '«individualisées» (entre autres exemples, chaque résident a sa cuisine propre et, corrélativement, son budget propre, son temps de cuisson et son heure de repas propres, en attendant de disposer d'un «casier réfrigéré» particulier dans la salle de cuisine collective, etc.), il ne peut cependant être traité comme une somme d'espaces «individualisés», ce qui exigerait que l'espace privé de chacun soit rigoureusement délimité, défini et investi d'une fonction univoque.


La commensalité impossible

II n'est que d'observer les résidents dans leur «cuisine-salle à manger» au moment des repas, autour de la grande table disponible, les uns en train de manger, les autres en train de préparer les denrées à faire cuire, pour se rendre compte à quel point l'espace, tel qu'il est conçu et aménagé, peut imposer l'«intention» qui l'habite ; dans quel désarroi il peut jeter ceux qui ont à l'occuper sans être en mesure de se conformer à cette intention. A l'ancienne solidarité qui imposait à tous ceux qui cohabitaient dans la même chambre de s'aligner sur le niveau de dépenses et de consommation le plus bas (niveau compatible avec les moyens du plus démuni ou de celui qui a les plus grands besoins), se sont substituées dans le foyer des habitudes de méfiance, d'imitation, donc de rivalité, qui incitent à une surenchère dans la consommation, la règle s'étant instituée de consommer comme le voisin, voire plus que le voisin, sinon de «déménager» (i.e. de ne plus habiter près de lui, à plus forte raison avec lui). Contraints, en préparant leurs repas dans une pièce (appelée «salle-cuisine», «salle commune», «tisanerie», etc.) ouverte à tous et perçue, pour cette raison, comme une sorte de «lieu public», d'étaler ce qu'ils mangent et ce dont ils vivent — c'est toujours trop ou trop peu -, ce n'est pas sans une certaine gêne, un sentiment de honte, voire de culpabilité, que les résidents s'acquittent furtivement, «à la sauvette», de leur corvée (sociale) de cuisine ; ni sans malaise qu'ils prennent ces repas préparés devant témoins mais appelés à être consommés individuellement devant ces mêmes témoins qui ne peuvent être ni totalement ignorés, ni traités comme de vrais commensaux. N'osant pas s'associer aux «voisins de repas», à la fois, trop proches et trop distants, ne fût-ce que symboliquement, c'est-à-dire en sacrifiant, par exemple, aux formules de civilité habituelles («bon appétit !» ou selon une autre forme d'expression : «Hommes assemblés, approchez ! Venez m 'assister ! Venez communier avec moi, au nom de Dieu !» — «Que Dieu te rassasie !») ; n'osant pas manger dans un isolement délibéré, c'est-à-dire en prenant le parti d'ignorer l'assistance, il ne reste plus aux résidents placés dans cette situation contradictoire qu'à manger «honteusement», tête basse, parmi les autres mais pour eux-mêmes, faisant ainsi l'apprentissage de la fonction purement organique et individualiste de la prise de nourriture, au préjudice de la fonction sociale du repas comme acte de communication. On comprend de la sorte, à la fois, la hâte avec laquelle les résidents absorbent souvent leurs repas et aussi l'application qu'ils mettent à accomplir cet acte privé qu'ils sont contraints d'effectuer en public. Faute de pouvoir s'isoler dans leur chambre pour manger tout seuls — ce que le règlement intérieur des foyers interdit —, ils «s'isolent» en eux-mêmes et se réfugient dans le mutisme : debout en quelque coin obscur de la «salle à manger», tournant le dos aux compagnons, ou bien assis maladroitement et timidement au bout de la table, de côté, sur le bord de la chaise (jamais de la manière assurée de ceux qui s'assoient face à leur assiette), ils prennent l'air faussement appliqué de celui qui est tout entier absorbé par sa tâche — c'est sérieux de manger, cela dispense de se rendre compte de ce qui se passe autour de soi.

Pour échapper à cette situation à laquelle on ne s'habitue que difficilement, il n'est que deux comportements possibles : ou bien, mais ce ne peut être qu'exceptionnel, s'efforcer de redonner, le temps d'un repas convenu longtemps à l'avance, préparé ensemble et en abondance, sa valeur de commensalité et sa fonction de fête au partage de la nourriture ; ou bien, le plus souvent, s'épargner la corvée morale du repas public en lui substituant un «casse-croûte» ou un «café» (en réalité, l'équivalent d'un petit-déjeuner) qui peuvent être pris dans la chambre, au risque d'aller à rencontre du règlement. Plus généralement, le foyer comme mode de logement fait partie de tout un système social et culturel ; à ce titre, il impose l'adoption d'un style de vie qui n'est pas à la portée de tous les résidents. Habitant un univers avec lequel ils n'arrivent pas à se familiariser vraiment, ils s'y sentent, de leur aveu, «comme noyés et comme désorientés» et vont à travers les espaces collectifs (le hall d'entrée, les couloirs), généralement d'un endroit précis à un autre et toujours à des fins bien déterminées, «en se tenant sur les bords» (i.e. en rasant les murs). Ce sont, d'ailleurs, toujours les mêmes résidents, en nombre restreint, qu'on retrouve un peu partout dans le foyer, occupant les lieux intensément et largement, et avec le plus de naturel ; et ce sont aussi les mêmes qui s'isolent dans leur chambre où ils passent la presque totalité de leur temps libre (72% des résidents des foyers de la Sonacotra, selon une enquête réalisée en 1973). Indifférents au confort relatif (objectivement plus grand que dans le logement en meublés et garnis), aux équipements et à l'animation, dans lesquels ils ne sont portés à voir qu'un supplément de charges, d'entraves et de servitudes ou, du moins, surtout dans le cas des activités d'animation, l'expression de préoccupations qui leur sont étrangères, ils retournent contre le logement toutes les raisons d'insatisfaction, se plaignant en particulier de la cherté du loyer (20).


Le foyer comme lieu de travail social


A sa fonction initiale le «foyer pour travailleurs immigrés» ajoute une «action socio-éducative» et devient ainsi le lieu d'un intense travail pour la «bonne adaptation», d'abord au logement, plus largement, à toute la vie sociale. Héritière d'une longue tradition de «travail social» qui semble avoir trouvé, à travers ces «nouveaux pauvres», un nouveau public et un nouveau champ d'application, l'oeuvre pour le logement des travailleurs immigrés est, d'abord, une affaire de «philanthropie» : en effet, parce que les foyers sont, en règle générale, la propriété d'organismes de type HLM (à l'exception de la Sonacotra qui est propriétaire et gestionnaire de la plupart de ses foyers), leur gestion ne peut être confiée qu'aux associations, d'origine professionnelle ou caritative, qui ne poursuivent aucun but lucratif, car elles sont les seules habilitées, au regard de la loi, à les «louer ou sous-louer en meublés» (21). Cette action «philanthropique» -au demeurant financée par les fonds publics (par les subventions du FAS notamment)- dont on ignore si elle ne fait que couvrir une entreprise d'une autre nature (et délibérément «policière») ou si, au contraire, elle souffre d'être «pervertie» et détournée de ses intentions premières, n'est possible qu'à condition qu'elle s'accompagne de la croyance dans les fins (philanthropiques) qu'elle poursuit. Cette croyance se nourrit d'une certaine image de l'immigré : c'est parce que le travailleur immigré est isolé, démuni, c'est parce qu'il est, en sa qualité d'étranger et étranger de basse condition sociale, peu familier, «mal adapté» ou «inadapté» aux conditions de vie et de travail, aux mécanismes administratifs, économiques et sociaux caractéristiques de la société industrialisée, qu'il relève d'une action d'aide et d'assistance, de défense et de protection (au besoin, contre lui-même), d'éducation et de formation : le «foyer» loge, bien sûr, mais aussi il divertit, il instruit et forme, il supplée aux carences sociales et culturelles des résidents (le personnel du foyer peut, le cas échéant, faire office d'«écrivain public») ; il aide à effectuer les démarches administratives les plus difficiles, souvent il facilite la recherche du travail ; il peut apporter les premiers soins médicaux (quelques foyers se sont adjoint une infirmerie); il peut dégager un espace particulier réservé au culte (22). C'est parce que l'immigré est considéré, au fond, comme un enfant qu'il est justiciable de l'action éducative du foyer.

Tout immigré qui ne répond pas à cette définition se désigne par avance comme un «mauvais résident» (donc à expulser du foyer) en attendant qu'il se désigne aussi -l'un entraînant l'autre- comme un «mauvais immigré» (à expulser de France). Lieu de résidence, mais aussi espace de vie presque autonome en ce sens qu'il assure l'essentiel des fonctions sociales élémentaires et satisfait la plupart des besoins primaires, le foyer, à la manière d'une caserne, d'un pensionnat ou d'un asile, constitue un «univers totalitaire» au sens de Goffman. C'est ainsi que, à la différence de celui qui s'applique, en droit ordinaire, à un ensemble de locataires ou de copropriétaires par exemple, le règlement intérieur vise non pas seulement à assurer le bon usage collectif des lieux -«en bon père de famille»- mais à instaurer une discipline. C'est au nom de cette discipline intérieure que l'autorité qui gère le foyer se réserve le droit de «renvoyer» tout résident qui enfreint le règlement : l'expulsion d'un résident est conçue comme une sanction pour «indiscipline» et non comme l'expulsion d'un locataire. C'est ainsi que tous les foyers considèrent le fait d'héberger une tierce personne comme une «faute» grave devant être sanctionnée par le renvoi du contrevenant ; même les visites sont étroitement réglementées. Les règlements intérieurs des foyers spécifient tous les conditions dans lesquelles peut intervenir l'expulsion d'un résident ; il n'y est question que de «renvoi..., exclusion..., mise à la porte... immédiats, sans préavis, sans délai» : «Toute infraction au présent règlement sera passible d'une mise à la porte des foyers, sans préavis, du contre venant» (ADEF, article 20 du règlement) ; «expulsion sans préavis (en cas de) faute grave» (ADATARELLI) ; «expulsion immédiate (en cas) d'activité politique (...), d'introduction de livres, images, tracts ou affiches anti-français ou obscènes» (AMTE) ; «renvoi immédiat pour tout résident qui se sera fait remarquer par sa mauvaise tenue» (AFTAM) ; cela sans compter -règle générale de tous les foyers- les cas d'expulsion à la suite de l'hébergement clandestin d'une personne étrangère au foyer : «Le foyer n'étant pas un lieu public, l'accès des locaux aux personnes non munies de la carte d'occupant est soumis à l'autorisation expresse du gérant. Il est strictement interdit à toute personne non munie de la carte d'occupant de passer la nuit dans une chambre» (Sonacotra, article 6) ; «Les visites dans les chambres sont, pour des raisons de moralité, strictement interdites aux femmes. Les visites d'hommes sont admises en semaine, de 18 h 30 à 21 heures, et les jours fériés, de 9 heures à 21 heures, sur autorisation du surveillant du bâtiment» (ADEF, article 11). De plus, comme les employeurs, parce qu'ils ont contribué à leur finan cement, ont souvent tendance à considérer les foyers comme leur «propriété», réservée à leurs ouvriers (ou aux ouvriers de leur industrie), héberger clandestinement une personne de l'extérieur devient un «vol», un acte délictueux, une «injustice» commise à l'encontre des résidents et à l'encontre de tous les salariés de l'employeur ou de l'industrie en question ; on parle, en pareil cas, de «recel» et de «receleurs» («la découverte d'occupants clandestins dans un appartement sera sanctionnée par le renvoi immédiat du ou des receleurs», ADEP, article 19 du règlement intérieur). L'intérêt ne perdant jamais ses droits, quand on vint à atténuer l'extrême rigueur d'un règlement interdisant de recevoir dans les chambres, on dégagea des places supplémentaires (chambres ou lits) pour les «offrir», en cas de besoin, à titre payant (parfois à un prix supérieur au prix pratiqué pour les résidents ordinaires), aux parents et amis (23).

La fonction d'«internat» et aussi la fonction d'«éducation» assignées au foyer se reflètent dans un certain nombre de clauses réglementaires qu'on peut dire «morales». Ces clauses prescrivent l'ordre, la propreté, l'hygiène : «Les ouvriers hébergés sont astreints au respect de toutes les règles courantes d'hygiène et d'ordre nécessaires à la vie communautaire : (ainsi) ils doivent tenir leurs chambres en ordre, ranger leurs affaires dans les emplacements réservés à cet effet» ; «avant l'arrivée des femmes de ménage, les ordures doivent être vidées dans les poubelles d'immeubles, les tables, éviers, réchauds débarrassés de tous ustensiles et objets divers» ; «les W.C. doivent être constamment propres» (articles 7 et 8 du règlement intérieur des foyers de l'ADEF) ; «les occupants sont tenus de se conformer aux recommandations du gérant (...) concernantl a propreté (...), le maintien du bon ordre» (article 4, règlement de la Sonacotra) ; «le résident s'engage (...) à signaler au gérant tout cas de maladie infectieuse ou contagieuse» (Association des foyers de travailleurs des Ardennes, article 5) (24). Les règlements veillent aussi sur la bonne tenue, les moeurs, bref la moralité des résidents : «les jeux d'argent sont rigoureusement interdits dans tous les locaux des foyers» ; «renvoi immédiat (de) tout résident qui se sera fait remarquer par sa mauvaise tenue, qui sera réputé par ses mauvaises moeurs» (AFTAM) et, par-dessus tout, contrôlent les activités internes au foyer de peur que les résidents finissent par se concerter et s'organiser et tentent d'échapper au contrôle qu'on exerce sur eux : «expulsion immédiate (en cas) d'activité politique (ou) d'introduction de livres, images, tracts, affiches, anti français ou obscènes» (AMTE) ; «toute vente d'objets, insignes, journaux, publications ou périodiques est interdite dans le centre (...) ; toute propagande à caractère politique, distribution de tracts, collecte de toute nature est interdite dans le centre» (articles 12 et 13, ADEF) ; «le résident s'engage (...) à n'exercer dans l'établissement aucune action politique, syndicale ou confessionnelle par des réunions, apposition d'affiches, diffusion de tracts» (article 5, AFTA). 

Conséquence directe de ce travail d'imposition d'une discipline, l'application du règlement demande une surveillance de tous les instants ; en conséquence l'administration des foyers se réserve le droit de pénétrer, en permanence, de jour comme de nuit, dans les chambres des résidents : «pour permettre l'application des articles 4, 5 et 6 (soit respectivement l'obligation de se conformer aux recommandations du gérant concernant la propreté, le bon usage des lieux, le bon ordre, etc. ; l'obligation de ne pas cuisiner dans les chambres ; l'obligation de n'héberger quiconque) du présent règlement, le gérant aura la faculté de pénétrer, à tout moment, dans les chambres de l'établissement» (Sonacotra, article 8) ; «les surveillants de bâtiment, les chefs de centre et le personnel de direction sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de faire respecter le présent règlement. A cet effet, il leur est loisible de pénétrer à toute heure du jour et de la nuit dans les dortoirs et de vérifier l'identité des gens qui s'y trouvent» (ADEF, article 18) ; «(le gérant fera de) fréquentes visites inopinées dans les chambres aux heures d'occupation, notamment la nuit» (CALD) ; «le résident s'engage (...) à permettre l'accès des locaux à lui attribués pour les contrôles de la propreté, de l'application des mesures d' hygiène» (AFTA). C'est sans doute la possibilité permanente donnée à l'administration du foyer de violer le «domicile» des résidents qui achève d'ôter au foyer l'apparence d'un logement.

Les clauses comminatoires que comportent tous les règlements intérieurs des foyers sont destinées, semble-t-il, à intimider les résidents, à prévenir et à réprimer les infractions, à punir plus qu'à réparer les préjudices occasionnés. Parce qu'on tient qu'il est dans la nature des résidents d'être portés à enfreindre le règlement, un climat de suspicion généralisée finit par s'instaurer. Elle porte évidemment en priorité sur ceux que l'on considère comme les plus étrangers, les plus «éloignés» des manières d'être et des manières de vivre en France, les moins préparés aux règles de la vie en collectivité, soupçonnés d'être, plus que les autres, enclins à pécher, soit par ignorance, soit par mauvaise volonté, ils se désignent d'eux-mêmes à une application plus rigoureuse des dispositions du règlement intérieur, instrument privilégié d'une action d'éducation : «On conçoit que, s'agissant de collectivités nombreuses et hétérogènes, le directeur puisse moduler intuitu personae l'application d'un règlement assez général» (25). Le personnel du foyer, lui-même, notamment le personnel d'administration de gestion et d'encadrement, sembre être recruté spécialement pour reconvertir dans le «travail social» les dispositions associées à une expérience de «meneurs d'hommes». Si pendant très longtemps presque tous les foyers pour travail leurs immigrés, qu'ils fussent intégrés aux usines, gérés par des organisations sociales ou philanthropique ou cosnstruits sur les fonds publics, ont employé de préférence d'anciens militaires -choisis en particulier parmi ceux qui avaient fait leur carrière dans les colonies-, ce n'est pas seulement pour des raisons «techniques», comme on aime à le dire, mais aussi et et principalement en raison des «qualités humaines» et des compétences qu'on prête à ces hommes, à ces «chefs» comme les appellent «leurs résidents».

«En 1972, une statistique interne de la Sonacotra établissait que, sur 151 directeurs de foyers, 144 avaient effectué une carrière militaire, 93 ayant au moins fait campagne en Indochine et en Afrique du nord, 45 en Afrique du nord, 5 en Indochine. Parmi les 7 civils, 3 avaient eu une expérience professionnelle en Afrique du nord (deux y étaient nés). 141 directeurs avaient donc vécu, à un titre ou à un autre, dans un pays du Maghreb, 14 seulement connaissaient l'arabe» (26). La priorité accordée au recrutement d'anciens militaires comme directeurs de foyers est souvent justifiée par le fait que, compte tenu de leur expérience et de leurs capacités (sens du commandement, connaissance des «moeurs», de la «psychologie» des résidents, connaissance de l'arabe) et de leur âge, ils sont les seuls à accepter les salaires relativement bas qu'on leur offre (même si le logement de fonction est un avantage non négligeable), car ils bénéficient d'une retraite militaire d'autant plus précoce qu'ils ont plus servi sur des terrains d'opérations ; on attend d'eux qu'ils puissent prolonger dans leur nouvel emploi, dans le «civil», ce qu'ils ont été dans le «militaire».

La reconversion à laquelle les invite leur nouvelle profession semble d'autant plus aisée que les résidents des foyers proviennent eux-mêmes des anciennes colonies : «C'est vrai, un certain nombre de directeurs de foyers, ces 'gérants maudits' sont d'anciens militaires ayant longuement servi en Afrique, surtout du nord. Ils sont restés fidèles, ceux-là, aux hommes qu'ils ont parfois commandés (...). Il les comprennent parfois, souvent, mieux que nous. Ils se comprennent beaucoup plus qu'on ne le pense» (E. Claudius-Petit, président d'honneur de la Sonacotra, dans une lettre-plaidoyer pour la défense des foyers et de leurs directeurs).

Ainsi tout inclinait à faire des foyers, si ce n'est des casernes, au moins des maisons d'anciens combattants sur le modèle des «Maisons du soldat» (dar-el-askri). A quoi s'ajoute le poids des circonstances historiques dans lesquelles fut créée notamment la Sonacotra et se développèrent les foyers : la guerre d'Algérie qui justifia, un temps, le souci de «protéger» les résidents contre les influences subversives du nationalisme et de la révolution. L'analyse de ce cas particulier de la politique sociale appliquée aux immigrés qu' est le foyer pour travailleurs permet de saisir les contradictions de la représentation sociale et de l'usage social de l'immigré. Chargée de résoudre les problèmes qu'on dit sociaux, c'est-à-dire susceptibles d'être résolus par une action sociale appropriée, la politique sociale concernant les immigrés forme un tout : dans leur logement comme dans leur chômage ou leurs maladies ou leur retraite, circonstances où les immigrés perdent leur seule propriété intéressante, celle de travailleurs, dans leur formation professionnelle ou dans leur éducation, comme dans tous les cas où il faudrait les traiter en hommes «complets», se révèle ce que l'on attend de ces travailleurs à l'état pur, leur force de travail, toutes leurs autres propriétés n'étant jamais que impedimenta qu'il faut traiter au moindre coût.

Abdelmalek SAYAD
Le foyer des sans-famille
Actes de la recherche en sciences sociales.
Vol. 32-33, avril/juin 1980. Paternalisme et maternage. pp. 89-103.


NOTES

* II peut paraître surprenant qu'un article consacré aux «'foyers pour travailleurs immigrés» semble ignorer la grève des loyers, longue de 1 500 jours, déclenchée notamment par les résidents des foyers de la Sonacotra. Mais, plutôt que de traiter superficiellement d'un fait dont la signification dépasse le cadre strict des conditions de logement, car c'est le statut même de l'immigré qui est en cause, il a paru préférable de s'en tenir à l'analyse des fonctions sociales assignées, non sans contradictions, aux foyers, en espérant éclairer par là l'enjeu réel du conflit, c'est-à-dire le fond même des revendications des résidents, ainsi que les limites de ce qui peut leur être «concédé» sans que soit remise en cause la définition qu'on se donne de l'immigré.

1— «Logement» et «travail» sont, ici, une autre manière de nommer les autorisations de séjour et de travail qui font dépendre l'existence de l'immigré de deux pouvoirs, celui qui réglemente son séjour en France (le Ministère de l'in
térieur), mais à condition qu'il soit au préalable en règle avec l'exigence de travailler, et celui qui réglemente son travail (le Ministère du travail), mais à condition qu'il soit au préalable quitte à l'égard de la réglementation du séjour.
2— Outre la justification qu'elle apporte aux pires conditions de logement — «on ne peut faire mieux compte tenu du prix qu'ils peuvent payer», «la compatibilité avec leurs ressources» étant l'un des arguments les plus fréquemment invoqués pour servir d'alibi à toutes les médiocrités —, la représentation sommaire qu'on se fait du travailleur immigré soucieux avant tout d'économiser le plus possible dans les délais les plus courts (travailler le maximum et dépenser le minimum) est tellement forte que, le vouant une fois pour toutes à sa condition de misère, elle interdit de le considérer comme un consommateur, voire comme un consommateur privilégié dans certains cas.
3— C'est ainsi, par exemple, que la Sonacotra écrit : «On verra que les contraintes surtout de prix, n'ont permis d'offrir que des chambres doubles, séparées en deux par une cloison légère. Jusqu'en 1966, aucun texte, même réglementaire, ne définissait les logements-foyers. C'est pour quoi, la Sonacotra, créée en 1956, a d'abord construit des immeubles d'appartements familiaux F5 ou F6 aux normes du Crédit Foncier de France». Sonacotra, Dossier 4 : le point sur les foyers, septembre 1977, p. 5.
4 —«Afin d'assurer aux résidents une relative intimité (c'est-à-dire au moins une isolation visuelle), en maintenant un prix de journée compatible avec les ressources des immigrés, la Sonacotra a obtenu l'autorisation de couper en deux les chambres de ces logements familiaux (...). Ainsi, 9 ou 10 personnes ont été logées dans chaque appartement (...) La Sonacotra s'est ensuite attachée à aménager des chambres de 9 m2 (...). Les prix de ces foyers se révélant trop élevés pour la plupart des travailleurs immigrés, la Sonacotra a de nouveau obtenu l'autorisation de couper en deux les pièces de 14 et 15 m2 (normes HLM 1972 pour 2 personnes). A partir de 1974, elle n'a plus mis en chantier des foyers de ce type (...). Actuellement la Sonacotra envisage (...) de porter la surface de quelques chambres de F6 à 9 et 10 m2 en supprimant les cloisons. Ce projet se heurte au fait que ces foyers sont très fréquentés, si bien que le «desserrement» ne concerne jusqu'à présent que de rares établissements (...). En ce qui concerne la taille des chambres, compte -tenu des ressources des résidents et des possibilités de financement, il y avait deux solutions : construire soit de petites chambres individuelles, soit des chambres collectives spacieuses. Les dirigeants de la Sonacotra ont adopté la première solution (...)». En conséquence, le patrimoine de la Sonacotra se distribue ainsi : 28 917 F6, soit 37% sous la forme de chambres de la plus petite superficie (4,5 m²), 40 401 F 1/2, soit 5 1,7% sous la forme de chambres de 7 ou 7,5 m², et seulement 5 973 F 1 , soit 7,7% sous la forme de chambres plus spacieuses parce que n'ayant pas été divisées (cf. Sonacotra, op. cit. , p. 5).
5— Aussi prolongé et aussi continu que soit le séjour de l'immigré, il reste défini par tout le monde et vécu par l'immigré lui-même comme provisoire ; pour l'analyse de la genèse et des fonctions de la fiction ainsi entretenue, voir : Les trois «âges» de l'immigration algérienne en France, Actes de la recherche en sciences sociales, 15, juin 1977, pp. 59-79.
6— Comme par exemple, la possibilité qui est donnée aux résidents de préparer leurs repas non pas, bien sûr, dans leur chambre, mais dans la grande cuisine-salle à manger collective prévue à cet effet ; le fait de pouvoir faire sa propre lessive ; le fait d'avoir, à défaut de personnel affecté à l'entretien des chambres, à faire son ménage, balayer soi-même sa pièce, faire son lit, etc., toutes choses qu'on a peine à accepter dans le cas de l'hôtel, les unes étant interdites, les autres assurées par l'hôtel.
7— «Logement -foyer» semble être la dernière dénomination adoptée ; elle a tendance à se substituer, dans le langage officiel (projet de loi portant création d'un contrat de résidence, rapport de la Commission d'étude pour les foyers de travailleurs migrants, textes de la Sonacotra, etc.), à l'expression «foyer-hôtel», parce qu'elle semble moins dépréciative, moins stigmatisante et peut-être aussi incline-t-elle à réhabiliter la fonction propre de logement quelque peu oubliée dans les foyers.
8— «Le logement -foyer apparaît comme spécifique. Son fonctionnement s'apparente à celui de certains autres types de logements, mais jamais complètement. Ainsi, le logement-foyer n'est pas un logement nu puisque précisément il est meublé (...)». Il ne peut être non plus un «logement meublé, ne serait-ce qu'en raison du caractère partiellement collectif indéniable de la vie en foyer (...)», ni même un hôtel, puisque celui-ci, en plus ou malgré «le caractère hôtelier de son exploitation..., offre des prestations supplémentaires, de même qu'un mode de vie finalement différent..., des garanties (moins) insuffisantes..., une résidence principale (...). Un logement-foyer est en définitive un mode de logement spécifique» (Commission d'étude pour les foyers de travailleurs migrants, Présentation du rapport de la Commission Foyers pour travailleurs migrants, Paris, avril 1979, p. 7. Cette commission est souvent désignée sous le nom de Commission Delmon ; Pierre Delmon, membre du Conseil économique et social en était le président).
9— Commission d'étude pour les foyers de travailleurs migrants, op. cit. , p. 10.
10— C'est souvent explicitement que la résidence dans lé foyer est subordonnée au travail, de manière générale (c'est le cas des foyers de la Sonacotra), et au travail dans une branche d'activité ou un type d'industrie particuliers, dans le cas où la construction du foyer a été financée en partie par les employeurs de ces secteurs : «pour être admis au foyer-hôtel de ..., il convient de justifier d'un emploi régulier ou de la qualité de travailleur bénéficiant des prestations des institutions de la Sécurité sociale» (art. 1, règlement intérieur de la Sonacotra) ; «les foyers du bâtiment hébergent les ouvriers du bâtiment appartenant à la fédération parisienne du bâtiment, célibataires ou ayant accepté d'être logés comme tels... Les ouvriers sont admis dans les centres d'hébergement à la requête de leur employeur... Les chefs d'entreprises délivrent sur les chantiers des tickets d'hébergement...» (art. 1, 2 et 3, du règlement des «Foyers du bâtiment»).
11— GISTI, Les foyers pour travailleurs migrants, Paris, CIEMM, 1979, p. 18.
12— La Sonacotra, par exemple, affirme s'être donné comme objectif d '«obtenir un prix de journée compatible avec les ressources des immigrés, le coût journalier du logement représentant environ une heure de travail par jour» (Sonacotra, op. cit. , p. 4).
13— «Cela tient à un ensemble de raisons, mais surtout à la cherté des terrains «bien situés» et à l'hostilité fréquente des populations et de leurs élus» (Sonacotra, Dossier 4, septembre 1977, p. 7). Certes, une explication technique peut toujours être avancée pour rendre compte de la répartition des foyers à travers les communes et au sein de celles-ci à travers les quartiers : répartition des activités industrielles occupant une grande masse de main-d'oeuvre immigrée, souci de rapprocher lieux de résidence des lieux de travail, localisation des terrains disponibles, prix du terrain en fonction de sa localisation, etc. Sans être totalement fausse, cette explication prend la forme d'une justification a posteriori ; au mieux elle expliquerait la discrimination dans l'espace, mais elle ne saurait être complète dans la mesure où elle occulte la fonction sociale dont est investi l'espace ou, ce qui revient au même, la discrimination qui s'opère par l'espace. L'inégale répartition des foyers et par suite des populations immigrées à l'intérieur d'une même région a fini par devenir l'objet d'une polémique rendue publique entre les municipalités qui se renvoient la charge qui n'est pas seulement financière (ou ne l'est que secondairement) d'héberger un foyer pour travailleurs immigrés : les unes, estimant supporter la totalité du «coût» (politique, social, culturel) de la présence des immigrés sur leur territoire sans en avoir, en compensation, la totalité des bénéfices, puisque ces derniers profitent à la nation entière (certaines diront qu'elles n'en tirent que des préjudices et aucun avantage), réclament une répartition plus équilibrée des foyers ; les autres, communes généralement non ouvrières ou très peu ouvrières, se montrent soucieuses de sauvegarder l'intégrité de leur paysage social et architectural et refusent par conséquent toute forme d'habitat qui leur amènerait une nouvelle forme de «pollution» (sociale).
14— «II y a en eux (les Nord -Africains en France) des contraires à concilier. D'un côté, ils désirent se regrouper parce qu'isolés (influence de VUmma) ; d'un autre côté, ils sont individualistes par nature (avec des réactions collectives d'ailleurs, par suite de l'influence du régime patriarcal)». ESN A, art. cit.
15— On a trop souvent affirmé que les Arabes, habitués à vivre toujours ensemble, sont incapables de loger individuellement dans des logements individuels - ils ne peuvent même pas ou ils ne savent pas, car ils en ont peur, dormir chacun dans sa chambre personnelle —, pour ne pas présenter comme un progrès acquis (dû, en partie, aux nouvelles conditions de vie dans l'immigration) le fait que les travailleurs immigrés préfèrent le logement en chambres individuelles, même petites, plutôt qu'en dortoirs ou en chambres collectives. Et il aura fallu les résultats d'une enquête pour que la Sonacotra, par exemple, se convainquît de cette évidence : «d'après une enquête réalisée par la Cofremca en 1973, 92% des travailleurs interrogés (87,7% d'entre eux sont originaires du Maghreb) estimaient qu'il était très important d'avoir une chambre individuelle». (Sonacotra, op. cit. p. 4).
16— C'est le sort qui a été fait, notamment, à l'une des revendications, certes mineure, du «Comité de coordination des foyers en grève des loyers» et qui portait sur la répartition des dépenses collectives : si les résidents réclamaient l'individualisation de la tarification des consommations d'eau , de gaz, d'électricité (ce que l'organisation même du foyer interdit pour des raisons techniques, pareille éventualité ayant été exclue d'emblée) et la séparation entre le loyer et le coût des services communs, inégalement utilisés (puisque certains services ne concernent qu'une minorité de résidents), ce n'était là, assurément, que l'expression d'un «individualisme» excessif et de mauvais aloi, une revendication méprisable de «gagne-petit» dont les effets négatifs — elle lèse chacun individuellement et elle porte préjudice à la communauté — l'emportent sur les effets positifs, la petite économie de dépenses réalisées par quelques-uns.
17 — Ces conditions sont généralement mentionnées dans presque tous les règlements intérieurs des foyers. Ainsi le contrat de résidence proposé par la Sonacotra stipule : «Pour garantir la bonne exécution de ses obligations, le résident verse, à titre de cautionnement et contre reçu, la somme de ...» (article 4, dépôt de garantie).
18 — C'est d'ailleurs là un thème plus général qu'on retrouve dans un grand nombre de situations analogues, toutes les fois que le changement d'espace ne s'est pas accompagné d'un changement de dispositions à l'égard de cet espace et plus radicalement d'une réorganisation totale du système des pratiques et des représentations sociales ; c'est le cas de certains immigrés passés du meublé au foyer comme c'est le cas des familles des bidonvilles relogées en cités d'urgence ou de transit et a fortiori dans les HLM (cf. P. Bourdieu, Algérie 60, Paris, Éd. de Minuit, 1977, p. 110- 112).
19— Sonacotra : Société nationale de construction de logements pour les travailleurs ; FAS : Fonds d'action sociale pour les travailleurs migrants .
20— La revendication, apparemment obstinée, de loyers moins élevés et surtout le refus, accompagné d'un sentiment de malaise, de se rendre aux raisons comptables qu'avancent les gestionnaires pour justifier les prix pratiqués, ne se comprendraient pas si on ne se souvenait que la protestation porte, non pas sur la valeur absolue du loyer, mais sur sa valeur relative : le loyer n'est pas tellement cher pour lui-même, il est trop cher pour ce qu'est le logement en foyer ou trop cher en raison de ce qu'impose ce logement.
21— Même si cela doit autoriser certaines associations de ce type à ne pas considérer les résidents comme des locataires mais seulement comme des «hébergés» (contre paiement d'un loyer, bien sûr) : «les cités et les foyers d'hébergement étant construits dans un but social et non lucratif, tout travailleur qui y est admis acquiert la qualité d'hôte hébergé dans un hôtel-immeuble et ceci à titre précaire et temporaire et non comme locataire» (ADATARELLI, association de la région lilloise gérant 4 000 lits).
22— Sur les 240 foyers que la Sonacotra présente au public, tous disposent d'au moins un poste de télévision, tous -à l'exception d'un seul- d'un bar, 183 d'un lieu de rencontre pour les résidents ; 180, 83 et 35 foyers comportent des activités respectivement de loiáirs, sportives et culturelles ; 202 foyers sont signalés pour les leçons d'alphabétisation qu'ils donnent à leurs résidents ou pour la salle de cours prévue à cet effet, dix pour la formation complémentaire et dix autres pour l'apprentissage en ateliers qu'ils peuvent dispenser ; 239 foyers sont dits en mesure d'assister les résidents dans leurs relations avec l'administration ou pour leur embauche ; 42 foyers comportent une mosquée. Les gérants des foyers ne se contentent pas de «gérer le sommeil» des résidents : ils «maintiennent des relations continues, non seulement avec l'environnement immédiat et plus spécialement le quartier, mais aussi avec toutes les instances publiques ou privées susceptibles de les y aider» ; «ils facilitent de façon constante le contact des résidents avec les entreprises de la région, les centres de formation professionnelle, les services sociaux, les organisations et groupes utiles à leur promotion» (Sonacotra, Dossier 4, les foyers et les services).
23— Les aménagements de ce type sont souvent présentés comme la marque de la tolérance ou du fair play des associations gestionnaires des foyers : «le samedi et le dimanche, le nombre de convives dans les salles à manger est très supérieur au nombre des résidents. Malgré les dépenses supplémentaires en eau, gaz, électricité (dépenses supportées pourtant solidairement par les résidents) qui résultent de cette solidarité, les directeurs ferment les yeux» (Maison du travailleur étranger, ronéo, de l'association, juin 1975,P. H).
24— On ne peut que se réjouir, après cela, des résultats obtenus : «Le personnel logé par nous s'est dépouillé de l'aspect sale et déguenillé qu'affichent malheureusement beaucoup de Nord-africains (...). L'ouvrier propre et bien habillé se sent digne, nous est attaché et nous sait gré de l'avoir soustrait au gargotier exploitant qui demande 6 000 francs (anciens) par mois pour une chambre sordide et exige autant pour une maigre pitance» (UIMM, La main-d'oeuvre nord-africaine et son emploi dans les industries des métaux, n°2, 1952, p. 35).
25— Sonacotra, Les résidents des foyers-hôtels de la Sonacotra, enquête de la Cofremca, 3 vol., août 1973 et avril 1974 vol. l,p. 73.
26— M. Gimsy-Galano, Le non-droit des immigrés : la
Sonacotra, Politiques aujourd'hui, 5-6, 1979, pp. 19-30.


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